La ressource en eau est souvent comparée au pétrole dont la pénurie conduirait à une « crise de l’eau » imminente, permanente, locale et globale. De ce constat alarmiste aux guerres de l’eau prédites par certains, il n’y a qu’un pas. Pourtant, la place de l’eau dans les conflits est débattue. Si elle les aggrave, elle en est rarement la cause première, et peut même être un bon terrain de coopération lorsque l’on veut faire la paix. Plus qu’une « crise de l’eau » liée à une pénurie naturelle, la géopolitique de l’eau est gouvernée par des politiques de l’eau déficientes, et par la difficulté à garantir la sécurité hydrique, le tout aggravé par le réchauffement climatique. Mais des solutions pour une « nouvelle culture de l’eau » existent, encore faut-il réussir à les mettre en place.

Intervenants :

David Blanchon, Professeur des Universités – iGlobes, CNRS. Auteur de l’ouvrage récompensé

Modérateur : Jean-Marc Huissoud-Germain, Directeur du Festival de Géopolitique

Introduction de Jean-Marc Huissoud-Germain :

David Blanchon est géographe, professeur à Paris Nanterre, au CNRS, délégué du CNRS auprès de l’université de Tucson Arizona dans le cadre d’un programme global de recherche commun. Il a été nominé l’an passé pour son livre Géopolitique de l’eau, par le comité scientifique du festival, comme le livre de géopolitique de l’année. Ce prix a été décerné en partenariat avec la librairie Decitre, il récompense un livre pour sa qualité informationnelle, pour son accessibilité, et qui apporte des éléments en regard critique par rapport à des idées préconçues ou trop simplistes sur le sujet.

David Blanchon : recevoir ce prix lui a fait très plaisir, ainsi que de savoir que son livre apportait des éléments nouveaux à ses lecteurs. C’est aussi le fruit d’une réflexion collective menée à Paris Nanterre, dans un réseau de plus de 70 chercheurs. Il y a eu un gros travail aussi des éditions Cavalier bleu pour pour aider à simplifier et mettre en perspective.

Il est en Arizona depuis deux ans maintenant.

Jean-Marc Huissoud-Germain : le thème du livre est plus en accord avec le thème du festival de cette année que de celui de l’an passé : la géopolitique de l’eau, entre conflits et coopération. L’eau figure parmi les enjeux globaux mais aussi locaux qui risquent de peser lourd à l’avenir, sur le mode d’utilisation, mais aussi par rapport à la cause climatique.

Quelques éléments de rappel généraux sur la question de l’eau à l’échelle globale : 70 % de la constitution chimique de la planète est de l’eau, c’est la principale composante de la surface de la planète mais aussi une partie de sa masse. Sur ces 70 % d’eau, 2,5 % sont de l’eau douce, et sur ces 2,5 % d’eau douce, 0,35 % sont des eaux de surface. Près de 31 % sont des réserves d’eau souterraine et le reste est de la glace (aujourd’hui).

Sur ces eaux de surface, la captation par l’homme à un moment T est environ 1/10 000ème de la totalité des eaux qui circulent à la surface de la planète. Cela n’empêche pas des inégalités, la question de la rareté de l’eau est une question relative à l’échelle globale. Cependant il y a des inégalités géographiques : des endroits où l’eau disponible est effectivement rare ; mais aussi des inégalités temporelles, selon les saisons dans certaines régions du monde, l’eau est présente en trop grande ou trop faible quantité ; et dans la répartition globale sur la planète : les Amériques et l’Afrique disposent d’une réserve d’eau assez importante par rapport à leur part de population mondiale alors qu’elle est relativement rare en Asie et en Europe.

Concernant la répartition des usages de l’eau qui est captée par l’homme, 70 % est à usage agricole. Mais dans les pays développés, ce sont les usages industriels qui dominent.

Comment peut-on poser intelligemment cette question de l’eau sont tombés dans les facilités et les raccourcis ? Quels sont les défis globaux aujourd’hui ?

