En se fondant sur des entretiens et sur une approche de terrain (notamment par le paysage et ses monuments), Jarosław Jańczak propose de voir comment l’idée d’intégration européenne est visible à une échelle locale dans ces villes selon un processus de « downscaling » (changement d’échelle vers le bas). La démarche est sur le fond très géographique ; la réponse apportée tient dans une typologie qui l’est tout autant.

L’utilisation de la langue anglaise pour cette conférence a sans doute rebuté quelques participants au Festival. C’est bien dommage car l’intervention était de qualité ; le sérieux et la crédibilité du Festival de Géopolitique de Grenoble reposent aussi sur la venue de chercheurs étrangers. Jarosław Jańczak est docteur en sciences politiques et rattaché aux Universités de Poznan en Pologne et de Francfort-sur-l’Oder en Allemagne. Cette dernière ville est d’ailleurs l’un des cas qu’il est amené à mentionner dans sa conférence.

De fait, Jarosław Jańczak propose une étude des villes frontalières jumelles en Europe. Son corpus principal inclut 24 « doublets » qui vont, comme il le précise lui-même, de la frontière entre Espagne et Portugal (Valença-Tui) aux confins orientaux du continent (frontière entre Estonie et Russie). Il ne prétend pas à l’exhaustivité mais souligne que ces villes sont parmi les plus importantes à répondre à la définition des villes frontalières jumelles en Europe : ce sont des villes qui sont non proches de la frontière mais situées directement sur la frontière avec un continuum urbain de part et d’autre du linéaire frontalier. Ces villes, qui étaient traditionnellement ultra-périphériques à l’échelle nationale, ont bénéficié de l’intégration européenne : cette contrainte de localisation est devenue une rente de situation. En cela ces villes qui sont passées (souvent) d’une situation de conflit à une situation de coopération symbolisent l’idée européenne et sont utilisées pour mettre en place des projets communs ou pour servir de cadre à des rencontres entre hommes politiques nationaux, l’archétype étant la rencontre sur le pont séparant les villes le cas échéant. En se fondant sur des entretiens et sur une approche de terrain (notamment par le paysage et ses monuments), Jarosław Jańczak propose de voir comment l’idée d’intégration européenne est visible à une échelle locale dans ces villes selon un processus de « downscaling » (changement d’échelle vers le bas). La démarche est sur le fond très géographique ; la réponse apportée tient dans une typologie qui l’est tout autant.

Avant de présenter le résultat de cette typologie, l’auteur revient rapidement sur la genèse des doublets de villes jumelles frontalières : la création d’une frontière en général sur une rivière ou un fleuve qui sépare en deux une ville déjà existante (entre Görlitz et Zgorzelec en Allemagne et Pologne sur la Neisse, la frontière date de 1945), un accord frontalier mettant en place un système d’enclaves et d’exclaves en milieu urbain (Baarle entre Pays-Bas et Belgique), la construction d’un pont sur un cours d’eau qui favorise le développement de l’autre rive. Un gradient d’ancienneté se dessine aussi d’ouest en est : les doublets sont sensiblement plus anciens dans la « Vieille Europe » de l’ouest datant de l’époque médiévale (entre France et Espagne, avec Hendaye et Irun) ou napoléonienne (entre l’Allemagne et ses voisins dont l’Autriche ou la Suisse et les Pays-Bas) tandis qu’à l’est ils remontent en général aux deux guerres mondiales (1919 entre Sturovo en Slovaquie et Esztergom en Hongrie) voire à la chute du Bloc de l’Est (1991 entre Narva en Estonie et Ivangorod en Russie).

