Au cours des sept décennies passées depuis sa fondation en 1949, la République populaire de Chine a connu de spectaculaires mutations. Le pays était pauvre ; il vient de traverser trois décennies glorieuses de croissance continue. L’industrialisation et l’urbanisation se sont faites à un rythme que jamais aucune société humaine n’a connu et ont fait entrer la société dans la modernité.

La question de la pauvreté a été résolue, même si celle-ci touche encore des zones montagneuses peuplées de populations de minorités nationales. Le souci majeur n’est plus la production de richesses, mais celui de leur partage. Cela a été possible parce que le régime chinois a abandonné en 1979 le projet révolutionnaire maoïste et s’est enfin conformé à la promesse formulée en 1949 : rattraper le retard accumulé depuis près d’un siècle. Dès lors, les dirigeants chinois se fixent pour objectif d’accroître chaque année les richesses produites de sorte que le bien-être de chacun s’accroisse. Ce faisant, ils mettent fin à l’exception chinoise.

Un pays d’abord fermé, puis ouvert

Pays autrefois fermé, la Chine est désormais étonnement ouverte malgré la persistance d’un système politique autoritaire. Elle est d’ailleurs devenue l’un des moteurs de l’économie mondiale.

Dans les années 1960, elle se préparait à entrer en guerre avec la quasi totalité de ses voisins. Des affrontements ont eu lieu avec l’Inde et elle se sentait menacée par les Américains, présents à la fois au Japon, à Taiwan et au Vietnam, sur sa façade maritime et méridionale, mais aussi par les Soviétiques sur sa frontière septentrionale. Dans les villes comme dans les campagnes, des abris souterrains ont été construits pour protéger la population des bombardements aériens à venir. Les usines d’armement ont été déménagées vers l’intérieur du pays. Toute la société a été mise à l’école de l’institution militaire.

Vingt ans plus tard, le pays a choisi de faire appel aux étrangers pour moderniser son appareil industriel et a ouvert la porte aux capitaux venus d’abord d’Asie, puis du reste du monde. Séduits par sa main-d’œuvre disciplinée et la qualité de ses infrastructures, les investisseurs ont afflué. La Chine est devenue l’atelier du monde. Quarante ans après le début des réformes économiques, ce sont désormais les capitaux chinois qui s’exportent en Europe ou aux États-Unis et prennent le contrôle d’entreprises fleurons du capitalisme occidental. Les élites économiques et culturelles chinoises, les étudiants et les classes moyennes voyagent par millions dans le monde.

Élève de Moscou au début des années 1950, la Chine s’est depuis émancipée pour devenir un modèle. Il y a soixante ans, seule l’Union soviétique était prête à tendre la main à la jeune République populaire qui peinait à se reconstruire après plus d’une décennie de guerre sino-japonaise et de guerre civile. Elle a envoyé à Pékin ses ingénieurs et ses techniciens qui ont modernisé l’industrie, l’enseignement et la recherche scientifique. La Chine était alors à l’école de son grand frère soviétique qui la regardait de haut. C’est dans ce contexte qu’elle a payé un lourd tribut lors de la guerre de Corée (1950-1953), évitant à Moscou une confrontation directe avec les États-Unis.

Désormais, sous la direction de Xi Jinping, Secrétaire général du Parti communiste depuis 2012, elle propose à tous ceux qui rêvent d’une croissance économique rapide dans un environnement politiquement stable, un nouveau modèle d’organisation qui séduit ceux qui sont lassés des leçons d’un Occident aux prétentions universalistes. De nombreux pays du Sud regardent vers le modèle chinois. Les Instituts Confuciusforment les élites africaines qui poursuivent ensuite leurs études dans les universités chinoises et non plus dans les établissements d’enseignement supérieur des anciennes métropoles de la colonisation. Comme d’autres puissances avant elle, la Chine est devenue impérialiste.

Les multiples héritages du communisme chinois

Cette trajectoire s’inscrit à la suite d’une multiplicité d’héritages qui invitent à ne pas surévaluer la nouveauté du régime communiste qui s’installe en 1949. La continuité entre les objectifs du Parti communiste chinois et ceux des réformateurs et des révolutionnaires du début du XXe siècle et de la période républicaine de l’entre-deux-guerres est frappante. A bien des égards, les promesses faites en 1949 ne sont pas originales. La Chine emprunte d’ailleurs certaines modalités d’exercice du pouvoir à l’Union soviétique stalinienne.

La question de l’unité du pays, un leitmotiv du Parti communiste depuis 1949 jusqu’à ce jour, est un exemple de cette continuité entre la première et la seconde moitié du XXe siècle. En janvier 1912, la Chine est de facto coupée en deux : à Pékin siège le gouvernement impérial et à Nankin la toute récemment proclamée République de Chine. Pour éviter la guerre civile et le démembrement du pays, son premier président, Sun Yat-sen accepte de se démettre en mars pour céder sa place à Yuan Shikai, général de l’armée impériale, en échange de l’abdication de la dynastie mandchoue, honnie parce que mandchoue, donc étrangère. Les révolutionnaires qui se sont emparées du pouvoir acceptent ainsi un compromis politique — porter à la présidence de la jeune république un homme de l’ordre ancien — pour préserver l’unité du pays.