David Blanchon : un des premiers objectifs de ce livre était de clarifier ce qu’est cette ressource en eau, car elle est très particulière dans le champ des autres ressources. On parle souvent de « l’or bleu » par rapport à « l’or noir » (pétrole), or ce sont de ressources totalement différentes : l’eau n’est pas comparable aux autres ressources naturelles, ce qui rend son étude géopolitique particulière par rapport aux autres ressources. Elle est renouvelable, il y a un cycle de l’eau. Elle est là depuis environ 4 milliards d’année et elle restera, les changements sont extrêmement minimes, les stocks d’eau sur la terre ne varient pas.

Aussi, cette ressource n’est pas substituable. On peut substituer au pétrole d’autres énergies, alors que l’eau non (pour la consommation, pour l’agriculture…) : d’un côté elle n’est pas renouvelable et de l’autre elle n’est pas substituable. Ce que l’on oublie souvent, c’est qu’une partie de l’eau n’est pas consommée directement, mais indirectement par les aliments. On trouve cela à travers la notion de « Nexus » dans son livre : l’eau est intégrée à la fabrique d’un ordinateur jusqu’à la nourriture. Ainsi, si quelqu’un utilise une centaine de litres d’eau dans la journée de façon directe, il utilise environ 5000 litres indirectement !

L’utilisation de l’eau, la place de cette ressource est tout à fait particulière. Compter les mètres cubes par habitant ne donne qu’une vision partielle des questions liées à l’eau.

Aussi, il y a toute une techno-sphère pour amener l’eau là où on en a besoin : par exemple dans l’Ouest américain, c’est normalement un désert. Mais grâce à des investissements massifs et à des grands barrages, on a suffisamment d’eau. C’est la même chose pour les pays du Golfe : la ressource naturelle en eau de surface est proche de zéro, mais ils ont beaucoup investi dans le dessalement de l’eau. La ressource en mètres cubes par habitant de Dubaï est quasiment infinie puisqu’elle provient du dessalement de l’eau des océans.

Quand on parle de géopolitique de l’eau, il faut bien intégrer à la fois les éléments qui concernent la ressource naturelle, mais aussi la capacité à mobiliser la ressource. Cela devient en fait le point principal, la différence entre les pays qui ont les moyens de mobiliser la ressource (pose des problèmes environnementaux) et les pays qui n’y arrivent pas, par manque d’investissement (Afghanistan, Afrique subsaharienne…).

Jean-Marc Huissoud-Germain : alors que souvent, ces pays ont naturellement de l’eau ?

David Blanchon : par exemple la République Démocratique du Congo ou les pays d’Afrique centrale ont une ressource énorme en eau, mais 64 % de la population n’a pas accès à l’eau du robinet et connaît des problèmes graves d’assainissement, avec des maladies liées à l’eau prévalentes dans ces pays.

Jean-Marc Huissoud-Germain : concernant « Nexus » : comment expliquer cette notion ? Des problématiques interconnectées autour de l’eau ?

David Blanchon : l’idée du terme « Nexus », qui a été introduit dans les années 2000-2010, est qu’il faut toujours prendre en compte le lien eau-énergie-alimentation.

  • Il faut de l’eau pour produire des produits agricoles (alimentation) : 40 % de l’agriculture mondiale est irriguée, donc dépend de barrages, de canaux…
  • Il faut aussi de l’eau pour produire de l’énergie (hydroélectricité comme les grands barrages à Assouan ou actuellement en Éthiopie, qui posent des problèmes géopolitiques).
  • Il faut beaucoup d’énergie pour amener l’eau (par exemple les grands canaux entre le Colorado et Tucson ou Los Angeles dans l’Ouest américain).
  • Il y a un lien entre énergie et alimentation (exemple : agriculture mécanisée).

C’est un peu un triangle avec les trois pôles, les problèmes de l’énergie, de l’eau et de l’alimentation sont extrêmement liés.

