Table ronde animée par Pascal Mériaux  avec Jean-Clément Martin, historien spécialiste de la Révolution française et conseiller pour Assassin’s Creed Unity, Laury-Nuria André, historienne et plasticienne interrogeant ici la présence de l’Antiquité dans les paysages, Vincent Berry, sociologue des jeux vidéos à Paris 13 qui travaille sur la relation jeu-apprentissage, Thomas Guindeuil, responsable recherche chez UbiSoft et William Brou, auteur de la chaine YouTube « Histoire en jeux » et professeur d’histoire-géographie.

Pascal Mériaux joueur et professeur d’hg rappelle l’historique de ce qu’il qualifie de « médium culturel mondialisé » depuis les années 90 avec Versailles et la cour du roi Soleil, en passant par Civilization jusqu’aux différents volets d’Assassin’s Creed, et nous invite à nous interroger sur la formidable immersion que représente les jeux vidéos et leur fascination pour nos jeunes élèves. Cet atelier a donc pour objet de rapprocher les recherches universitaires des pratiques enseignantes encore rares et donc précieuses, tant la jeunesse s’est emparée de ce medium : puissance des images que nous interrogerons en tant que chercheurs, historiens, sociologues, et relation / concurrence  à l’histoire comme « machine à remonter le temps » que nous enseignons. 

Questions : le beau et le vrai, est-ce la même chose ? La recherche universitaire peut-elle informer ? Quelles sont les pratiques notamment adolescentes ? Que produisent ces images ? Quelle entrée pédagogique en classe ?

VB : Quel état des lieux des joueurs ? Pour l’enquête sociologique faite en 2014 nous avions pris le jeu dans son acceptation large. Résultats : le Solitaire loin devant ! Donc le mot « jeux » est à différencier. Ensuite, la montée des jeux sur smartphones chez les enfants de plus en plus jeunes puisque l’offre commence dès 3 ans. De 3 à 12 ans les enfants jouent à tout. Par ailleurs, les ados ont des pratiques stratifiées et si les adultes sont joueurs par glissement des âges – les parents actuels ont été jeunes ados – la transmission est faible, le jeu reflétant un principe d’autonomisation très forte des ados. Enfin, la question du genre reste une variable importante et clivante (CandyCrush reste un hit), Il est intéressant de noter c’est que si les jeux auxquels jouent les garçons sont valorisés, les filles ont plus de créativité.

TG : Ubisoft travaille partout dans le monde : Odyssey est développé par le studio de Québec et la partie navale est développée à Singapour avec un bon millier de collaborateurs, américains, canadiens et français. On voit que Unity est anglo-saxon d’où la polémique avec Mélenchon.

WB : les jeux historiques apparaissent dans les années 80, des jeux d’arcade qui ne racontent pas grand chose de l’histoire. Le décollage tous jeux confondus se fait dans les années 2000 avec les premiers « FPS » comme Medal of Honor et les jeux sortis sur la Sony PS2 1ère console véritablement grand public. Au total ce sont environ 1700 jeux « historiques » depuis les années 80. 

L’image projetée montre la domination des jeux faisant référence à l’époque contemporaine, les autres époques historiques se partageant le reste à part quasi égale. Sur les 918 jeux de la période contemporaine, 80% se situent lors de la 2nde guerre mondiale. Une répartition assez éclairante des préoccupations de nos (jeunes) contemporains ; ceci dit une étude un peu plus poussée concernant les représentations et les attendus marketing des développeurs serait utile…

Dans mes classes depuis 6 ans (collège REP, agglomération de Clermont-Ferrand) 90% de mes élèves jouent. Assassin’s Creed et Call of Duty sont plébiscités, garçons comme filles. Les jeux les plus joués ne sont pas de la dernière génération (pb financier ?) et le type de « gameplay » (connaissance des règles, choix des parcours et des personnages) importe aussi.

PM : Mes lycéens jouent tous à Assassin’s Creed ou Fortnite mais garçons et filles pas de la même manière : les filles se baladent dans Unity alors que les garçons se cantonnent à la règle du « Shoot Them All »…

LNA : en référence à son article du Monde en tant que spécialiste du paysage antique : « c’est un beau paysage mais ce n’est pas de l’histoire ». Il n’est pas certain qu’il faille dénigrer le jeu vidéo sous prétexte que sa représentation visuelle est faite de stéréotypes, et les chercheurs présents n’ont pas pour vocation de faire la guerre à ses représentations. Au contraire, ils travaillent ensemble pour vous apprendre à lire une image que vous cotoyez tous les jours. A titre personnel, en tant que spécialiste des grands schèmes artistiques, je remets les choses à leur place (le vrai et le faux), mais en observant tout ce que le jeu vidéo va apporter quant à la richesse d’expression de son imaginaire. Si l’on prend Odysee, le produit est vrai et faux, par contre vous aurez en face l’image mentale du XXIe siècle : on va en apprendre à la limite plus sur nous et la société qui est la nôtre que sur la période historique en question. Le travail historique et artistique est considérable pour des sociétés qui sont vouées à gagner de l’argent… 

PM : Le jeu construit-il alors un nouveau rapport au passé ? La guillotine avec le drapeau tricolore et Notre-Dame en fond, ça dit quoi de l’histoire ?

