Anonymes biographiques, biographer les anonymes.
Salle des conférences, château royal de Blois.
Nicolas Offenstadt, maître de conférences à l’Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, auteur de L’Historiographie, Poche 2011 et avec Patrick Boucheron de L’Espace public au Moyen âge , Stock, 2011.

Yves Poncelet, diplômé de l’EHESS, auteur de Pierre l’Ermite, prêtre, journaliste à la Croix et romancier, éditions du Cerf, 2011.

Modérateurs:
Emmanuel de Waresquiel, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, spécialiste du XIXe, auteur de Une femme en exil, Félicie de Fauveau, artiste,amoureuse et rebelle, Robert Laffont, 2010.

Joëlle Dussault, IGEN

Mise en ligne Anne Ernault

Emmanuel de Waresquiel présente différentes formes d’anonymat.
L’anonymat diffère suivant le temps considéré, et n’est pas seulement une absence ou un déficit de sources comme pour les crieurs publics étudiés par Nicolas Offenstadt.

L’anonymat peut aussi être dû à une rupture de mémoire, pour des personnages appartenant à des collectivités négligées, des vaincus de l’ histoire, oubliés de l’historiographie. Se pose la question de pourquoi les sortir ou non des souterrains de l’histoire. Ainsi Emmanuel de Waresquiel a retrouvé des sources oubliées concernant Félicie de Fauveau, preuves d’une rupture de la mémoire.

Nicolas Offenstadt retrace l’historiographie des biographies d’anonymes.
Ce phénomène incarne une tradition critique par rapport à l’historiographie dominante. On peut distinguer plusieurs branches.
Dans les années 60 et 70, l’histoire orale recueille les témoignages de paysans pour sauver des mémoires de mondes qui se perdent; les témoignages des ouvriers retracent la lutte ouvrière. Le mouvement commence d’abord aux Etats-Unis puis se poursuit en France et en Allemagne.

Les années 1980 voient l’apparition des autobiographies populaires. Les éditions Maspéro publient alors les souvenirs de guerre de Louis Barthas. Pour la première fois, la parole est donnée à un soldat du rang. Ces personnages accèdent à un statut quasi égal à ceux qui ont des sources écrites.

Le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, initié par Jean Maitron puis poursuivi par Claude Pennetier sauve tous ceux qui avaient responsabilité du monde ouvrier.
Il pose la question de l’articulation entre le singulier et le collectif. Le Maitron incarne la charnière entre la tradition marxiste et la volonté de sauver des anonymes.

La place du contexte historique dans les biographies est aussi problématique. Jusqu’où le contexte envahit-il la biographie des anonymes?
Ne serait-ce pas une sorte de choix de construction, un prétexte à des propos généraux?
Est ce un artifice pour nous intéresser au thème?

Comment choisit-on la biographie d’un anonyme?
Yves Poncelet répond qu’il n’a pas vraiment choisi son sujet, il désirait seulement travailler sur le catholicisme avec René Rémond. Celui-ci lui a conseillé de se consacrer à Pierre l’Ermite, persuadé qu’Yves Poncelet le connaissait.

Pour Emmanuel de Waresquiel, le choix de faire la biographie d’une sculptrice romantique du XIXe relève de l’histoire des sources et du questionnement et par goût pour l’histoire des gens décalés qui vivent deux temporalités en même temps. L’anonymat de Félicie de Fauveau est en effet dû à la rupture des temps: elle vivait dans le temps du Moyen Âge. Sa correspondance avec Félicie Jacqueline en 1832 révèle ainsi qu’elle employait les termes d’«écuyer» et de «maître» pour caractériser leur relation épistolaire. Félicie de Fauveau est une combattante d’une cause perdue après 1830. Elle s’est battue en Vendée à droite et ainsi reprend les thèmes de la fidélité et de l’honneur dans son oeuvre. C’est le rapport entre le combat politique et sa transcription dans la sculpture qui a intéressé Emmanuel de Waresquiel. L’anachronisme entre le monde du XIXe et le rêve d’une alliance quasi parfaite du trône et de l’autel l’a faite tomber dans les oubliettes de l’histoire.

Yves Poncelet évoque l’anonymat segmenté de son personnage, suivant les cercles d’appartenance. Pierre l’Ermite est à un moment entré dans l’anonymat pour avoir défendu les vaincus du catholicisme, ceux associés à une légende noire des opposants à Vatican II.

Pour Nicolas Offenstadt, le choix d’un crieur public correspond à l’articulation entre un questionnement et une source. dans le cadre de son habilitation, il cherche à définir ce qu’est la politique populaire au Moyen Âge à travers les crieurs publics. Lors de son travail dans les bibliothèques publiques de Laon, il rencontre dans les sources plusieurs fois la mention de Jean Gascogne sur 45 ans, de 1440 à 1485. On apprend qu’au final, Jean Gascogne est dispensé d’impôt car il avait bien servi la ville pendant des années et était vieux. Nicolas Offenstadt a été intéressé par les notions de fidélité de droit à la retraite, de promotion sociale.

