Le groupe Questeshttp://questes.hypotheses.org, né d’une réunion de doctorants de l’Université Paris I-Sorbonne, est à l’origine de cette table ronde. Six doctorants se sont donc donnés pour mission de montrer, comme l’a dit Yoan Boudes en introduction, que le Moyen Âge a réussi à innover, mais surtout à penser l’innovation.

Le Moyen Âge est souvent vu comme une période peu innovatrice, prise entre l’Antiquité et la Renaissance. Mais le Moyen Âge est une période pleine de découvertes et d’inventions, comme le montre le Roman d’Alexandre, d’Alexandre de Paris, écrit vers 1180, plaçant Alexandre le Grand dans un sous-marin.

Ce récit place Alexandre le Grand en capitaine Nemo, six siècles avant Jules Verne. Après avoir conquis la Terre entière, Alexandre devait s’attaquer à la mer. Mais si l’objet du récit est la conquête du monde sous-marin, la vraie merveille est la machine en elle-même. Les poissons sont fascinés par Alexandre et non l’inverse. Le bestiaire est très simple et la morale des observations banale : « les grands poissons mangent les petits et c’est injuste ». Plus tard, cet épisode sera reprit et réécrit avec un bestiaire plus complet.

Pour Yoan Boudeshttps://paris-sorbonne.academia.edu/YoanBoudes, cet Alexandre permet de penser la « translatio studii et imperii » : la transmission des savoirs. Au XIVe et XVe siècle, alors que Charles V lance une grande politique de traduction des auteurs grecs en langue française, Nicolas Oresme exploite la « translatio » pour créer une philosophie du pouvoir. Dans son livre des divinations, il fait le choix conscient du français qui prend la place du latin. Le Royaume de France est celui qui arrive à fusionner le savoir et le pouvoir après la Grèce et après Rome. Paris serait-elle la 3ème Rome ?

Cette « translatio studii » montre une tension permanente entre innovation et tradition, dualité qui est au coeur des communications qui suivent.

Innovation et tradition dans l’administration des villes italiennes (1050-1200) (Maxime Fulconishttps://paris-sorbonne.academia.edu/MaximeFulconis/CurriculumVitae)


Maxime Fulconis, spécialiste des villes d’Italie du Nord, montre, à travers l’exemple des communes italiennes du XIe-XIIe siècle, que cette innovation politique n’en a pas moins des racines antiques.

Aux XIe siècle, les élites urbaines des villes d’Italie du Nord se voient délégués des charges de gestion. Ces mêmes élites captent une partie de la croissance économique du XIe siècle. Elles profitent des faiblesses des comtes pour créer des sociétés publiques et mettre en place une nouvelle organisation politique : les communes. Pises et Gênes sont des foyers de cette innovation politique. Les nouveaux régimes politiques qui sont mis en place sont des contrats sociaux. Tous les habitants sont concernés ; ces innovations réinventent la république (« la chose publique »).

L’assemblée des citoyens élit un recteur qui se transforme, très vite, en un collège de consuls (en 1085 à Pise ou en 1099 à Gênes par exemple). A cause de la forte augmentation de la population urbaine, cela devient de plus en plus problématique de réunir l’assemblée des citoyens. Le système se complexifie avec l’apparition de conseils qui regroupent des anciens magistrats, des chefs de familles. Cela montre la capacité d’évolution de ces nouvelles institutions.

Pour légitimer ces innovations, les communes sont inscrites dans une histoire antique plus ou moins fantasmée. Les théologiens pensent que « l’orge des hommes doit venir de Dieu » (Guillaume de Conches). Il faut bien comprendre que le bassin Méditerranée conserve une mémoire de l’Antiquité romane à travers les monuments. L’Antiquité n’est pas uniquement celle des livres, mais c’est une « Antiquité concrète ». Le contexte de la Renaissance du XIIe siècle aidant, de nombreuses écoles sont créées et les juristes redécouvrent le droit romain. C’est encore une fois à Pise que le terme consul est utilisé pour la première fois. Les conseils intermédiaires prennent le nom de Sénat, signe s’il en est de romanité.

Le progrès des savoirs sert de moyen de légitimation d’une innovation politique tout juste antérieure. La tradition la plus ancestrale sert donc à garantir la pérennité de ces innovations politiques et sociales.

Le roman : de la langue au genre (Nicolas Garnierhttps://paris-sorbonne.academia.edu/NicolasGarnier)

Nicolas Garnier, doctorat en littérature médiévale, s’est attaqué à l’histoire d’un mot ou plutôt d’une expression : la mise en roman.

L’expression « mettre en roman » veut primitivement dire « traduire en français », c’est-à-dire en langue romane. C’est ce qu’affirme Chrétien de Troyes dans l’introduction de Cligès, son deuxième roman, traduction d’Ovide. Mettre en roman signifie traduire les textes antiques en les adaptant au contexte nouveau du Moyen Âge. Les nouveaux textes doivent être compréhensibles par le lectorat contemporain.

A partir du XIIIe siècle, on sait que le roman est devenu un genre, parce que l’expressions « traduire en françois » existe pour elle même. Les codes du roman se mettent en place chez les romantiques (au sens médiévale du terme). Les héros deviennent individuels, les histoires d’amour ont une place plus grande, les descriptions prennent de plus en plus de place.