En 1949, c’est au nom de l’unité territoriale que Mao Zedong reprend à son compte les ambitions de la Chine impériale puis républicaine, et intègre dans les frontières de la République populaire des espaces pourtant récemment conquis, le Tibet et le Xinjiang, dont les civilisations sont distinctes de celle de la Chine.

À un projet fédéraliste sur le modèle soviétique est finalement préférée la construction d’un État multinational unifié dont les membres ne peuvent faire sécession. Cette mission unificatrice conduite par le Parti communiste, au nom du nationalisme chinois, n’est d’ailleurs pas achevée à ce jour puisque l’île de Taiwan refuse toujours de reconnaître la souveraineté de Pékin. Le combat pour l’unité demeure au fondement du projet politique du régime ; la constitution actuellement en vigueur en République populaire précise ainsi que « Taiwan est une partie du territoire sacré de la République populaire de Chine. Achever le grand oeuvre de réunification de la patrie est la mission sacrée du peuple chinois tout entier, y compris des compatriotes de Taiwan ».

Relativiser la capacité du régime totalitaire à transformer le pays

Les réformes conduites depuis les années 1980 ont davantage modernisé l’économie et la société que l’utopie maoïste. Si l’on a surestimé les capacités transformatrices de cette dernière, c’est que la sphère politique a longtemps été la seule réalité observable. Cet iceberg a dissimulé le pays réel ainsi que les forces économiques et sociales capables de résister aux injonctions venues d’en haut. Certes, le régime a infligé des chocs, mais même les plus violents ont moins changé le cours de la société que des dynamiques de plus long terme initiées par les acteurs sociaux eux-mêmes une fois leur liberté d’action retrouvée.

Prenons pour exemple la situation de la femme. La Loi sur le mariage adoptée le 1er mai 1950 programme l’égalité des droits entre l’homme et la femme. Le concubinage, la polygamie, le mariage des enfants sont désormais interdits ; les conjoints ont droit au divorce. Ce texte est célébré à l’époque comme une étape cruciale sur la voie de l’émancipation des femmes. Dans les campagnes, des tribunaux populaires dissolvent des mariages qualifiés de « féodaux » et libèrent des épouses victimes d’oppression.

Pourtant, dans la Chine rurale où l’agriculture est collectivisée, les rémunérations du travail des femmes sont versées au chef de ménage, c’est-à-dire soit leur père, soit leur époux, soit leur beau-père. Partout, les unions sont soumises à l’autorisation préalable d’un représentant du Parti qui vérifie que les deux promis sont membres de catégories sociales et politiques compatibles. Au patriarcat traditionnel se substitue le regard du pouvoir qui s’immisce davantage qu’auparavant dans l’intimité de la vie des citoyens. L’entrée de la Chine dans l’économie mondiale, la migration de millions de jeunes femmes des campagnes vers les villes à la recherche d’un travail mieux rémunéré ont plus contribué à l’émancipation de la femme chinoise que les lois de la première République populaire. Elles quittent leur communauté villageoise, échappent au regard de leurs parents, et choisissent elles-mêmes leur emploi et leur futur conjoint.

En finir avec l’exceptionnalité de la Chine, c’est aussi cesser de penser que la trajectoire chinoise est unique. Industrialisation, urbanisation, globalisation sont des phénomènes qui ont accompagné l’entrée de toutes les sociétés humaines dans la modernité. L’une des performances les plus spectaculaires réalisée par le pays au cours des dernières décennies est la destruction quasi-totale des villes et leur reconstruction à une autre échelle pour accueillir les centaines de millions de nouveaux urbains. Les villes anciennes ont ainsi été rasées, parfois partiellement préservées pour des raisons de promotion du tourisme national ou international. Cette performance n’est pas si éloignée de celle réalisée par le Baron Haussmann et ses épigones dans l’Europe du XIXe siècle. La différence majeure est que la Chine a traversé cette épreuve sans révolution politique.

Il ne s’agit pas de soutenir que la Chine converge vers une modernité de type occidental. La configuration actuelle, qui pourrait être durable, combine intégration à l’économie mondiale capitaliste et pratique politique autoritaire ; elle suggère que le chemin emprunté lui est propre. Il s’agit plutôt de « dés-exotiquer » la Chine et d’analyser ses transformations à l’aune des autres sociétés humaines et avec les mêmes outils des sciences sociales.


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Crédits image à la Une : CC Pixabay Tumisu et crédits image d’entrée : CC Pxhere 13smok