Il peut aussi y avoir d’autres dimensions localement, comme le lien eau-terre qui est toujours présent dans les questions de conflits (comme au Proche-Orient : la terre sans eau ne sert à rien et l’eau sans terre n’est pas très utile non plus).

Jean-Marc Huissoud-Germain : il n’y a pas sociétés qui ne sont pas fondées sur une maîtrise de l’eau, sur le rapport à l’eau. C’est très profond sur nos structures sociétales.

David Blanchon : « L’eau est le miroir d’une société » : l’organisation sociale se répercute dans la gestion de l’eau, par exemple, dans les sociétés très égalitaires, la gestion de l’eau et égalitaires et dans l’autre sens quand les sociétés sont très inégalitaires, l’accès à l’eau est très inégalitaire. Aussi, les problèmes liés à la gestion de l’eau ont des répercussions sociales très importantes, c’est l’imprécation de l’eau dans la société. Le rapport aux sociétés est très important et particulier à chaque société : généralement, une solution ne va pas pour tout le monde. Souvent, la solution d’un conflit lié à l’eau et de géopolitique de l’eau doit être taillée pour des cas particuliers, il n’y a pas de solution miracle, globale. Chaque système de gestion de l’eau est le reflet d’une société particulière.

Jean-Marc Huissoud-Germain : parmi les idées reçues démontées dans l’ouvrage, il y a celle de la guerre de l’eau. Il n’y a pas de conflit international aujourd’hui totalement hydrique, mais l’eau intervient comme enjeu dans des conflits d’autres natures ?

David Blanchon : on se bat pour l’accès à l’eau, souvent au niveau local plus que régional.  Mais on se bat aussi avec l’eau, comme elle est imbriquée dans ce Nexus, des problématiques énergétiques et alimentaires qui se mêlent à l’eau. Un exemple dans le bassin du Nil où les Éthiopiens sont en train de construire un grand barrage hydroélectrique, le « Renaissance », à la frontière égyptienne. Pour l’Éthiopie, le but est l’énergie. En aval, le Soudan et l’Égypte utilisent l’eau pour l’agriculture et l’énergie. Il y a là un conflit hydropolitique important où l’on retrouve les trois éléments du Nexus (eau-énergie-alimentation). Mais concrètement, le problème se pose essentiellement sur la durée de remplissage du barrage de « Renaissance », sur des questions techniques précises. Une guerre de l’eau directe entre l’Éthiopie et l’Égypte paraît exclue pour le moment, mais l’eau rentre dans un champ de conflits pour une place qui n’est pas le facteur déclenchant.

Jean-Marc Huissoud-Germain : le problème de ce dossier est l’importance et la durée de la baisse du débit en aval pendant la période de remplissage du barrage.

David Blanchon : oui. Le principe est de faire passer l’eau dans le barrage, de la turbiner : il faut donc remplir le barrage, ce qui arrête les crues : c’est une question technique. Quand faut-il remplir le barrage, à quel rythme…

Mais il y a une autre question dans le bassin du Nil que l’on peut étudier, qui est peu connue : le « land and water grabbing » : des pays, notamment les Émirats, ont acheté des droits sur la terre et l’eau au Soudan du Nord.

L’idée du livre n’était pas de minimiser le rôle de l’eau dans les conflits, mais bien de voir comment elle s’imbrique, comment elle vient en facteur aggravant dans les conflits géopolitiques ou en facteur de coopération entre les États.

Jean-Marc Huissoud-Germain : dans le livre, la question de droit international qui peut être mal posée ou mal comprise est celle des eaux transfrontalières et du risque hydro politique qu’elles représentent. Comment cela fonctionne par exemple quand plusieurs États fonctionnent sur le même bassin hydrique, comme dans le Sahel ? Voit-on se profiler des manières de gérer cela ou alors des tensions ?

