Michel Nazet est professeur honoraire en classes prépa ECS (lycée Saint-Michel-de-Picpus, Paris), et l’auteur d’une quinzaine de publications depuis 10 ans sur la géopolitique de la Chine, par exemple chez Ellipses (La Chine et le monde au XXe siècle, 2012) ou dans la revue Conflits.

Le thème du 7e Festival de Géopolitique de Grenoble portait sur « les frontières ». La question des tensions aux frontières de la 1ère puissance exportatrice mondiale se pose. Lorsque l’on étudie les dynamiques de l’expansion chinoise, quelle carte prendre en compte d’abord : une carte des tensions militaires ? une carte des relations économiques ? Le double discours officiel chinois pousse à s’interroger sur l’imbrication de ces visions : en 2014, alors que Xi Jinping prononçait un discours apaisé à l’Unesco, la marine chinoise menait en mer de Chine méridionale un certain nombre d’opérations symboliques.

Risk est un jeu de stratégie français, le Monopoly un jeu états-unien qui repose sur les relations économiques. La Chine oriente sa stratégie d’influence sur un double front stratégique et économique qui en montre autant les instruments d’action que les fragilités régionales.

M. Nazet plonge son auditoire dans l’histoire et les traditions chinoises. Un chemin de puissance original dont la dimension territoriale est essentielle : les frontières terrestres sont très larges (+4000 km avec la Russie ou la Mongolie), les frontières maritimes revendiquées sont très étendues (la langue de buffle en mer de Chine méridionale touche l’Indonésie). Les frontières terrestres sont stabilisées depuis 751 (bataille de Talas contre les Arabes), les annexions progressives de la Mongolie intérieure, du Tibet et du Xinjiang a stabilité au XVIIe s. les frontières de l’ouest. Si les tensions frontalières avec la Russie sont réglées, celles avec la Mongolie et la Corée du nord sont en suspens.

En Chinois, frontière signifie à la fois « limite des territoires impériaux », « limite des territoires en cours d’acquisition » et « limite territoriale des rapports de force ».
La « plus grande Chine » fait au milieu du XVIIIe s. plus de 13 millions km2 (dont protectorats et système des bannières). Expansion maoïste de 1950 au Tibet a été un moyen de dénoncer politiquement les traités inégaux des années 1840.

Ces tendances se lisent encore aujourd’hui dans les livres blancs de défense : sécurité des frontières (mais lesquelles ?), unité inachevée (cas de Taïwan), problème des frontières maritimes à imposer (mer de Chine orientale sur les Senkaku-Diaoyu et en mer de Chine méridionale sur les Spratleys et Paracels considérées comme des excroissances géophysiques de Hainan).

Deux mises en œuvre politiques de ces tendances.

1) Une politique « du pourtour », qui ressemble à notre politique européenne de voisinage. Il s’agit d’entretenir de bonnes relations avec les Etats voisins pour faciliter les échanges économiques, par des relations strictement bilatérales (dont favorables à la Chine).

2) La politique de défense passe par un réarmement significatif du pays : sur les Spratleys, la base de l’île Jong-Xu permet de passage d’avions et de navires de plus de 5000 tonnes.

Cette politique extérieure se voit aussi à l’intérieur. Le Xinjiang est vu comme un laboratoire dans les rapports aux Etats voisins et dans la sinisation du territoire : liens avec les pays d’Asie centrale par le projet de Silkroad terrestre qui commence à se mettre en place, appartenance à l’Asean et Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) pour développer une politique de coopération dominatrice avec les Etats voisins, développement d’une colonisation par projets publics, organisation de flux de migrants internes Est/Ouest, et installation de politiques publiques puis d’entreprises.
Dans son approche militaire, la multiplication de revendications rend son efficacité plus complexe à constater. La Chine va loin dans sa volonté d’appliquer et d’étendre le droit de la mer : Senkaku, Paracels, Spratley, îles Natuna avec l’Indonésie, et refus d’un quelconque arbitrage international montrent la volonté de créer des rapports de force bilatéraux. La Chine utilise la technique de la feuille de chou : l’encerclement progressif puis la révélation claire des ambitions.

Source : The Economist, 2012
http://www.economist.com/blogs/analects/2012/08/south-china-sea
Les effets de ces politiques sont-ils efficaces pour la Chine ? Indubitablement dans les relations économiques. Pour les relations stratégiques en revanche, à Taïwan mais aussi au Singapour, en Malaisie et au Vietnam, de fortes résistances s’organisent. Le Kuomintang taïwanais pro-chinois a perdu la municipalité de Taipei pour avoir prôné un rapprochement avec la Chine continentale. Les Etats voisins de la Chine multiplient les relations avec les puissances (Etats-Unis, Japon, UE, Russie) pour éviter un face-à-face complexe.
L’expansionnisme chinois s’est installé d’abord parce qu’il n’y a plus d’Armée rouge pour faire pression à la frontière mongole. Et le nationalisme chinois est entretenu, bien plus vivace qu’à l’ère maoïste. La Chine est une très grande puissance, qui aspire ouvertement au 1er rang et à une hégémonie continentale.

