Depuis les années 2000 et l’essor de nouvelles technologies numériques, le cybermonde est devenu un véritable lieu de pouvoir, où se mêlent enjeux stratégiques, politiques, éthiques et économiques. La pandémie de Covid-19 a récemment démontré la situation de dépendance des sociétés européennes vis-à-vis des GAFAM et le débat sur la souveraineté numérique est revenu sur le devant de la scène médiatique. Le concept d’autonomie stratégique renvoie alors à la volonté des acteurs politiques et économiques de contrôler leur destin dans l’espace numérique. Mais quelles mesures les États peuvent-ils prendre afin de garantir la sécurité des données des utilisateurs ? Comment organisent-ils leur (in)dépendance technologique ? En quoi les enjeux de souveraineté numérique dépassent-t-ils le simple cyberespace ?

Pour répondre à ces questions qui sont celles que se posent les cyber-professeurs que sont Les Clionautes, Philippe Escande, éditorialiste économique du Monde, a réuni une table ronde avec : 

Jean Cattan, secrétaire général du Conseil national du numérique 

Alain Garnier, entrepreneur et innovateur au sein de l’écosystème numérique français

Joëlle Toledano, professeur émérite en économique et membre de l’Académie des technologies

Mathilde Velliet, chercheuse au programme de géopolitique des technologies de l’institut français des relations internationales (IFRI)

Philippe Escande : Quelle vision avez-vous de cette souveraineté ? 

Joëlle Toledano : C’est d’abord une notion polysémique. Partons de la loi : les grandes plateformes créent des mondes avec une régulation privée, soit revendiquer une gestion mondiale unifiée mais aussi gagner de l’argent, tout ayant sa propre législation. Les GAFAM appliquent donc leurs lois. 

Ma thèse c’est qu’il y a une condition nécessaire mais non suffisante, que nos lois s’appliquent, afin que la concurrence s’exerce. Or la loi « numérique » n’est pas transposable facilement au RGPD, soit la protection de nos données. 

PE : Alain Garnier, vous avez créé une plateforme. Quelle a été votre démarche ? 

Alain Garnier : Pour la petite histoire, je suis un pur produit de l’école de la République en devenant ingénieur informaticien. Un réussite, certes, mais ce secteur n’était pas valorisé à l’époque.

Or aujourd’hui le numérique a « mangé » le monde, avec des grands groupes. N’oublions pas que les États-Unis ont été humiliés dans les années 80 par le Japon qui achetait leurs entreprises à tour de bras tout en fabriquant de l’électronique novatrice (Sony)Se souvient-on de la devise de Sony : « J’en ai rêvé, Sony l’a fait » à l’époque où l’entreprise japonaise dominait le marché mondial de l’électronique ? et des ordinateurs (Toshiba). Ils ont réagi avec les moyens que l’on connait.

Pendant ce temps, l’Europe est restée vassalisée.  Je ne peux placer mes produits à la loyale face à Microsoft par ex. Teams a été donné gratuitement pendant le Covid. Puis il a fallu 4 ans pour que la Cour européenne l’oblige à être payant (4€). Leur plan est simple : d’abord la gratuité, ensuite la prédation du marché avec des pratiques anti-concurrentielles. 

Parallèlement, le modèle US n’est pas un modèle fiable car endetté, et glouton en énergie. La question c’est de savoir combien de temps ce modèle tiendra. Les grosses voitures américaines ont failli elles aussi…

PE : Sommes-nous un continent sous développé numériquement ? 

Jean Cattan : Le Conseil National du Numérique (CNN) devait aider l’exécutif à se renforcer. On a aidé à créer la FrenchTech, un franc succès. Le CNN a ensuite évolué en conseil sur les effets de cette puissance prédatrice, car si l’on y prend garde la volonté du puissance prendra le pas sur la volonté de partage. 

Nous n’avons pas vécu de guerre grâce au projet européen de libre circulation et de régulation de la puissance, pour partager la valeur. Il nous faut donc briser ces Goliaths qui empêchent l’innovation des personnes. Ces entreprises ont passé le tiping point, le moment de bascule qui les rend intouchables et prédatrices pour les concurrents. Nous devons pour cela utiliser les matériaux libres.

Je pense par ailleurs qu’il faut réfléchir au terme de « souveraineté » qui peut faire peur, car sémantiquement opposé au partage, à la collaboration. 

PE : Comment les Etats-Unis maintiennent leur domination ? 