Le premier grand type identifié par l’intervenant est celui des doublets qui mettent en avant leur héritage conflictuel, mais dans le but de promouvoir l’intégration européenne. En Europe de l’ouest, cela est particulièrement visible à la frontière franco-allemande. Ainsi Breisach, le doublet allemand de Neuf-Brisach, dispose d’une statue d’un taureau avec un symbole de l’humanité et les étoiles renvoyant à l’Union Européenne et à son futur. L’image du taureau fait référence à la mythologie grecque, avec la princesse Europe enlevée par Zeus ; cet animal se retrouve à Strasbourg, sous la forme d’une statue de 5 mètres de haut. Le doublet allemand de Strasbourg, Kehl, dispose d’une plaque commémorative rappelant les « morts pour l’Europe » et donc pour l’idée de paix et de tolérance. Dans la partie centrale et orientale du continent, la rhétorique va encore plus loin en général. Les villes se présentent comme ayant réintégré une Europe, qu’elles n’ont d’ailleurs à leur sens pas vraiment quitté. La preuve se voit avec Zgorzelec en Pologne où la plaque dédiée à l’Europe est antérieure à l’adhésion. Marquées par les conflits et la division, certaines villes font donc le choix de se présenter en pionnières de l’Europe, devançant leur État de tutelle. Cela montre la force de l’identité européenne localement.

Un deuxième type concerne le cas de villes frontalières ayant un héritage de coopération fortement valorisé. Dans ce cas, les enjeux locaux l’emportent sur les enjeux européens. Contrairement au premier type en effet, les marques de l’intégration européenne sont plus ténues ; ce qui compte est plus la coopération de manière générale que l’idée européenne. Cela se traduit dans l’espace et le paysage par des monuments et symboles assez génériques de coopération : êtres humains se serrant la main à Baarle, enfants construisant un pont sur la rivière qui fait office de frontière (à Tornio en Finlande), etc.

Le dernier grand type est celui du retour de la démarcation frontalière. La frontière est soulignée et éventuellement mise en tourisme en Europe de l’ouest comme pour le vieux pont piétonnisé entre Oberndorf en Autriche et Laufen en Allemagne ou pour la stèle de Laufenburg en Suisse rappelant l’époque napoléonienne. La frontière crée l’anecdote et est valorisée : à Kerkrade (Pays-Bas) et Herzogenrath (Allemagne) les deux côtés de la rue ne relèvent pas du même pays tandis qu’à Baarle la frontière traverse les supermarchés, avec des différentiels de taxes et de prix donc… Dans la Nouvelle Europe en revanche le processus de redémarcation de la frontière est plus identitaire et conflictuel. Le roi Étienne, fondateur mythique de la Hongrie, est visible du côté slovaque (Komarno) par la minorité hongroise qui s’y trouve. Un incident diplomatique a eu lieu en 2009 entre Komarom et Komarno quand ladite minorité a invité le président hongrois, déclaré persona non grata par les autorités slovaques et arrêté au milieu du pont servant de frontière. Les relents de l’expansionnisme de la Grande Hongrie passent très mal. De la même manière le lion de Narva en Estonie fait face à la Russie ; il a été réinstallé ici en 2000 pour rappeler les 300 ans d’une victoire suédoise sur les Russes et symboliser donc l’ancrage et le succès européen face au puissant voisin oriental.

Les villes jumelles frontalières adoptent ainsi des attitudes différentes quant à l’idée européenne. Certaines se présentent en fondatrices (Europe de l’ouest) ou en pionnières (Europe de l’est) du passage du conflit à la coopération ; d’autres sont marquées par une coopération locale ancienne ; quelques unes mettent en scène le linéaire frontalier de manière anecdotique (Europe de l’ouest) ou pour créer du conflit identitaire (Europe de l’est). Mais, sauf dans ce dernier cas, la plupart des villes frontalières entretiennent des liens étroits et se plaignent parfois de la tutelle de leurs capitales : les incidents entre pays ont toujours des conséquences à l’échelle locale mais la coopération se poursuit en général. Cela montre le succès qu’est l’Union Européenne, terre de paix et de coopération, par delà les difficultés conjoncturelles auxquelles elle peut faire face.