David Blanchon : concernant les eaux transfrontalières, la plupart des grands bassins versants du monde sont divisés entre États, à part de très rares cas comme en Russie ou en Chine. Le droit international intervient pour essayer de réguler, de donner un cadre général. Il y a beaucoup d’agences de bassins transfrontaliers, notamment en Afrique australe. Tous les fleuves d’Afrique australe qui sont partagés entre différents États ont une commission chargée de coordonner l’action des États. Cela va d’un simple partage de données hydrologiques jusqu’à des projets communs d’aménagement, de gestion de l’environnement… Au niveau technique, cela fonctionne assez bien. Par exemple, sur le Colorado et le Rio Grande, à la frontière des États-Unis et du Mexique, il y a des actions de coopération menées régulièrement.

Dans un bassin versant, coopération et conflits coexistent souvent. Mais globalement, la coopération domine largement.

Jean-Marc Huissoud-Germain : même vis-à-vis de pays décrit comme en situation hégémonique hydrique ? Comme la Turquie ?

David Blanchon : le fait qu’il existe des organismes de coopération n’empêche pas que certains pays, dans ces organismes, ont plus de pouvoir que d’autres. Par exemple, dans le cas États-Unis Mexique, le Mexique est davantage en situation de faiblesse que les États-Unis. La Turquie est un des pays qui fait le plus valoir le principe de souveraineté sur les eaux qui sont sur son territoire. Elle est en position d’amont et contrôle donc assez facilement ce qui passe par ses barrages, ce qui arrive en Syrie et en Irak. Des conflits existent, mais la coopération n’est pas totalement absente dans le bassin du Tigre et de l’Euphrate.

Jean-Marc Huissoud-Germain : selon l’ouvrage, s’il y a un modèle de puissance hydrique qu’aujourd’hui, il est à chercher du côté des États-Unis. De quelle façon les États-Unis pensent leur stratégie de l’eau ?

David Blanchon : Comme dans d’autres domaines géopolitiques, il y a plusieurs échelles imbriquées. Les conflits liés à l’eau doivent se lire de l’extrêmement local (par exemple au niveau d’une ville), au niveau régional (par exemple les conflits entre zones rurales et villes pour l’accès à l’eau), jusqu’au niveau global : à ce niveau, c’est le softpower qui se joue : la façon dont on va influencer au niveau global les politiques générales. Il y a aussi des organismes de coopération internationaux sur l’eau : des pays essayent à ce niveau d’exporter leur modèle leur savoir-faire. Pour les États-Unis, c’était très visible les années 1920 avec l’aménagement du Colorado, avec la volonté par exemple d’exporter leur modèle en Afrique. Actuellement ils sont en retrait sur cette question.

Cependant, la Chine agit comme une puissance globale, puisqu’elle soutient et finance une grande partie des barrages hydroélectriques construits en Afrique. L’eau sert à cette hégémonie globale.

La France a aussi un rôle important dans la diffusion d’un modèle de gestion des eaux urbaines, elle a une influence importante dans les forums mondiaux de l’eau.

Jean-Marc Huissoud-Germain : après Katrina, on s’est aperçu que la gestion du bassin du Mississippi était peut-être problématique. Y-a-t-il une prise de conscience aux États-Unis qu’il faut revoir tout ça ?

David Blanchon : il y a une prise de conscience importante, environnementale, au niveau des états et au niveau local, que le mouvement notamment dans l’Ouest américain n’est pas durable. Il y a une forte volonté de l’adapter avec une forte mobilisation des chercheurs, pour se préparer à une baisse notable de l’eau disponible d’ici une vingtaine d’années. La tentative de réduire la consommation d’eau dans l’Ouest des États-Unis a déjà commencé, notamment dans l’agriculture. Dans le bassin du Mississippi, le risque est différent, c’est celui de l’inondation.

Jean-Marc Huissoud-Germain : Un modèle a longtemps été souligné : San Antonio ?

David Blanchon : c’est là que l’on voit que les questions locales et globales se rencontrent. Il y a en effet des villes qui ont fait énormément pour arrêter la politique de gaspillage. Le recyclage de l’eau par exemple dans les golfs. En effet, on peut utiliser l’eau plusieurs fois. En plus, l’eau revient ensuite dans le cycle de l’eau. Israël tente actuellement de fermer le cycle de l’eau pour éviter le gaspillage.

