Par Jacques Lévy

Chaque année, l’université de Lille 1 organise un cycle de conférences visant un large public, « Les rendez-vous d’Archimède ». Le thème de l’année 2015-2016 consacré aux cartes et plus précisément à l’idée que « La carte invente le Monde » se veut pluridisciplinaire comme le notait Jean-Philippe Cassar, professeur, vice président de l’Université Lille 1, chargé de la culture et du patrimoine scientifique en introduction de cette première conférence du cycle.

S’il n’est donc pas question de réserver la carte aux seuls géographes, c’est pourtant avec un représentant de choix de la discipline que s’est ouverte la soirée du 13 octobre, Jacques Lévy, professeur à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne dont Marc Dumont, professeur à l’université de Lille 1 a fait l’élogieuse présentation en rappelant la réédition de son « Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés » et son profil d’universitaire engagé sur la question des territoires et de leur devenir.

Jacques Lévy introduit son propos à l’aide d’une photographie prise à Gjirokastër en Albanie, représentant une petite fille saisissant un oiseau la regardant, elle même regardant dans une autre direction. Cette capture de l’instant, du côté immédiatement accessible de l’image photographiée fait écho à la lecture d’une carte.

Pour définir la carte, Jacques Lévy s’appuie sur quatre éléments :
– la carte est un espace : en ce sens, toutes les cartes sont vraies,
– la carte est une image : elle nécessite une lecture instantanée, globale, et donc non séquentielle, ce qui conditionne sa façon de l’appréhender,
– la carte est un énoncé : de l’analyse visuelle à l’argumentation, en passant par la corrélation,
– la carte est une médiation : le thème et le fond de carte relient un texte et un contexte. D’où parfois, et même souvent, le décalage entre le fond que l’on a pu choisir et le thème que l’on va y mettre, sans avoir forcément finement pensé le lien entre les deux.
Dans l’analyse, l’intervenant précise que rares sont les cartes sans fond (à l’image des cartographies du métro qui présentent des relations réticulaires sans fond ni proportionnalité des distances). Il évoque aussi l’idée que le terme « illustration » serait à bannir dans la production scientifique en précisant qu’une illustration dirait les choses moins bien que la réalité elle-même.

Dans un second temps, Jacques Lévy s’attache à cerner le mythe :
– le mythe est une narration, récit ou description : les mythes racontent des histoires et décrivent des mondes,
– le mythe possède une signification simple et forte : les mythes ont longtemps offert des référents sociétaux intégrateurs et stables. Les mythes courts, simples, fonctionnent bien, c’est là leur force,
– la validation du mythe n’implique pas de vérification empirique : en ce sens, le mythe est comparable à une conjecture scientifique,
– le mythe fonctionne sur un régime de vérité particulier plutôt qu’une alternative à la vérité : le mythe est donc compatible ou non avec d’autres régimes de vérité.

Après ces temps de définitions, s’ensuivent des exemples montrant les distorsions entre les découpages politiques et les pratiques réelles des populations (cas des aires urbaines de l’INSEE). Des créations cartographiques alternatives présentent d’autres visages de la ville (les allophiles dessinant la ville compacte et les allophobes le périurbain; les lieux pris en photos par les touristes ou par les résidents à New-York et à Paris modèlent, là aussi, des villes imbriquées mais surtout différenciées). Il y a finalement au moins autant de cartes possibles que d’actions humaines.

Si la carte sert à comparer, à démontrer, elle peut aussi servir à mentir : la cartographie comporte des courants critiquant la conception des cartes (les types de projections qui déforment automatiquement les phénomènes d’emblée) mais c’est surtout l’exagération ou la minimisation des informations contenues dans la carte qu’il faut questionner quand les auteurs choisissent très partialement leurs figurés. La carte sert aussi à montrer différents régimes de vérité : l’exemple du peuple juif, entre mythe et histoire, montre que l’histoire officielle peut avoir tendance à structurer la version « qui l’arrange » et que, sur cet exemple, le sentiment de culpabilité chez les pays occidentaux après la Seconde Guerre Mondiale fait que l’on privilégie la version mythifiée.

L’exposé se termine sur la houleuse question de la récente réforme territoriale française. Au découpage sans consultation des habitants retenu par le gouvernement, Jacques Lévy propose une version travaillée à l’aide des petits « pays » et de leurs liens fonctionnels. Les questions de la salle se sont d’ailleurs essentiellement concentrées sur ce point, notamment la question des dénominations. Là encore, difficile de faire l’impasse sur le poids de l’histoire et, à nouveau, celui du mythe.

La phrase de conclusion sera celle-ci : « La réflexivité est une compétence cognitive de plus en plus irremplaçable. Elle n’est jamais une perte de temps ».

Jacques Lévy, chaleureusement applaudi et salué, évoque enfin le fait que ce sont les chercheurs de Lausanne qui auront à charge le projet européen de cartographie du cerveau où, sur la forme, se posera la question de la 3ème dimension généralement évacuée en géographie mais sur le fond, celle de l’utilité d’une telle démarche : peut-on arriver à une carte type que l’on pourrait « greffer » ?