Ainsi, la Chine semble renouer avec son passé (Sun Tzu + Confucius) par un mix d’échanges commerciaux (Monopoly) et d’expression de la puissance politique et militaire (= Risk). Si la tentation impériale est grande, il n’existe pas de réelle volonté impériale dans les esprits. Selon l’historien états-unien French, la Chine utilise les mêmes techniques en Afrique et en Eurasie pour repousser ses frontières. Mais la réalité passe par d’abord par la résolution de questions internes : irrédentisme tibétain, ouïgour, et mongol. Quid des relations avec l’Inde, qui joue l’équilibre entre Etats-Unis et Chine ? Quid de la Russie ? Sans doute prudence russe dans ce qui peut être compris comme un rapprochement dangereux avec la Chine (en Sibérie orientale, forte et croissante population d’origine chinoise).

Dernier point : en 2016, le 8e Festival de Grenoble portera sur « L’Afrique ». Gageons qu’il y sera encore question de puissance chinoise.

QUESTIONS

1) Sur les revendications politiques réprimées à Hong-Kong.
Vitrine de l’action vis-à-vis de Taïwan. Les Chinois sont invariables sur la question de Taïwan, qui doit lui revenir. Législations assez coercitives : en 2005 une loi anti-sécession prône un recours à la force pour récupérer Taïwan.

2) Invasion Taïwan est-elle possible ?
Equilibre avec les Etats-Unis (VIe flotte garantit statut de Taïwan). Rapport de force militaire ? US s’interroge : favorable en puissance du matériel militaire pour les Etats-Unis, mais équilibre car les Chinois ont une stratégie anti-accès avec missiles et porte-avions ; rien dans l’immédiat n’est possible, sauf si les Etats-Unis ne peuvent plus assurer une semblable protection, ce qui serait possible 2020 selon quelques stratèges du Pentagone qui craignent pour leur budget, et même si le budget US est presque 3x > Chine. Si mais un cas de type ukrainien se présentait (sécessionnisme), la Chine envahirait sans doute Taïwan : les Chinois ne changent que peu de politique, y compris sur la question du droit de la mer.

3) Les conflits au Xinjiang.
Au Xinjiang se manifestent des conflits entre Han et turcophones musulmans, liés à la militarisation importante de la zone, à la création d’une administration spécifique qui a la haute main sur le développement économique et le financement des infrastructures (Silkroad), et gère une politique de colonisation Han qui s’accompagne d’une migration ouïgour vers le littoral (migration croisée). Xinjiang signifie « nouvelle frontière » en mandarin. Pas sûr que cette région déstabilise la Chine, le rapport de force démographique en cours est favorable aux Han, et le Xinjiang est une matrice du contrôle territorial et des formes de développement économique impulsées par Pékin depuis les années 1950.

4) Revendications frontières terrestres avec Inde.
Lorsque Xi Jinping a rendu visite au président Modi en Inde, des tirs d’artillerie ont eu lieu à la frontière indo-chinoise. En conséquences une grande campagne de remplacement des hauts dirigeants de l’armée et des services montre la volonté de M. Xi de prendre la main aussi en matière militaire. L’Inde est vécue comme un adversaire (et non comme un ennemi).

5) La diaspora, instrument de puissance ?
En 2000, 1 million de Chinois migraient par an. Dans le dernier ouvrage du journaliste Grésillon (02/2015), nouveaux chiffres : en 2013, 9 millions de migrants sont partis monter des projets économiques au Laos Cambodge Birmanie Afrique. Dans l’extrême-orient russe, de la même manière, la migration chinoise devient une force qui pose question au Kremlin pour préserver les équilibres internes de populations et la pression de l’Etat chinois.

Bref…
La question maritime est la plus chaude : les Chinois ne se sentent pas à l’aise car se sentent corsetés sur les mers. D’où les revendications maximalistes en mer de Chine méridionale (langue de buffle, comme disent les Vietnamiens), avec une argumentation spécieuse : toutes les îles dépendraient de Hainan donc les archipels en dépendent. Marine et aviation chinoise demandent une identification quand passage avions navires (donc compagnies obtempèrent), manière douce d’affirmer son autorité symbolique.

Comme le dit l’historien Claude Chancel, la politique chinoise c’est Risk et Monopoly mais surtout « 1 2 3 Soleil ». La Chine essaie et teste. Les enfants chinois apprennent la géographie avec une carte du XVIIIe où figure la langue de bœuf (reprise d’une carte de la Chine en 1954 où est indiqué le concept de Tangsia : « zones tributaires de la Chine »). Xi Jinping diminue profit armée terre au profit aéronavale et spatiale. L’Inde est embarrassée et mène une politique d’équilibre entre Chine et Etats-Unis pour éviter d’être pris en tenaille. La Chine a un retard de soft power : la menace sans vrais moyens est une manière pour la Chine de réaffirmer sa volonté géopolitique régionale.

Dans les années 1980, Luttwak a publié un livre sur la montée en puissance de la Chine et se demande comment ralentir sa volonté hégémonique – l’idée est ancienne. La puissance US suffit en apparence ; mais si le taux de croissance est ramené à 7-8%, la Chine aura d’autres préoccupations que de s’occuper de l’extérieur (car son taux est sans doute plutôt de 3-4%) : la spéculation née de la diminution du prix du pétrole par l’essor des hydrocarbures de schiste et le conflit américano-saoudien font que le ralentissement chinois est sans doute plus fort qu’officiellement. Une inconnue en conséquence de ces tensions possibles vient de l’opinion publique et tient à la demande d’un Etat de droit (corruption) et à une plus grande liberté d’expression (Internet).

Notes prises par Hugo Billard