Carte blanche au Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne :
« La Grande Guerre a 100 ans. Peut-on écrire aujourd’hui une histoire globale de la Grande Guerre ?  »
Compte-rendu de Jean-Michel Crosnier

Table ronde, modérée par :

Jay Winter, professeur à l’Université Yale, co-fondateur de l’Historial de Péronne, qui coordonne actuellement la publication de la Cambridge History of the First World War, à paraître en 2014

Avec comme intervenants, tous membres du comité scientifique de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne :

– John Horne, professeur d’histoire moderne et contemporaine au Trinity College de Dublin, et membre fondateur de l’International Society for First World War Studies
– Gerd Krumreich, professeur émérite de l’université Henri Heine de Düsseldorf
– Anne Rasmussen, maître de conférences en histoire à l’université de Strasbourg, spécialiste de l’histoire sociale et culturelle de la médecine, de la maladie et de la santé publique aux XIXe et XXe siècles. Ses travaux actuels portent sur les relations entre maladies infectieuses, politiques de santé publique et Première guerre mondiale
– Laurence Van Ypersele, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Louvain, spécialiste de la 1ère Guerre Mondiale et de l’imagerie politique

JW : « Nous venons d’écrire à plusieurs mains une histoire globale de 14-18, dont le 1er volume est paru en octobre 2013 sous le titre : « La 1ère Guerre Mondiale. Combats » chez Fayard , et qui paraîtra en janvier en un volume à la Cambridge University Press.
Que signifie « histoire globale » (« global history ») ? Les historiens de la GG viennent depuis 25 ans des différents pays belligérants, ils ont appris à travailler ensemble et à confronter leur expérience nationale du conflit au travers de nombreux thèmes d’étude, sur d’autres pays que le leur. Il s’agit maintenant d’un projet transnational, dans la mesure où ces historiens « migrants » ont confronté leurs conceptions sans qu’il s’agisse d’uniformisation. Ainsi les questions de traduction du français à l’anglais de la Global history ont parfois posé des problèmes difficiles à résoudre ! D’autre part, il est clair depuis longtemps que la guerre n’a pas été que franco-allemande, ni même seulement européenne, dans la mesure où les empires ont été touchés, que le Japon est intervenu même si les champs de bataille sont restés pour l’essentiel confinés à l’espace européen. Nous avons ainsi abordé pour la 1ère fois l’Amérique latine dans un chapitre ; nous avons des approches qui vont de Bombay à Vancouver. »

JW se tourne vers GK, dont il sait les désaccords avec le projet : « Quelle sorte de dialectique pour les recherches futures entre international et transnational ? Où commence-t-on la recherche ? Avec quelles archives ? Par ex. l »histoire des migrations est-elle nationale ? Et celle des maladies ? La grippe espagnole a-t-elle un passeport ? Comment faire cette histoire sans une équipe transnationale ? Nous sommes une équipe ; peut-on faire aujourd’hui l’histoire seul comme historien ? Tout le monde ne peut pas être aussi brillant qu’Eric Hobsbawm… »

GK : « L’esprit fondateur de notre groupe depuis 25 ans, c’est la contradiction !
Notre esprit s’en est trouvé rajeuni au fil des années… Mais pour moi, il n’y a pas de science transnationale mais des axes comparatifs. Jay ne peut se mettre dans la peau d’un Allemand, moi dans la peau d’un Français ! Quand nous avions écrit avec Jean-Jacques Becker « La Grande Guerre, une histoire franco-allemande », la difficulté a été pour nous de comprendre que l’autre n’avait pas un point de vue insensé ! Et nous avons pu faire progresser la recherche. Lire notre livre fera par exemple découvrir au lecteur le point de vue d’un Allemand sur le déclenchement du conflit. Donc des démarches internationales, mais pas transnationales. Les démarches consensuelles sont vouées à l’échec, comme le musée de l’histoire à Bruxelles… »

LVY n’est pas d’accord avec GK : Pour elle, il existe bien des thématiques transnationales, même si les spécificités sont bien réelles.
Il y a bien des questions « larges », qui concernent tous les belligérants : par exemple, les zones occupées de la Belgique ne peuvent être dissociées de celles de la France ; l’approche comparative ne suffit pas dans le cas du deuil : qui sont les endeuillés ? Comment vivent-ils la perte de leurs proches ? Comment l’Etat s’occupe-t-il de cette question inédite par son ampleur ? L’instauration du Soldat Inconnu à Paris et à Londres, c’est en 1920. Et pourquoi seulement en 1922 à Bruxelles ? Les Belges ont exprimé leurs réticences : s’étant considérés à la fois comme victimes et vainqueurs et ayant compris que leur point de vue était secondaire lors des discussions de Versailles, ils ont en conséquence réaffirmé leur spécificité en ne s’alignant pas systématiquement sur le point de vue de leurs puissants alliés. Ce qui ne les a pas empêchés au final d’avoir eux aussi leur Soldat Inconnu, sous la pression des endeuillés. L’histoire du deuil écrite de façon transnationale permet de mettre en perspective des attitudes nationales et un récit commun qui ne sont pas irréductibles l’un à l’autre.

AR fait une d’abord une incise sur l’histoire des sciences.
La question des sciences tient un discours sur elle-même toujours double : la science est par nature universelle. Pasteur dit qu’il n’y a qu’une chimie. Mais en même temps la science s’institutionnalise en temps que corpus inhérent à la Nation à la fin du XIXème siècle ; pendant la guerre la mobilisation culturelle creuse les écarts nationaux comme stéréotypes. La question des échelles encore peu étudiée lui semble pertinente à étudier. Si on prend l’exemple de la grippe espagnole, l’objet est transnational : espace et flux de circulation le sont, ce que Emmanuel Leroy-Ladurie a appelé l’unification microbienne du monde, mais les acteurs du temps la pensent comme nationale avec l’idée d’une responsabilité. Or c’est pourquoi la crise épidémiologique la plus grave de l’époque contemporaine ne fera pas l’objet de politique sanitaire par exemple de la SDN et de sa commission d’hygiène.