Questions du public :

  • les cas de coupure d’eau de la Turquie vis-à-vis des Kurdes, ou de l’Azerbaïdjan vis-à-vis de l’Arménie sont-ils de l’info ou de l’intox ?

David Blanchon : c’est à la fois les deux. L’argument de la Turquie c’est que, pendant le remplissage des barrages, le débit en aval est forcément moins fort. La Turquie ne rentre pas dans une politique de coopération inter bassins.

  • Question concernant les Grands Lacs africains et la préservation des ressources en eau face aux tentations d’exploitation ?

David Blanchon : dans cette région, le problème de l’eau n’est pas une question de rareté, l’eau y est plutôt abondante. Les deux problèmes sont la pollution de ces ressources en eau et le problème d’accès à l’eau : 80 % de la population n’a pas un accès minimal à l’eau.

Dans le lac Turkana par contre, il y a des problèmes de rareté et de baisse du niveau au Kenya, en partie à cause de la construction de barrages par l’Éthiopie.

  • Question sur les rapports de force disproportionnés

David Blanchon : il y a des rapports de force disproportionnés, c’est le cas de l’hydro-hégémonie : c’est quand une puissance a tous les moyens concernant l’eau, y compris en ce qui concerne les données (Afrique du Sud, États-Unis, Turquie, Israël, …). C’est particulièrement disproportionné entre Israël et la Palestine.

En Afrique australe par exemple on se sert plus de l’eau pour montrer qu’on est une puissance bienveillante, avec volonté de coopérer. On entre dans un complexe hydro-politique. On se bat aussi avec l’eau et on coopère avec l’eau pour être en position de force sur d’autres domaines.

  • Peut-on s’attendre à une financiarisation de l’eau en Europe sur le modèle californien ?

David Blanchon : le modèle californien n’est pas si financiarisé que cela. Cela dépend de l’échelle. Les marchés de l’eau en Californie sont limités, la gestion de l’eau dans les villes telles que Phœnix est publique alors qu’il y a des délégations de service public en France. L’eau est parfois l’objet de régulations qui sont très anciennes. Dans l’Ouest américain par exemple il y a des droits sur l’eau qui datent de la fin du XIXe siècle.

Jean-Marc Huissoud-Germain : l’eau reste gratuite, en dehors de son acheminement et de son traitement ?

David Blanchon : c’est ça. La question de l’eau est complexe : ce n’est pas parce qu’elle est gratuite qu’elle n’a pas de coût.

  • Les pays du Golfe peuvent-ils être un modèle ?

David Blanchon : oui et non. Le modèle des pays du Golfe est le dessalement. L’eau de la mer est pompée, elle passe par une membrane pour donner de l’eau potable de façon quasi illimitée, avec des effets environnementaux importants au niveau de l’énergie. Les pays du Golfe peuvent se le permettent car ils ont beaucoup d’énergie et d’argent mais ce n’est pas un modèle pour les pays qui ont peu d’énergie et de capacité d’investissement. Cela peut marcher localement pour des pays comme Israël, ou des îles touristiques…

Jean-Marc Huissoud-Germain : en plus, c’est contestable environnementalement.

David Blanchon : c’est surtout le CO2, le coût énergétique qui est problématique. Cela crée localement des problèmes environnementaux importants, mais par rapport à l’impact d’un grand barrage cela reste limité. Le coût de cette eau n’est pas rentable pour l’agriculture par exemple.

Jean-Marc Huissoud-Germain : finalement, dans la question de l’eau il y a beaucoup d’angoisse. Une partie de l’humanité qui serait privée d’eau aurait une espérance de vie de 48 à 72 heures ! La perspective de la privation de l’eau comme une arme envers une population fait très peur. Il y a beaucoup de discours anxiogènes sur des questions de conflictualité et d’appropriation de l’eau. Par exemple en ce qui concerne la surconsommation de l’eau dans l’élevage. Mais il faut nuancer tout cela.