Mathilde Veillier : Les décisions européennes ont été d’abord mal vécues car contraires à l’idéal démocratique américain, mais le changement est venu avec l’administration Biden et avec la menace chinoise. On ne veut pas que l’Europe dicte les règles, mais on s’en inspire. 

La menace chinoise (Tiktok et les données récupérées par la Chine) rapproche les États-Unis de la situation de fragilité de l’UE. Mais les Américains trouvent que les Européens visent trop les GAFAM et peu les investissements chinois…

PE : Est-ce que Google va être démantelé ? 

MV : La Commission fédérale sur le commerce a une présidente qui est favorable à la régulation. Mais la menace chinoise n’incite pas à d’éventuels démantèlements. 

Le terme de souveraineté n’est pas utilisé aux EU sur ce sujet. On parle de politique industrielle et de sécurité numérique. 

PE : Est-ce que le mot « souveraineté » est dévoyé ? 

JT : Les États-Unis n’emploient le mot mais en usent ! Ils ne veulent absolument pas perdre leur hégémonie. 

Entre l’Europe et eux, il n’y aura pas de fermeture économique totale, car nos économies sont très imbriquées. Ce qui est inacceptable c’est le pouvoir que ces entreprises ont d’étouffer la concurrence. Le rôle des pouvoirs publics français et européens est au contraire de la favoriser. Le partage, s’il se fait, se fera donc dans la douleur. Nous avons vu en France que les FAIles Fournisseurs d’Accès Internet : Orange, l’opérateur historique et SFR, Bouygues et Free qui se sont positionnés sur un marché devenu l’un des plus concurrentiels de la planète et en ce sens un des moins chers pour les consommateurs français. se sont régulés après le dégroupage de France Télécom. C’est le principe européen du Digital Market Act (DMA).  

PE : Comment fait-on avec les réseaux sociaux ? 

JC : L’idée, c’est que d’autres puissent être présents sur la plateforme incriminée par la loi. Il faut retrouver le sentiment d’émerveillement comme à l’époque d’ICQ. 

AG : Cela ne suffira pas, Microsoft contrôle la profondeur : si Microsoft ouvre ses API, il se débrouille ensuite pour déstabiliser les plugins. Aucun d’ailleurs ne dure et ce n’est pas un hasard. Il faut donc un gendarme qui exerce une souveraineté juridique. Soit une loi supra-nationale, à l’instar de ce qui s’est fait pour le dégroupage des FAI sur le plan national. N’oublions pas que les consommateurs que nous sommes veulent bien de la souveraineté mais  ne veulent pas perdre leur outil US pratique. Pour beaucoup, Google est gratuit, et c’est l’essentiel. 

PE : Les jeunes entrepreneurs ne veulent pas entendre parler de normes ? Et l’IA ? 

JT : l’IA générative est privatisée avec la R&D des grands groupes. Mais on est pas au bout du chemin et essayer de réguler maintenant est prématuré. 

MV : C’est un enjeu de souveraineté mais aussi enjeu civique et juridique au vu des dommages imposés par ces entreprises. L’administration Biden s’y emploie. 

JT : Peut-être, mais le Congrès ne fera jamais de loi régulatrice avec la guerre actuelle entre les démocrates et les républicains. 

AG : pour faire de l’IA on crée des modèles type ChatGPT. Qui finance la FrenchTech ? Les business angels américains.  Les modèles en dessous, sont visibles, en open source. Mais le cloud est massivement américain. Le Pentagone a fourni 10 milliards de $ aux 3 dominants Amazon, Google et Apple ; la Communauté Européenne, c’est 10 milions d’€… 

N’vidia fabrique les puces idoines pour l’IA générative et a vendu 3 fois plus cher ses puces aux Européens, les groupes US ayant préempté les stocks. Je suis pessimiste pour l’Europe. Comment gagner ce combat ? 

Questions du public :

Q1 : Pour les puces il faut des terres rares et de l’eau ! 

AG : Il faut recréer les filières. En tant que fondeur il faut assumer toute la filière jusqu’au camion qui creuse. Car la France a des gisements de terres rares. 

Q2 : Quid de la souveraineté cyber ? 

AG : 100% vrai ! Cette question est un angle mort du débat.  Il faut diversifier nos clouds. C’est un levier réaliste pour reconquérir notre souveraineté.  

JC : L’IA générative est extractive pour nos données ! Il faut réguler. Ce n’est pas parce qu’on à des responsables timorés qu’il ne faut pas réguler par la norme. Ce sera l’un des enjeux de la future élection européenne de 2024.