Pourquoi ne pas étudier l’ensemble des crieurs de Laon? Pourquoi choisir la singularité dans la collectivité des crieurs publics?
Le nom de Gascogne à Laon évoque la problématique des migrations. Nicolas Offendstadt parie que la description dense d’une personne apportera plus et sera plus subtile que l’étude des séries sur les crieurs publics.

Quelles difficultés particulières posent les biographies d’anonymes?
Emmanuel de Waresquiel précise que son cas d’un anonyme de la mémoire est différent des crieurs publics, anonymes des sources. Il n’a pas rencontré de difficultés particulières; juste comme toute biographie, la question des thèmes que l’on va filer dans le récit.
La question se pose de convaincre les éditeurs.Les historiens pourront-ils ouvrir des portes nouvelles par rapport à des tendances moutonnières des éditeurs? L’éditeur ne se demande pas en quoi l’anonyme peut apporter ou contredire de l’histoire des personnages officiels.

Pour Yves Poncelet, l’Abbé Loutil (Pierre l’Ermite étant son nom de plume) possède des souvenirs de la Commune jusqu’au referendum de de Gaulle. Il est intéressant car il rencontre les médias de masse et décide de les utiliser. Il écrit dans chroniques dans La Croix, ses livres connaissent un fort tirage. Comme il a été célèbre, des traces ont été conservées et donc on dispose de renseignements sur un prêtre diocésain du début du XXe. Cela permet de voir la culture paroissiale.
A l’inverse d’autres personnages, Yves Poncelet a croulé sur les sources: 187 notices, correspondance conservée… Il faut donc résoudre le problème de donner sens à cet amas de papiers qui correspond à cette fin du XIXe où on a beaucoup publié. L’itinéraire de Pierre l’Ermite est indissociable du passage a l’écrit de masse.

Nicolas Offenstadt ajoute que la biographie d’un inconnu offre beaucoup plus de libertés que celle de grands hommes où l’on est prisonnier du carcan de l’historiographie précédente et où sa marge interprétative est très faible. Dans le cas de Jean Gascogne, il peut passer 45 pages à se demander pourquoi on l’appelait «le Rat». Par ailleurs, ce qu’il connaît de la période lui permettra de combler les trous afférents à 25 mentions de trois lignes dans les sources. La personne de Jean Gascogne permet de s’interroger sur l’histoire des représentations: pourquoi cet homme qui balaie le marché a-t-il été désigné pour apporter un cadeau à Louis XI? Question qui restera probablement sans réponse…

Yves Poncelet souligne le paradoxe entre l’absence de la description du fors interne et l’extraversion donnée à l’écriture publique. Yves Poncelet a ainsi eu des difficultés à percer l’individu. Pierre l’Ermite dit en effet la souffrance du catholicisme face à l’anticléricalisme, mais on ne sait pas s’il partage cette souffrance. Ainsi, le statut de l’anonyme est important : l’abondance de sources ne permet pas forcément de percer la psychologie.
La publication de l’ouvrage a été problématique. La Bonne Presse -aujourd’hui Bayard- s’est demandé pourquoi faire une biographie d’un personnage «has been», représentant du catholicisme de combat qu’on voudrait oublier. Le livre a finalement été publié par les éditions du Cerf, tenues par des Dominicains.

En conclusion, quel est l’intérêt pour l’Histoire des biographies d’anonymes?
Félicie Fauveau est très atypique. Emmanuel de Waresquiel partage l’avis de Walter Benjamin pour lequel l’historien serait bien avisé de brosser à contresens le poil trop luisant de l’Histoire. Il faut étudier des personnages rejetés des biographies de l’Histoire.

Nicolas Offenstadt se demande s’il pourra reconstituer une vie populaire du Moyen Âge. Il souligne l’intérêt de Jean Gascogne par rapport au Menocchio de Carlo Ginzburg qui n’est pas un véritable anonyme car il a eu un procès. De même, Martin Guerre est connu pour le problème d’usurpation de l’identité. De plus, ces personnages bénéficiaient d’un certain état financier. Jean Gascogne ne paie pas de taxes tellement il est petit socialement.

Pour Yves Poncelet, ce travail a renforcé sa conviction de la liberté des acteurs.

Joëlle Dussaut évoque ses travaux sur la biographie de Robert Lacoste, présenté dans les sources comme «le fils de l’institutrice du Var». Elle évoque son enquête sur cette femme qui lui a permis de s’interroger sur la vie des instituteurs au XIXe. Ainsi elle a découvert que les instituteurs mutaient de gré à gré en courant d’année; certains déplacements à travers la France posent aussi question.

Anne Ernault