JCM : Le jeu vidéo, je ne joue pas, je n’y connais rien ! Mais quand Ubisoft m’a contacté j’ai été totalement séduit à l’idée de faire prendre conscience aux enseignants de plus de 40 ans que tous leurs élèves jouent ! Et puis ce public lit de la fantasy, et moi je considère Game of Thrones comme un tournant essentiel dans la représentation de l’histoire-fiction.

Cette image stéréotypée nous parle de notre image de la violence dans l’histoire. Or si l’histoire appartient aux historiens, le passé apppartient à tous ! Si les livres d’historiens étaient tous vrais et les jeux faux, ce serait simple… Nous vivons tous sur des stéréotypes : Charlotte Corday est une affreuse contre-révolutionnaire pour les Français et une sainte pour les anglo-saxons. C’est notre rapport à l’imaginaire du passé qui constitue une bonne partie de ce que nous appelons histoire qui doit être analysé.

Ce qui m’a beaucoup frappé lors de ma collaboration avec Ubisoft c’est qu’un jeu vidéo est destiné à des millions de personnes avec des règles mondiales plus en vigueur chez les Américains et les Japonais que les Français. Un livre d’histoire, c’est quelque milliers, un film quelques centaines de milliers…

Au fait, aucun historien sait ce qui s’est passé réellement concernant la mort de Robespierre le 27 juillet 1794. mais je sais maintenant qui… grâce au jeu !

TG : En tant que conseiller scientifique, je participe à une recherche scientifique des sources en direction de mon premier public que sont les développeurs, ceux-ci n’étant pas concernés par la trame historique qu’ils ignorent la plupart du temps et ce n’est de toute façon pas leur travail. On cherche crédibilité et cohérence pour les enjeux historiques de la période en les conseillant à partir d’une base de documentation la moins discutable possible ainsi qu’un gros travail de recherche de références artistiques. 

LNA : les anachronismes aident à la dimension narrative du jeu de façon nécessaire et productive, à l’instar de l’indépassable série « Rome » – formidable travail historique et artistique – avec le triomphe de César passant devant l’arc de Titus ! Le spectacteur a besoin de reconnaître le forum de Rome ; or nous le connaissons avec le forum de Titus. Laissons  de l’espace à la création et acceptons la dimension « métisse » de ce medium. On n’a pas fini d’échanger là-dessus…

JCM : Tous ces problémes étaient déjà posés dans le roman historique. Cf. Victor hugo et « 1793 »… 

PM : le jeu vidéo, un jeu pour apprendre ?

WB :  je m’inspire des propos de Roger Chartier, un des père de l’histoire culturelle non pas pour étudier le jeu seul mais dans son contexte, ainsi pour Battlefield I je projette plusieurs images (cinéma, BD, centenaire, etc.) pour le montrer en quoi les jeux sont des constructions complexes ou le matériau historique, les apports artistiques se confrontent aux règles du jeu soit 3 dimensions le visuel, le game design et le narratif, débat actuel des «Game studies ». 

VB : il y a donc toujours eu de la narration ludique historique, c’est l’accumulation d’une série de représentations qui permet de se constituer un récit culturel. Ce sont des millions de personnes, et certains n’auront comme narration que celle du jeu vidéo. On ne peut résoudre les inégalités culturelles avec le jeu… Ou alors favoriser le croisement des imaginaires, sauf par la pédagogie ? Le jeu vidéo reste néanmoins très compliqué à utiliser en classe, d’abord pour des raisons techniques ; on peut en montrer des extraits vidéo comme on le faisait avant pour les films…Le rôle de l’école est d’en faire la pédagogie, on voit comment dans les enquêtes c’est d’abord fait dans les familles à capital culturel important, dans lesquels les jeunes sont capables d’expliquer leurs pratiques avec recul en croisant les imaginaires. 

WB : Je l’ai montré pour Battlefield I sur la 1ère Guerre mondiale ; le jeu est une porte d’entrée pour une foule d’activités : analyser les teasers, confronter des jaquettes, analyser des évolutions de personnages, pour faire des exposés, comparer en classe le statut des sources. L’intérêt du « game play » dans par ex. « The War of Mine » est de permettre à l’élève de faire des choix moraux qu’il ne pourrait faire en réalité, comme être dans une ville en guerre (!). En bref un outil puissant dont il serait dommage de continuer à ignorer.

