En proposant une communication portant sur une région finalement très peu connue du public et des praticiens mais marquée par de nombreuses représentations exotiques et fortement ancrées dans l’imaginaire européen (nous n’avons qu’à reprendre l’album de Tintin au Tibet, qui se passe au Népal en réalité, pour s’en convaincre, ou encore visionner les films 7 ans au Tibet de Jan-Jacques Annaud ou Kundun de Martin Scorcese), Cédric Ferrier s’assure une audience importante. Et il est vrai que ce matin la salle A 305 est fortement remplie pour venir assister aux analyses de ce spécialiste des Indes sur l’évolution urbaine de la cité de Lhassa plusieurs orthographes du mot existent, nous retiendrons celle-ci pour le reste de nos propos.


Avec l’annexion du Tibet par la République Populaire de Chine en 1951, provoquant finalement la fuite du 14ème Dalai lama en 1959, le territoire va être peu à peu un enjeu d’aménagement du territoire chinois : Lhassa va se transformer progressivement en ville chinoise. De quelles manières s’est déroulée ce processus et quel en est le résultat actuel ? Voici la teneur du propos de notre conférencier ce jour.

Une brève présentation de la région : ce que l’on appelle le grand Tibet (la région historique) se divise en plusieurs provinces (Chang Thang-U, Tsnag, Kham et Amdo). Du point de vue géographique cet espace mesure 4 millions de km carré (soit 1/4 du territoire de la République Populaire de Chine). C’est donc un cadre géographique très vaste, d’autant plus quand nous prenons en compte l’enclavement naturel du lieu.

Cependant si l’on parle de Tibet ce n’est pas simplement une considération géographique mais aussi une donnée culturelle qui offre une identité à ce territoire. Cette unité culturelle tibétaine se fait déjà à travers la langue, commune à l’écrit bien que connaissant d’énormes diversités linguistiques à l’oral rendant difficile la compréhension. Cette unité se fait aussi à travers la perpétuation d’un mode de vie nomade ou encore par l’unité religieuse (90% de la population pratique le bouddhisme tibétain) qui permet de tisser des liens via les pèlerinages. Elle se fait de plus à travers la gastronomie (consommation du tsampa sorte de farine d’orge grillée ou encore de thé au beurre de yak).

La population s’auto-définit de cette manière comme tibétaine et cette particularité est reconnue en République Populaire de Chine : ils sont une nationalité, c’est à dire une minorité. Ce statut induit de nombreuses contraintes, notamment sur les voyages : les déplacements sont énormément contrôlés et quasiment impossibles en dehors du territoire de la Chine. Nous comprenons donc bien que de fortes discriminations sont pratiquées sur les populations tibétaines et ce territoire, découpé administrativement à la suite de l’annexion en 1959, tout en conservant Lhassa comme capitale administrative de la région autonome.

I) Lhassa, capitale historique du Tibet

A, Fondation de la capital du Tibet impérial

Lhassa est fondée par le 1er empereur du Tibet, Songtsen Gampo au VIIIème siècle. Pourquoi le choix de ce site ? Lhassa se trouve à plus de 3000 mètres d’altitude, dans un fond de vallée traversé par la rivière Kyi, affluent du Brahmapoutre. C’est une situation favorable offrant à la cité une place de carrefour sur les voies de communication de la région, et un facile accès à l’eau. Bien que très élevée, la ville de Lhassa jouit d’un climat marqué par la mousson indienne (entre 1961 et 1990 la température est rarement tombée sous le zéro).

Trois noyaux structurent la ville de Lhassa :

=> La colline du Potala
=> Le temple de Jokhang
=> Le temple du Ramoché

B, Fragmentation politique et capitale intermittente

Ce noyau politique, entouré de deux noyaux religieux, explique le nom de la cité : Lhassa signifie littéralement « la terre des dieux ». Pour autant le statut de capitale est intermittent dans l’histoire et ne sera définitivement fixé que durant le XVIème siècle (1642).

