La table ronde, dont l’historien Antoine Prost est le modérateur, réunit Cécile Vast, conseillère scientifique au Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon, Jean-Marie Guillon, Professeur des universités émérite, et Olivier Loubes, historien, professeur de première supérieure au lycée Saint-Sernin de Toulouse.

 

En introduction de cette table ronde, Antoine Prost rappelle que Pierre Laborie a été formé au temps où l’école des Annales étant dominante, l’événementiel était rejeté. D’une certaine manière, Pierre Laborie à réhabilité l’événement, défini comme « un fait dont on parle » et comme « ce qui arrive à ce qui est déjà arrivé ». L’événement n’est rien sans la trace qu’il a laissé. Antoine Prost donne la parole aux trois intervenants qui tous ont bien connu et travaillé avec Pierre Laborie. Cécile Vast a suivi son séminaire, Olivier Loubes à préparé sa thèse sous sa direction et Jean-Marie Guyon l’a connu dans les années 1970 alors qu’ils étaient tous deux correspondants départementaux du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

La nature singulière de l’ouvrage

Cécile Vast présente la nature singulière de l’ouvrage Penser l’événement 1940-1945, récemment publié aux éditions Gallimard, dont elle a assuré la direction éditoriale avec Jean-Marie Guillon. Ce recueil d’articles de Pierre Laborie est certes un livre posthume, mais d’une nature particulière. Elle le définit comme « l’un des futurs possibles des projets de Pierre Laborie ». Le dernier livre publié par Pierre Laborie fut Le chagrin et le Venin (Bayard, 2011 et Gallimard 2014). Il s’agissait d’un essai sur les conditions de formation du récit culpabilisant sur les Français des années noires. Il étudiait plus particulièrement la réception du film Le Chagrin et la Pitié. Il fut très déçu de la réception de ce livre. L’absence d’accueil éditorial lui donna le sentiment d’être mal compris. Mais il entendait continuer de travailler.

Ses archives, qui ont été confiées par sa famille au musée de Besançon, témoignent du fait qu’entre 2013 et 2017, il a travaillé à au moins quatre projets d’écriture :

  • Un article, Penser la Résistance, dont on peut trouver le texte aux éditions Canopée.
  • En 2009, à l’occasion d’un colloque Ecrire sous l’occupation, il avait fait un article sur les journaux personnels, qu’il avait l’intention de reprendre.
  • Un essai de réflexion sur la manière dont se construisent les représentations du passé, Les miroirs du Prado.
  • Un récit sur la fabrique d’un historien dont l’enfance en guerre constituait la genèse Une enfance, la mort. L’Histoire. C’est cet article qui clôt l’ouvrage aujourd’hui présenté, un article qui nous donne une clé de lecture de son engagement fort d’historien des années noires.

La question qui se posait était de trouver la manière dont ces travaux, déjà bien avancés, pourraient être édités. Eric Vigne, directeur de collection aux éditions Gallimard, qui avait réédité Le Chagrin et le Venin en 2014, a soutenu le projet de Cécile Vast de publier un recueil. Il y avait 80 textes et articles, il fallait trouver un fil directeur et établir un choix. Il fut alors décidé d’organiser l’ensemble autour du concept d’événement et le titre fut donné Penser l’événement.

Ce livre comprend trois parties :

  • L’historien et l’événement. Cette partie traite de la construction de l’événement et de l’histoire sociale de sa réception.
  • La seconde partie illustre cette réflexion à travers quelques événements clé : l’effondrement de 1940, les rafles de 1942, la mémoire de 1914-1918, les maquis et la résistance, l’épuration.
  • La troisième partie traite de l’écriture de l’histoire comme place et enjeu mémoriel.
Un historien des représentations

Jean-Marie Guillon rappelle que Pierre Laborie est d’abord un historien des représentations, de l’imaginaire social et de l’opinion. Il estime que sa thèse sur le département du Lot est fondamentale (Résistants, Vichyssois et autres. L’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 1944, Editions du CNRS, 1980). Il trouvait insupportable que soit caricaturée une certaine image de la France : Vichy « couvrait tout », on ne parlait pas des occupants. Après que se soit déroulé le colloque Vichy et les Français, en 1990, plusieurs historiens de la Résistance, dont Pierre Laborie et Jean-Marie Guillon estimèrent nécessaire de faire désormais une recherche qui aboutirait à un colloque du même ordre, la Résistance et français. Ce fut alors le début d’une série de colloques régionaux dont le premier se tint à Toulouse en 1993, dont Pierre Laborie fut le maître d’œuvre et qui s’intitula  La mémoire et Histoire. Ces historiens entendaient faire de la Résistance un objet d’histoire comme un autre.

Jean-Marie Guillon Guyon propose alors de citer quelques points sur lesquels le travail et la réflexion de Pierre Laborie ont été essentiels à l’évolution de l’historiographie de la Résistance :

  • La question de la définition de la Résistance est secondaire à son avis. C’est un concept trop mouvant pour être défini, par contre il travailla l’élaboration de quelques critères qui en constituent le noyau central.
  • Il met en évidence l’ambivalence des comportements sur la question des maquis et de l’opinion. Il y avait bien des solidarités qui s’étaient nouées entre la population et les maquis, en particulier la conscience d’une commune souffrance partagée. Rien n’était selon lui plus faux que de présenter la Résistance comme une invention visant à donner bonne conscience au peuple français.
  • Ses travaux sur la mémoire sont fondamentaux.
  • Une réflexion sur la mort. La mort du résistant est une mort consentie dès son engagement. Elle est fondamentalement différente de celle du soldat de 1914-1918.
  • Le poids de la défaite. Ici, c’est Antoine Prost qui insiste sur l’imaginaire construit depuis la Grande Guerre et la guerre d’Espagne : la mémoire nourrit la réception de ce qui est en train de se passer.
« Restituer par les mots les futurs des gens du passé »

Olivier Loubes rappelle que, si Pierre Laborie a publié peu  de livres, il avait un goût très prononcé pour les articles. Il en a fait des dizaines, dont trois articles et 16 notices pour le Dictionnaire historique de la Résistance. Il entend axer son intervention sur le fait que Pierre Laborie portait une grande attention aux mots, il a d’ailleurs publié un petit livre ayant pour titre et pour thème Les mots de 1939-1945. Admirateur de l’œuvre de Marcel Proust, il était aussi nourri par Camus, Sartre, Malraux, Primo Levi, et il fut très influencé par les travaux de linguistique et d’anthropologie. Les mots ont un code culturel, ils permettent une intelligence des temporalités. Les mots du présent posent le problème de l’anachronisme, mais ceux du passé ne sont pas toujours les plus aptes à comprendre l’événement. Il s’est toujours attaché à restituer par des mots les futurs des gens du passé.

Afin de sortir d’une approche qui pourrait être trop abstraite, Olivier Loubes met en évidence pour terminer quelques-uns des mots-concepts qui furent la création de Pierre Laborie et qui sont aujourd’hui des outils d’analyse historique :

  • l’ambivalence, où « penser double », qui n’est pas une ambiguïté.
  • La zone grise
  • Le non consentement
  • L’historien comme « trouble mémoire » (par son savoir critique, il remet en cause les souvenirs), et comme « sauve mémoire » (à sa manière, il participe à la transmission du passé). Son apport a d’ailleurs été important dans la réflexion sur les relations entre historien et témoins.

Pour approfondir le contenu de cette table ronde et aller plus loin dans la connaissance de l’œuvre de Pierre Laborie, on pourra consulter :