PM : le site Eduscol que relaie le rectorat de Lyon avec mes travaux et ceux de William rappelle les pistes actuelles :

Ubisoft pourrait à l’avenir nous permettre de faire tourner sur des serveurs pédagogiques les « découvertes » de ses jeux historiques…

Questions du public :

Q1 : Pour quelles raisons dans Battlefield I, les Français, belligérants majeurs, ne sont pas représentés au départ ? 

WB : Plus il y a d’erreurs dans un jeu plus c’est intéressant ! On ne peut pas demander au jeu de faire notre travail de pédagogues. Toujours la question du medium mondialisé : si les soldats français étaient présents en mode multijoueur, on ne pouvait effectivement pas choisir d’être Français. Le premier est un noir donc un supplétif colonial, ce qui permet de montrer l’apport de l’empire dans l’armée.

PM : Comparer les jaquettes en classe est là aussi très instructif. La Fifa en Europe, c’est Messi et Griezmann ; aux Etats-Unis, c’est Messi et une footballeuse… C’est bien le fait que l’on a un rapport culturel au jeu. En collaboration avec le Centenaire, Ubisoft a sorti « Soldats inconnus : mémoires de la Grande Guerre » produit au studio de Montpellier et qui bénéficie très nettement d’une « French touch »…

TG : Dans ce jeu on au un rapport au sources très différent qui peut vraiment être utilisé en classe… française. Le jeu reflète la vision de tous les endroits où il est développé.

Q3 : En est-il de même pour la conception de jeux non historiques ?

TG : Oui, la partie recherche des sources et de la véracité des informations, par ex. des statistiques sur la criminalité à San Francisco est indispensable dans tout jeu notamment les « triple A » et fonctionne sur le même modèle que le jeu historique.

PM : Les problématiques culturelles intéressent de plus en plus les chercheurs. On pensera par exemple aux différences de genres dans le jeux de combat, au rapport au passé des différents protaganotistes dans les jeux historiques…

Q2 : Le graphique que WB a montré indique une chute de la production vidéo après 2010 ?

WB : Chute troublante en 2008 en effet sur laquelle je n’ai pas fait de recherches. A voir avec la source (« Historian games ») qui est une mine en la matière. (Ralentissement de l’activité éco avec la crise de 2008 ?).

Q3 : Quelle idée derrière le « Discovery Tour » ? Peut-on penser des sections vraiment historiques à venir, sans erreurs manifestes ? 

TG : L’idée du « Discovery Tour », c’est bien de séparer les 2. Quant à aller encore plus loin, c’est difficile de savoir si c’est un choix qui sera fait par les studios à l’avenir. Autre réponse, le choix d’utiliser la magie n’est pas obligatoire : le joueur peut opter pour plus de réalisme…Assassin’s Creed Discovery Tour a pour l’instant été plus utilisé dans les familles que dans les classes…

JCM : Heureusement qu’il n’y a pas de réalisme. Difficile de représenter 15 jours de garde d’un soldat avant qu’un obus lui tombe dessus… L’histoire doit enseigner le recul, si l’on joue c’est aussi essentiel. Très peu de films ont posé des alternatives comme « Smoking, no smoking » d’Alain Resnais ; le danger du jeu serait qu’il soit pris uniquement au 1er degré sans cette mise en contexte que nous avions évoquée. Les parents et l’école doivent assumer la question de la responsabilité de ce que l’on croit pouvoir indéfiniment recommencer.

WB : l’uchronie comme Wolfenstein part d’un point P qui est vrai et le joueur choisit un parcours qui sera personnel. On voit bien ici que l’histoire ce sont des choix.

Q4 : Pourquoi comparez-vous les pages de manuel avec les pyramides d’Assassin’s Creed Origins ?

WB : Je sais qui a fait le dessin d’ACO, mais je ne sais pas qui a fait le dessin du manuel. Toujours le rapport complexe entre le jeu et l’histoire enseignée.

LNA : le jeu vidéo participe à l’esthétique de la maximalisation, déjà à l’oeuvre dans les péplums. L’expérience recherchée de la dilatation du temps et de l’espace…

Retenons l’importance de cette table ronde au RV de l’histoire , qui aura réuni 5 protagonistes d’une question longtemps considérée comme marginale à Blois, avec le soutien de la direction du Numérique éducatif du ministère de l’EN. L’auditoire composé en majorité d’étudiants s’est montré passionné ; par contre les enseignants attendus par le biais de l’inscription au plan national de formation étaient aux abonnés absents. Heureusement, les Clionautes étaient sur le plateau pour parler de leur pratique en classe, mais aussi pour filmer les débats et vous offrir ce compte-rendu…

NB : Pascal Meriaux avait participé à une table ronde en 2015 à propos de la notion d’empires dans le jeu vidéo. À notre connaissance, une première…

Pascal Mériaux, sur le site de l’académie de Lyon :

« Violences révolutionnaires et Assissin’s Creed Unity : chronique d’un jeu vidéo en cours d’histoire » :

https://canabae.enseigne.ac-lyon.fr/spip/spip.php?article1046

William Brou, « Histoire en jeux » :