Annliese Nef est maîtresse de conférences en histoire médiévale à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, UMR 8167, Orient et Méditerranée. Ses travaux actuels s’orientent sur les débuts de l’histoire du Maghreb islamique.

C’est en lisant un entretien que l’on découvre avec intérêt l’itinéraire de cette historienne devenue une référence dans la connaissance de l’islam médiéval et l’explication de son travail de recherche sur la Sicile. C’est à partir d’un travail de recherche renouvelé sur un auteur ancien très lié à la Sicile, Al-Idrȋsȋ, un géographe arabe qui a élaboré la première géographie de l’Occident rédigée en arabe et qui a travaillé pour un souverain chrétien Roger II de Sicile que Annliese Nef s’est interrogée sur la place et de la transmission de l’apport islamique dans l’Occident chrétien. Dans sa thèsePubliée sous le titre Conquérir et gouverner la Sicile islamique aux XIe et XIIe siècles (B.E.F.A.R.), Rome, 2011, elle a analysé la transition entre les Fatimides et les souverains normands chrétiens installés en Sicile dans la seconde moitié du XIe siècle.Site internet en ligne, « Histoire pour tous », rubrique Entretiens Avec Les Historiens, 1 mars 2011, article consulté le 9 mai 2019. https://www.histoire-pour-tous.fr/livres/3531-entretien-avec-annliese-nef-historienne.htmlElle s’est ensuite intéressée au processus d’islamisation et au passage de l’espace byzantin à l’empire islamique.

C’est dans le cadre d’un atelier pédagogique que l’historienne a été invitée pour aborder un aspect de la question médiévale d’agrégation interne.

L’objet de la conférence d’Annliese Nef est de montrer dans le cadre sicilien au temps des souverains de Hauteville du XIe siècle à la fin du XIIe siècle, dont la population présente la caractéristique de demeurer majoritairement musulmane, les éléments qui expliquent en quoi c’est une expérimentation inédite et comment la nouvelle dynastie est amenée à inventer des solutions originales.

Présentation du contexte historique, politique et culturel de la Sicile à l’arrivée des Hauteville

Au IX siècle l’Italie méridionale et la Sicile connaissent une situation complexe. Dans le sud de l’Italie l’empire byzantin comme la puissance lombarde sont encore présents, et en Sicile occidentale depuis la conquête de Palerme en 831 par les Arabes, se met en place une autorité islamique. Tout cela explique que l’on retrouve à la période suivante, à partir du XIe siècle, du fait de cette présence multiple des différents groupes de population, un christianisme grec, un christianisme de rite latin présent avec les Lombards, un christianisme arabophone, un judaïsme très important en Sicile et la religion musulmane.

La dimension latine a été renforcée à partir du tournant de l’an 1000 avec l’arrivée des Normands dans le sud de l’Italie et dans l’Italie insulaire. Ils s’installent dans un premier temps comme des mercenaires au service des différents pouvoirs locaux. Rendant service ainsi aux différents pouvoirs, Lombards et byzantins et ceci de manière égale, les Normands reçoivent progressivement des terres d’abord en Italie méridionale, à Aversa et Menfi. Autour de ces lieux se sont développées des sortes de concessions féodales qui sont devenues des foyers de conquête. En particulier autour de Menfi c’est installé Guillaume Bras-de-Fer. Il est le fils de Tancrède, seigneur de Hauteville, un lieu situé dans le département de la Manche, qui donnera son nom à la dynastie qui va régner sur une partie de l’Italie méridionale et de la Sicile jusqu’à la fin du XIIe siècle.

Tancrède a douze fils qui vont pratiquement tous venir en Sicile et en particulier deux d’entre eux qui vont s’installer en Calabre en ayant des vues sur la Sicile. Ces derniers vont être appelés par des rois musulmans locaux en Sicile, divisés entre eux, de l’autre côté du détroit de Messine. À partir de 1060, les deux frères, Robert Giscard et Roger vont commencer la conquête de la Sicile, une conquête qui va durer trois décennies. C’est une expansion relativement lente au cours de laquelle vont être mises en place des modalités plutôt négociées que conflictuelles débouchant sur l’invention d’un statut relativement original. Dès les années 1060, pour la première fois il y a une population majoritairement musulmane qui se retrouve sous une domination latine et chrétienne. Les musulmans à l’époque étaient décrits  de deux manières au sein des sources latines, soit comme des idolâtres soit comme des hérétiques (voir les travaux de John Tolan). Dans les deux cas ils n’ont pas droit de cité. On se retrouve devant ce paradoxe entre une population majoritairement musulmane mais assujettie à une population chrétienne et latine ultra minoritaire.

