C’est avec sa lucidité coutumière et son absence de langue de bois que Michel Foucher, géographe et de diplomate s’exprime. 

On ne parlera pas évidemment ici des Born Again ni de Steve Bannon qui s’est installé à Bruxelles pour promouvoir une « internationale des nationalismes », mais des défis qui concernent l’Europe à l’échelle mondiale. « Venir au monde » c’est pour l’Europe confronter et ne pas subir ; or penser la coopération européenne à l’échelle mondiale ça ne va pas de soi : on a su faire le couple franco-allemand, mais pour un géographe, ce n’est que l’Europe carolingienne ; après la chute du Mur et la fin de l’Union Soviétique, on est ensuite passé à l’Europe continentale et rien n’indique qu’il y ait un accord européen sur les problèmes mondiaux…

D’où sa proposition de passer en revue les défis stratégiques à l’échelle mondiale et voir si les Européens sont en accord ou pas et y travailler !

Laissons la géopolitique un instant pour revenir à l’histoire : à quelques semaines des élections européennes, d’où vient-on ?

Le grand historien britannique Tony Judd rappelle que des dirigeants éclairés car frontaliers – quand est frontalier on prend la guerre en premier – ont créé des règles permettant de se protéger des guerres et de tenir les nationalismes en respect. La matrice fondatrice tragique de la construction européenne, c’est les 36 millions de civils morts et un champ de ruines en 45.
La construction européenne est un club de vaincus ; comme disait Brzeziński : « la France vise la réincarnation, l’Allemagne la rédemption » ; on ajoutera pour l’Italie, la renaissance…
Les Britanniques qui sont les seuls vainqueurs n’en ont pas besoin, mais Churchill, battu aux élections de 46 parle explicitement de  réconciliation franco-allemande, seule condition pour relever l’Europe, aidée par le Commonwealth, les USA, et espère-t-il l’URSS.

 

 

Les contextes de situations mondiales successives – et ce depuis le tout début avec la fin de la 2nde Guerre mondiale – ont façonné la construction européenne. Ce qui nous a échappé à nous Européens, qui considérions que les questions mondiales étaient l’apanage du protecteur américain : nous avons créé du Droit, une « fabrique de la règle » qui fonctionne mais sans que nous soyons  « préparés à l’évènement » (au sens d’Anna Arendt), en improvisant faute d’avoir évacué l’histoire et la géopolitique !

Il nous faut examiner au contraire ce que ont été les conséquences des grands mouvements mondiaux sur la construction européenne :

  • L’après-guerre ? C’est la déconfiture de Suez pour la France, la perte de l’Indonésie pour les Pays-Bas qui les ont amené à signer le traité de Rome ; même chose pour le Portugal après 74… Des échecs et heureusement des dirigeants clairvoyants, comme De Gaulle ou Kohl ensuite (pour l’abandon du D-Mark et donc un abandon de souveraineté capital) capables d’imposer leur vue à leurs peuples réticents.
  • 2001, le 11 septembre ? Le plus important événement géopolitique, c’est l’entrée de la Chine à l’OMC, qui depuis a multiplié son PIB par 8 !
  • Le monde se recompose et se durcit en un monde de brutes : rivalités tous azimuths, formation de blocs et « démontage méthodique de l’ordre international libéral par son promoteur, Washington » (JY Le Drian).

Quelques énonciations et quelques réponses possibles de l’Europe :

– Compétition ? La vraie bagarre ce sont les technologies de demain. Nous sommes loin derrière les Etats-Unis et la Chine s’y prépare en y mettant tous les moyens.

– La Chine ? Même si les temps difficiles commence, c’est 3 fois le Japon, 5 fois l’Inde, 8 fois la Russie, l’équivalent de l’UE et la 1ère puissance mondiale dans les années 2020. Ce n’est pas seulement une question de produits fabriqués Made in China, elle rivalise à tout point de vue et nous met en question (Classement de Shanghaï, installation des réseaux 5G, développement durable, banques de développement et réseaux OBOR, un rattrapage militaire, etc.) en créant un système mondial alternatif. Seul son soft power fait défaut – surtout en Occident – mais on sait peu qu’elle à développé un programme d’invitation de 15000 dirigeants dans le monde sur 5 ans.

La « diplomatie du chéquier » ne concerne pas que l’Afrique, mais l’Europe : L’UE est un marché et une cible (« Qui contrôle l’Europe, contrôle le monde » selon un haut dirigeant chinois du comité central du Parti communiste). Elle investit la Grèce, les Balkans, l’Italie via la modernisation des ports comme le Pirée, Rijeka, Trieste et Gênes), Les Balkans sont une cible pour la Chine via les ports de Trieste ou du Pirée, Budapest est au carrefour de toutes les routes du Centre-Sud européen. L’enjeu est de gagner 8 jours sur l’arrivée dans la Northern Range… L’Allemagne, ce sont ses PME (ex. : Kuka, n°1 mondial allemand de la robotique, contre l’avis de Berlin). https://www.lesechos.fr/30/09/2016/LesEchosWeekEnd/00047-010-ECWE_kuka–l-opa-qui-traumatise-les-allemands.htm#

Depuis, réveil en Allemagne avec protection des industries stratégiques. Ce qui n’a pas empêché les Français de vendre l’aéroport de Toulouse ! Nous sommes obsédés par les Russes, mais ce sont les Chinois qui prennent les positions et vendent un modèle « développement plutôt que démocratie ».