Malgré tout, les romans médiévaux qui dépassent la simple traduction, deviennent une véritable innovation médiévale mais ne s’affirme jamais comme une nouveauté : les auteurs disent tous qu’ils copient un texte plus vieux. Ils se disent l’héritier d’une tradition.

La poudre, l’étau, la presse. Regards sur l’innovation technologique en Allemagne (XVe-XVIe siècle) (Jean-Dominique Delle Luchehttps://labexhastec-psl.ephe.fr/files/cv-delle-luche-2016-hastec.pdf)

S’attardant sur une sujet plus industriel, Jean Dominique Delle Luche a abordé les inventions techniques en Allemagne au XV-XVIe siècle.

Il a surtout était question de la ville de Nuremberg. Cette ville de 40 000 habitants abrite de nombreux artisans spécialisés dans la métallurgie. Avec 1/4 des maitres en métallurgie, cette industrie pèse de tout son poids sur l’économie de la ville. Il faut dire que la ville est géographiquement située à proximité de nombreux gisements de fer. Le monopole artisanal de la ville dans la fabrication du métal et notamment des canons permet la création d’un climat d’invention, mais entraine aussi un verrouillage des savoirs-faire dans la ville.

La ville de Nuremberg accueille également des spécialistes de la fabrication des cartes à jouer, des maisons de poupée… La ville est donc un carrefour ou plusieurs techniques se rencontrent. Elle est le lieu de nombreuses innovations comme les fusils à canons rayés, de nouvelles machines de siège ou du banc d’orfèvre. Long de 4m et pesant plus de 600kg, la confection de cet objet mêle le système de l’étau, les mécanismes de tension des arbalètes, et l’art de la marqueterie. Les inventions se répondent et provoquent de grands changements sociaux et politiques. Certaines innovations, comme le canon rayé sont refusées et interdites mais ce n’est pas une preuve de fermeture. Cette invention est vue comme dangereuse si elle était retournée contre la ville. Il y a donc une vraie réflexion autour des innovations.

L’industrie allemande ne connait pas encore de standardisation. L’innovation ne supplante pas ce qui existe. Dans le cas de l’imprimerie, toutes les villes ne s’en équipent pas. Elles peuvent ne pas en voir l’utilité (la production est trop petite pour nécessité la construction d’un tel outil). L’installation d’un atelier d’imprimerie peut par sa présence détruire des emplois préexistants. Le progrès peut créer des inégalités et les moyenâgeux en ont conscience.

Pour conclure sa communication Jean Dominique Delle Luche a fait un parallèle très intéressant avec notre monde contemporain, en rappelant que dans le sport de haut niveau, les innovations sont souvent combattues avant de s’imposer. Comme aujourd’hui, les médiévaux savent peser le pour et le contre des inventions et décident – ou pas – de les adopter.

Eureka, ou comment la Renaissance a inventé le langage du Moyen Âge (Viviane Griveau-Genesthttps://u-paris10.academia.edu/vivianegriveaugenest/CurriculumVitae)

Viviane Griveau-Genest est revenue sur l’invention d’une nouvelle langue, le latin humaniste. Son étude de Pétrarque montre qu’il reprend le latin antique. Dans son Epopée de Scipion l’Africain, Pétrarque reprend mot à mot les métaphores latines.

« Inventer » en rhétorique ce n’est pas faire du neuf mais reprendre des procédés bien connus et même des lieux-communs. Pétrarque prend des propositions latines préexistantes mais les réorganise. Le retour à l’Antiquité qui semble révolutionnaire, ne l’est pas tant que ça.

Toutefois, le contexte culturelle est complexe. Tout d’abord, la création de l’Université de Paris et du développement de la scolastique. Pétrarque se trouve alors obligé de rivaliser avec les humanistes français ET avec les maitres scolastiques. Ensuite l’humanisme s’invente alors que la concurrence culturelle de la guerre de Cent Ans est au plus fort.

Conclusion (Lisa Sanchohttp://ufr-lettres-philosophie.u-bourgogne.fr/departements/lettres-modernes/77-profils/lettres-modernes/293-lisa-sancho.html)

Le Moyen Âge n’est pas une période statique. Au contraire, il y a une continuité avec l’Antiquité et la Renaissance. Les moyenâgeux récupèrent des legs du passé, se les approprient, les prolongent et les adaptent aux enjeux nouveaux de leur époque. Toute création est une reprise de choses du passé.

Toutefois dans les esprits de l’époque, l’acte de création est un privilège divin, les hommes disposent de la matière mais se limitent à une réorganisation. La reprise est un impératif, et les moyenâgeux ne sont pas gênés de reprendre. Il n’existe pas de notion de plagiat et propriété intellectuelle. Il y a toujours une forme d’adaptation dans le but de compléter et d’améliorer.

La métaphore de Bernard de Chartres, « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants », résume l’importance du passé dans les travaux des intellectuels du Moyen Âge.

Toutes ces communications nous amènent vers une seule et même conclusion, qui a d’ailleurs été relevé par plusieurs personnes de l’assemblée durant les questions : le Moyen Âge a été innovant dans de nombreux domaines tout en ayant « honte » d’innover, une honte toute rhétorique. Si innovation il y a, elle doit être une « réforme », c’est-à-dire une « reformatio », un retour à l’ordre ancien perdu, qui n’est en définitive jamais réellement retrouvé.