Pour comprendre cette situation entre une communauté minoritaire mais exerçant un pouvoir sur une population numériquement majoritaire et musulmane en Sicile, il faut s’appuyer sur plusieurs sources. Il y a beaucoup de sources à disposition y compris en ligne sur lesquelles on peut s’appuyer. Beaucoup de ces documents ont été retraduits comme par exemple Aimé du Mont Cassin qui rapporte cette conquête. Geoffroi Malaterra, Histoire du Grand Comte Roger et de son frère Robert Guiscard, est une riche ressource que l’on peut utiliser car elle est mise en ligne par l’Université de Caen, avec une nouvelle édition, une nouvelle traduction des textes. Sur ce même site de l’université de Caen a été mis en ligne une autre ressource sur un site intitulé les Mondes normands médiévaux. Les chercheurs de cette université ont mis au point un carnet de recherche Hypothèses, sur lequel on peut trouver une série de ressources très utiles pour la préparation du concours avec des documents faciles à lire et à utiliser. Sur le site de l’université de Caen il y a une autre revue, la revue Tabularia qui est une revue électronique consacrée à l’étude et à la publication des sources écrites des mondes normands médiévaux. Elle est composée de deux rubriques principales : « Études » qui propose des dossiers thématiques ouverts ou des actes de rencontres scientifiques et « Documents » qui publie des pièces de la documentation écrite assorties d’un commentaire. C’est un site conseillé à visiter.

Trois grands souverains issus de la dynastie normande des Hauteville se sont succédé après que les Normands ont mis fin à la domination byzantine en Italie méridionale en 1071et à celle des Arabo_musulmans en Sicile avec la prise de messine en 1061 et celle de Palerme en 1072. Il s’agit de Roger II (r.1112 – 1154), Guillaume Ier (r.1154-1166), Guillaume II (r.1171-1189). Dans ce contexte original il va falloir inventer un système original un nouveau statut juridique et fiscal car les populations musulmanes n’ont pas de place dans le droit romain.

Un nouveau statut juridique et fiscal

Chaque groupe, chaque communauté va être régie par son propre droit. Les musulmans par le droit musulman, les juifs par le droit juif et les chrétiens de langue grecque qui sont présents également en Sicile vont être régis par un droit byzantin. En revanche tout ce qui touche au pénal quelles que soient les minorités, les populations dépendent de la justice royale. Deuxième aspect cela concerne les affaires notariales. Le notariat reprend les règles et les formules propres à ces différents droits associés aux différentes communautés. On a des documents privés écrits en arabe, en grec qui montrent l’application des règles normatives propres à chaque groupe. Le troisième aspect concerne les impôts originaux reprenant ce qui était appliqué aux dhimmis, aux non musulmans, à la période précédente mais appliqué cette fois-ci non plus aux chrétiens et aux juifs mais aux musulmans et aux juifs. Les musulmans doivent payer une taxe de capitation que l’on appelle la jizya ou gesia transcrite en latin de l’époque et un impôt foncier.

C’est dans le rapport entre pouvoir et minorités religieuses et qui va toucher toutes les minorités religieuses que se situe cette politique originale, une expérience inédite sous les souverains normands du XIIe siècle. On peut parler d’œcuménisme religieux c’est-à-dire qu’est coopérée une convergence autour du christianisme et que sont d’intégrés progressivement les chrétiens de langue grecque et les chrétiens de langue arabe, les deux étant rattachés à Rome. Un bon exemple de cette politique est celle qui concerne le christianisme de langue grecque.