C, Siège du pouvoir du dalaï-lama

Le titre de dalai lama, attribué par l’empereur mongol au dirigeant de l’école du bouddhisme tibétain Gelupka depuis 1578, sera confié à Lobsang Gyatso, dit le Grand Cinquième, en 1642. Le dalai lama devint alors un dirigeant temporel et Lhassa capitale définitive du Tibet. C’est à cette époque que les travaux sur la colline du Potala débutent. Palais immense, structuré par la réunion de deux espaces distincts : le palais rouge (siège religieux) et le palais blanc (siège politique), le Potala est le siège du gouvernement tibétain. A cette construction s’adjoindra le palais d’été, Norbulingka (le temple des joyaux) créé au XVIIIème siècle.

Tout change avec l’invasion chinoise en 1951. Lhassa compte alors environ 30 000 habitants et couvre 3 km carré.

II, De la capitale tibétaine à la chinoise

A, Annexion chinoise du Tibet

Les relations diplomatiques entre le Tibet et la Chine sont complexes depuis longtemps. La Chine, impériale d’abord, considère que le Tibet est son obligé. Même si le Tibet proclame son indépendance en 1918 la situation ne change guère dans les faits. Au moment de l’invasion chinoise de 1951 dite de « libération pacifique » le Tibet reconnait l’autorité de Pékin. Les tensions vont alors perdurer jusqu’à la fuite du Dalai lama en 1959 en Inde.

B, Extension urbaine encouragée par les autorités chinoises

L’extension urbaine débute réellement avec l’annexion chinoise. Le territoire urbain ne bouge guère sous l’autorité chinoise, si ce n’est durant la Révolution Culturelle qui frappa durement le territoire tibétain (le Jokhang devient un urinoir et un abattoir). Lhassa s’est véritablement étendue à partir des années 1980. C’est un effort de Pékin pour urbaniser, vecteur de modernisation, c’est aussi moyen de soumission en cassant le mode de vie nomade des tibétains. Si les maisons traditionnelle lhassawa étaient réalisées en pierres et matériaux locaux, les dernières édifications sont faites de béton et d’acier.

Près du Potala les autorités chinoises ont installé une sculpture de deux yaks dorés. Mais le don oblige, et rappelle en permanence la présence de Pékin et sa domination. De même une place de la libération est bâtie en face du Potala où flotte le drapeau de la République Populaire, et qui tourne le dos au passé du palais du dalai lama.

C, Sinisation de l’espace politique et du paysage linguistique

Progressivement, via les migrations, les sinophones prennent de l’importance dans la zone urbaine de Lhassa, notamment dans le centre de la ville.

III) Lhassa, géo symbole et géopolitique du patrimoine

Pour arracher le géo symbole tibétain et calmer les velléités d’indépendance, les autorités chinoises ont souhaité faire reconnaitre le Potala et le Jokhang comme patrimoine mondial de l’UNESCO. De cette manière Pékin tente de faire reconnaitre l’inscription du Tibet dans l’histoire et le patrimoine chinois par l’ONU. De fait des travaux ont été entrepris, mais la pression de l’urbanisation ronge les périmètres de préservation. L’on perçoit alors que la politique chinoise sur placette loin de se vouloir prédatrice du passe culturel tibétain, peut aussi le préserver. Gardons nous alors des visions trop « tibéto-centrées ».

Questions de la salle :

Q1 : Chiffres de la population chinoise ?

CF : Compliqué car tout dépend de qui compte et de ce que l’on compte. Pour la municipalité de Lhassa l’on compte une population de 475 000 habitants, à 80% tibétains. En revanche si l’on prend le district métropolitain la population compte 77 000 habitants, avec plus que 62% de tibétains. Plus l’on réduit le niveau de lecture et plus la proportion chinoise augmente. Tout dépend de quel Lhassa l’on parle.

Q2 : le conflit sino-tibétain ne cacherait il pas une lutte des classes entre grands propriétaires terriens et femmes/pauvres paysans qui peuvent enfin manger à leur faim et se libérer d’une domination féodale ? L’Occident n’aurait il pas trop médiatisé et déformé un Tibet idéal ??

CF : Les exactions chinoises sont évidentes mais pas sur la période 1951/1959. C’est une période ambigüe où les chinois essayent de rallier la population. Ceci dit, le dalaï lama a un bilan communication exemplaire et un bilan politique plus mitigé n’étant pas en position favorable pour engager des négociations (les chinois contrôlent le mausolée des dalaï-lamas et disposent donc d’un moyen de chantage très fort).