– Les Américains, qui redéfinissent leur stratégie mondiale vont donc nous demander de choisir entre eux et les Chinois (cf. Huawei). Retour paradoxal à une situation de Guerre froide, car le chaos durable trumpien va survivre à Trump : pas question pour l’Amérique de lâcher sa place de leader mondial, y compris en piétinant ses alliés.

Impact ? Une nouvelle conscience géopolitique des Européens, notamment chez les Allemands, alliés les plus proches des Etats-Unis à travers le vocable de « Autonomie stratégique ». Force : notre 1ère place commerciale, faiblesse : l’extraterritorialité du droit US et les représailles économiques (l’ambassadeur des EU à Berlin vient d’écrire au gouvernement de refuser la 5G de Huawei avec menaces de sanction quant aux échanges de renseignements ; si les Allemands suivent les Français contre les GAFA il y aura des représailles contre les ventes de berlines allemandes). Les Européens doivent se structurer face à une rivalité sino-américaine qui est partie pour des décennies…

Contrairement à la Russie qui se garde de l’Otan, la Chine investit l’Europe (P. Nora).

– Sur la Russie, on en parle trop : certes une grande puissance diplomatique et militaire, mais le PIB de l’Espagne et une économie limitée très sensible aux sanctions. On est certes en position de force mais on doit revoir la politique de sanctions et revenir sur les erreurs qui ont conduit Poutine à la crispation, notamment « l’otanisation » de l’Ukraine.

– Sur les « amis proches » devenu « le cercle de feu » comme dirait Carl Bildt, c’est notre voisinage géopolitique critique et on n’y peut plus rien ! Nous sommes maintenant définitivement hors-jeu au Moyen-Orient. Il faut maintenant laisser les puissances régionales se réorganiser et leur vendre l’idée d’une OSCE au grand maximum. Téhéran et Ryad vont devoir se reparler plus tôt qu’on ne le pense. En fait, la seule menace qui peut réveiller l’UE, c’est Trump. Le Sahel, on est seul, les autres ne sont pas intéressés.

Que peut l’Europe ? Structurer et improviser (au sens du jazz) :

L’Euro et la crise grecque : la Grèce est restée dans l’Euro et a pu étaler sa dette jusqu’en 2060 contre l’avis de Schäuble. Choix géopolitique de Merkel contre la rationalité économique.

Le Brexit ? Un problème avant tout britannique, dont les députés sont très largement responsables, majorité comme opposition, les circonscriptions électorales travaillistes du nord de l’Angleterre ayant voté pour y compris là où est implanté Airbus… Tandis que l’UE a remarquablement réagi : cohésion des 27, 1 seul négociateur, 1 mandat unique, une vraie force.

La coopération policière contre le terrorisme a remarquablement marché.

Le populisme ? C’est un style de campagne permanente qui explique au bon peuple qu’il y a des solutions simples à des problèmes compliqués avec des experts non élus. Parlons moins de Orban, dirigeant d’un petit pays qui a reçu 36 MM d’€ de subventions européennes… Le cas polonais est plus intéressant avec la peur d’une modernisation rapide face à une Eglise puissante disposant d’un concordat avec l’Etat, mais dont la convergence économique avec l’Ouest est en train de réussir. Il y a du positif : au parlement européen nous aurons un parlement qui sera un vrai parlement, des groupes dispersés apportant la contradiction au projet habituel. Les pro-Européens se sont trop longtemps dispensés d’expliquer les intérêts partagés des Européens (M. Barnier).

Ma conclusion en 3 points :

  1. S’ouvrir au monde ! C’est Machiavel disant aux ambassadeurs : « sortez de chez vous voir ce qui vous entoure ». Ça évite de céder à la peur.
  2. Comment la jeunesse peut-elle s’ouvrir au monde ? En lisant « Éducation européenne » de Romain Gary et en rappelant dans les écoles cette longue durée, la coopération, les échanges, ce qui ne va plus de soi pour les nouvelles générations qui doivent assumer leur part d’Europe.
  3. La géopolitique c’est formidable, mais l’histoire compte : la longue durée, peu cultivée par les réseaux sociaux, c’est savoir d’où on vient : la communauté européenne c’est une histoire tragique, mais « tout se passe comme si le projet anti-totalitaire qui a présidé au projet européen n’était plus partagé par tous. » (Jean-Marc Chauvet, ancien vice-président du Conseil d’Etat et 1er haut fonctionnaire de France).

Questions du public :

1- La Russie devrait-elle être invitée à rentrer dans l’UE dans le cadre de la réunification de l’Europe ?
La Russie ne veut pas rentrer dans l’UE. Ils veulent une reconnaissance mutuelle entre l’Union eurasiatique et l’UE puis un droit de regard sur la politique du continent et donc de l’UE, ce depuis Alexandre 1er. Lever les sanctions contre lever les fake news et se reparler même si c’est difficile !
2- La candidature officielle de la Turquie ? Même problème que la Russie comme État eurasiatique. On se contente d’un accord migrants qui marche car on paie. La Turquie a nettement renoncé à l’Europe pour une alliance néo-ottomane avec pays qui soutiennent les Frères musulmans contre le whabisme. Nous avons par ailleurs une union douanière et des accord de sécurité. Accords et désaccords comme au cinéma…