David Blanchon : la question actuelle de la géopolitique de l’eau, ce n’est pas le risque de manquer d’eau mais c’est qu’une grande partie des habitants de la planète manque d’eau actuellement. 800 millions de personnes n’ont pas accès à l’eau minimale qui est seulement de 25 litres par personne et par jour à moins de 200 mètres ! Et c’est la partie émergée de l’iceberg : 4 milliards de personnes n’ont pas un accès à l’eau suffisant, qui permette une vie quotidienne telle qu’on la connaît en France, en raison de coupures d’eau, d’eau de mauvaise qualité… Certes, le réchauffement climatique va aggraver le problème de l’eau, mais il est déjà très présent actuellement.

Aussi, on focalise souvent les questions de géopolitique de l’eau sur les questions entre États, mais elles se posent fortement au niveau local et régional. Par exemple, des paysanneries locales sont privées d’eau à cause de l’agro-industrie qui pompe l’eau souterraine. Finalement, les questions géopolitiques entre États ne sont que la résultante de conflits locaux qui n’ont pas été résolus.

De plus, la question environnementale est importante : on ne manquera pas d’eau en quantité, mais l’accès à l’eau de bonne qualité risque de poser un gros problème d’ici 20 à 30 ans. Par exemple en Chine où il y a une grosse ressource en eau, on constate une forte dégradation de la qualité de la ressource.

Jean-Marc Huissoud-Germain : La Chine représente 21 % de la population mondiale et seulement 7 % des ressources en eau potable mondiale. Avec un risque de diminution de la ressource hydrique par exemple dans le bassin de l’Himalaya avec le réchauffement climatique.

David Blanchon : c’est différent entre la Chine du Sud où il y a beaucoup d’eau et la Chine du Nord où la ressource manque. Il y a des transferts du Sud vers le Nord grâce à des technologies disponibles actuellement, mais à quel coût environnemental ? Non seulement les grands barrages posent problème sur les écosystèmes des fleuves, mais en plus il y a le problème du  sur-pompage des eaux, et de la baisse de la qualité avec la pollution.

Actuellement, on a un modèle technologique qui permet de résoudre les problèmes en termes de quantité d’eau, mais va-t-on vers des modèles plus résiliants qui ont moins d’impact géopolitique ou alors va-t-on vers une fuite en avant ?

Jean-Marc Huissoud-Germain : il faut donc une évolution technique, des investissements, des accords internationaux, des arbitrages : ce sont les conditions sine qua non de la sécurité hydrique de demain ?

David Blanchon : cela dépend des types de pays. Ainsi, dans les pays où la population n’a pas accès à l’eau, l’investissement est un élément très important. En revanche, dans les pays du Nord, il faudrait changer de modèle, passer d’un modèle social-culturel où l’on apporte le plus d’eau possible tant qu’on a la capacité technique, à un autre modèle qui serait plutôt vers une moindre consommation, vers une meilleure utilisation de l’eau.

L’eau est presque en avance par rapport à d’autres systèmes : l’idée qu’il faut économiser la ressource est bien ancrée. Actuellement, les gens consomment moins d’eau qu’il y a 20 ans dans les pays du Nord, y compris dans l’Ouest américain.

Conclusion de Jean-Marc Huissoud-Germain :

La question de l’eau reste une question ouverte, qui va être déterminée par de nombreuses évolutions, par exemple les évolutions des régimes de précipitation. Il faudrait aussi poser la question de la soutenabilité de l’urbanisation croissante de l’humanité.

David Blanchon : pour le moment, le problème de l’eau est d’abord agricole. Les villes du Nord consomment peu par rapport au reste (20% des ressources), et en plus la consommation dans ces villes diminue rapidement de 2 à 3 % par an. Mais dans les villes du Sud cela augmente car il faut avoir l’accès à l’eau, il y a là des enjeux de santé publique importants. Faire la balance entre l’impact environnemental et la santé publique est très compliqué dans les pays du Sud.