La Sicile a été conquise en 30 ans, des conquêtes du nord-est vers l’ouest, de la Calabre passant le détroit de Messine jusqu’à Palerme. La première zone conquise est l’angle nord-est de la Sicile qui est la région la plus grécisée par ailleurs. Dès les années 1070 – 1080, les Hauteville vont faire des donations aux chrétiens de langue grecque, faire reconstruire leurs monastères, et leur donner des terres. Un exemple bien documenté est celui de Fragala. Il s’agit d’un monastère qui comporte des cycles de fresques qui sont relatives à Saint Philippe d’Agira, un saint sicilien. Les fresques se situent dans une église dont l’architecture rappelle par certains côtés l’église de Cluny mais aussi des églises grecques. Elle est ornée de peintures byzantines qui rappellent l’art byzantin du XIe- XIIe siècle, tout ceci dans le cadre d’un cycle hagiographique local. Cela constitue un mélange architectural qui fait l’originalité de cette région de Sicile.

Quant au christianisme de langue arabe, il est présent, il est documenté par quelques inventaires de livres mais il renvoie plus à un christianisme interne à l’île de Sicile que à des chrétiens d’Ifriqiya. Les Hauteville vont mettre en place un pouvoir de type indirect dans la Tunisie occidentale, dans les régions de Mahdia, de Sousse, de Sfax, de Djerba, de Tripoli. Ils vont tenir ces villes pendant quelques décennies au plus, jusqu’en 1160. La documentation concernant cette zone montre que les musulmans payent la gesia. D’autres documents nous renseignent sur les trésors de l’église de Mahdia et sur une autre église de la même ville, un inventaire qui montre la grande richesse de ce trésor. La question est de savoir si les Hauteville ont contribué à financer ce trésor. Il y a à côté de ce christianisme, un christianisme latin militant porté par la restructuration des évêchés en Sicile qui ne reprennent pas les limites des évêchés byzantins antérieurs à la période islamique qui avaient disparu. Ces cadres épiscopaux sont utilisés comme des cadres administratifs. Le souverain de Sicile est en quelque sorte le chef de l’église sicilienne. Il bénéficie de la legatio apostolica. Le pape ne peut pas envoyer de légat sans autorisation du roi de Sicile. Le roi de Sicile tend à désigner les évêques et à en faire ses familiers à la cour. Cet œcuménisme se lit à l’intérieur de la chapelle palatine de Palerme. À l’intérieur du palais royal il y a la chapelle palatine dont le plafond de la nef rappelle l’art islamique.

Un monde sans tensions ?

De fait ce n’est pas le cas, au contraire c’est un monde où les tensions sont récurrentes. D’abord parce qu’il y a des critiques de la monarchie, décrite comme tyrannique, entourée d’esclaves eunuques soi-disant christianisés ou convertis mais soupçonnés d’être en fait musulmans. Cela rappelle un autre texte celui d’Ibn Jubayr qui décrit lors de son passage à Palerme une cour qui est censée être chrétienne mais qui très vite sous le vernis est demeurée musulmane. Un malentendu s’est installé entre les paysans arabo musulmans et les grands latins. Le souverain sicilien concède à ces derniers des concessions fiscales, ou des revenus tirés de l’impôt levé sur les paysans mais qui sont perçues  par ces Latins comme une concession foncière et non fiscale et comme un droit d’imposer leur pouvoir à des Arabo-musulmans qui en théorie étaient propriétaires et libres.

Ce malentendu a entraîné la fuite d’une partie des paysans qui se sentaient maltraités et dépossédés de leur terre. La critique du pouvoir royal va entraîner de la part les Latins des rébellions, notamment en 1161 à Palerme. Ces troubles, ces rébellions s’accompagnent d’émeutes, du massacre d’un certain nombre de musulmans vus comme les alliés, les protégés de la monarchie. Il ne faut pas faire de la Sicile un paradis. Il ne faut pas voir cependant au travers de ces épisodes de violence la disparition des communautés musulmanes. « Il faut au contraire voir dans les politiques menées par les souverains Hauteville au cours du XIIe siècle en Sicile une grande place pour l’invention politique pour la création, une création pas forcément institutionnalisée puisqu’il n’y a pas de terme qui désigne spécifiquement ce statut. »