JH : « Peut-on étudier le transnational et comment ?
En tant qu’Anglo-Australien habitant depuis 30 ans en Irlande et travaillant sur la France, en essayant de faire de l’histoire comparée, je me sens concerné. Je me sens à la fois historien « migrant » et « exclu » en tant qu’étranger. Pourtant, il me semble qu’il y a un certain réductionnisme à parler de l’histoire depuis son statut national. Les nations ont une histoire, certes mais courte, et pas encore d’histoire totale. 14-18 n’était pas seulement une guerre entre nations, mais une guerre entre nations et empires. Mais le problème n’est pas la. La question importante pour moi, c’est comment l’historien se construit une multiple identité pour travailler. Les historiens ne migrent pas seulement dans l’espace, mais dans le temps. Que fait-on quand on remonte dans le temps ? N’est-ce pas la même démarche de s’approprier un temps et un espace différent ? Je ne vois donc pas la difficulté d’adopter de multiples identités. Quelques exemples et l’enjeu de tout cela : prenons le centre et les marges. Le centre c’est le conflit occidental. On voit des armées nationales certes, des éléments coloniaux, mais aussi des stratégies qui s’échangent, face à l’impossibilité de l’offensive victorieuse, inscrite dans la technologie de la guerre. Le début de solution de 18 est dans la caractéristique transnationale de la guerre elle-même, dynamique clé qui a transformé cette guerre et le monde qui s’en est ensuivi.
Si on prend maintenant l’exemple des marges en 14-18 que les empires britanniques et français ont avec leur approvisionnement ultramarin, toute cette richesse qu’ils pouvaient faire venir et concentrer sur le Front occidental. Or c’est ce qui conduit les Allemands à exploiter avec dureté les vastes territoires occupés, faute eux, d’en avoir ? Ici on compare des questions séparées mais qui ont à voir entre-elles dans une perspective directement transnationale. »

Questions du public :

Qu1 : La GG, guerre de nations ou conflit international ?
GK : Guerre de l’Europe dans le monde, ou guerre mondiale ?
Guerre de l’Europe exportée dans le monde entier ? Mais si la guerre s’était arrêtée plus tôt, aurait-on parlé de guerre universelle ? C’est une question épistémologique complexe.
JH : La guerre ne s’arrête pas à la fin des combats.
Nous avons un chapitre « la guerre après la guerre » qui va jusqu’en 1923 et qui concerne l’implosion des empires notamment russe et ottoman. La décolonisation a ses origines dans l’issue de la Grande Guerre. Celle-ci fait éclater le cadre mondial !
JW : La guerre a été une guerre impériale.
4 empires ont disparu ! La violence de la guerre a continué dans d’autres parties du monde. Un chapitre a été écrit par John Horne sur les crimes de guerre. Environ 5 Millions de victimes après guerre (Chine, Corée).

Qu2 : Quid de la position particulière de l’Alsace-Lorraine dans les commémorations du Centenaire ?
JH : A la sortie de la guerre, les commémorations portent à la fois sur la culture de la victoire et du deuil dans des pays divers.
Les marches introduisent de la complexité pour la commémoration.
Les 2 parties de la Moselle, comme celles du Trentin-Haute-Adige envisagent de faire des commémorations en croisant leurs expériences parallèles. Mais c’est justement une chance de ne pas juxtaposer ces mémoires longtemps parallèles.
JW : Les Polonais sont en train de construire l’histoire nationale de leur soldats « transnationaux » de 18 à 21…

Qu3 : Nous vivons dans une époque d’affaiblissement des Etats-nations, est-ce que votre entreprise n’entre pas en résonance avec cette vision du monde en réduisant le rôle des nations dans la manière dont vous traitez ce conflit ?
JH : L’Historial a été créé pour mettre en perspective l’histoire nationale de 3 nations-empires. Ils s’agissait de créer un espace international qui prenne en compte les visions nationales. L’étape que nous franchissons, c’est d’aller vers le global.
LVY : L’historiographie avance car nous changeons de monde. Les gens des années 20 ne pouvaient le comprendre. C’est le cadre mental qui est le nôtre aujourd’hui, de notre demi-siècle de paix commune qui nous amène logiquement à la constitution d’une histoire européenne, sans chercher à diluer les histoires nationales.
AR : Les questions que les historiens se posent sont les questions de leur temps, tout en gardant la compréhension des contemporains.
JH : Nous les historiens, sommes devenus sensibles à l’autre, l’ancien ennemi, à la compréhension profonde de ses motivations de l’époque. Je viens d’Australie, je vis en Irlande, je travaille sur notamment sur la France. Lors de mon travail sur les atrocités allemandes dans les zones occupées, j’ai choisi de raconter aux habitants l’histoire de leur village martyr de 3 façons : la première fois du point de vue d’un habitant, la deuxième, celui à l’échelle des populations de la zone occupée, la 3ème, celui d’un soldat allemand. Nous devons en tant qu’historiens développer ce que j’appelle « une empathie froide ».

Conclusion de GK : Bon, soyons consensuels, mais Marc Bloch notre maître à nous tous, l’a dit : pour faire l’histoire transnationale, il faut faire un terrible effort de compréhension…

A méditer !