Clarisse Didelon-Loiseau, MCF en géographie, université du Havre
Yann Richard, Professeur de géographie, université Paris 1

Pour comprendre la portée d’un projet « eurasiatique », il faut d’abord confronter la notion d’Eurasie entre discours et représentations.

YR : L’Eurasie émerge de la Russie avec de constants allers-retours au cours de l’histoire, et revient sur le devant de la scène avec les années 90 et la chute de l’Urss.
Alexandre Doughine est le spécialiste actuel de L’Eurasisme en Russie, il est l’un des idéologues pan-slavistes qui a l’oreille du Kremlin.
Poutine a un grand projet régional qui est très clair : reconstituer une grande Russie panslave avec l’Eglise Orthodoxe, les 30 millions de Russes vivant hors de la Russie , avec un soutien réaffirmé aux orthodoxes de l’UE (Serbes, Bulgares, Grecs) considérés comme des frères.
Question plus nuancée : les buts sont clairs mais comment y parvenir et jusqu’où est-il possible pour le Kremlin d’aller sans trop de dégâts collatéraux ?

CDL a conduit un sondage international sur la notion de continent dont l’Eurasie, auprès d’une population de plusieurs milliers d’étudiants de 18 pays (France, Belgique, Portugal, Malte, Hongrie, Suède, Roumanie, Moldavie, Estonie, Turquie, Tunisie, Égypte, Cameroun, Sénégal, Azerbaïdjan, Inde, Brésil et Russie), à partir d’une carte du monde à projection polaire.
NB : sur 9343 questionnaires d’étudiants de Licence III environ 50% étaient valides.
1- les 6 continents : Am N , Am S, Afrique, Asie, AustrOcéanie et Europe : représentation classique et très majoritaire des continents « classiques ». L’Afrique est nommée correctement en 1er par 45% des sondés, puis l’Europe, en 2ème. Quant au mot Eurasie, il apparaît pour 2 à 2,5 % des questionnaires.
2- L’Eurasie est citée essentiellement par les Russes qui y englobent leur espace, puis par les Européens dont les Français (influence des programmes scolaires englobant dès l’école primaire le continent eurasiatique ?) 432 Russes ont été questionnés :
– Les étudiants russes citent d’abord la Russie comme « continent » ; elle englobe selon les réponses Europe, Asie, voire Amérique du Nord par le biais de l’Alaska… Les 2 noms qui apparaissent ensuite sont l’Europe et l’Asie à part égale, et ensuite l’Eurasie, mais loin derrière.
A partir de cette enquête, on peut se poser la question de ce que signifie pour les étudiants russes cette notion. Dans quelle mesure et sous quelle forme existe-t-elle ? 1ère hypothèse : L’Eurasie est-elle dans les têtes ? Poutine peut il s’en servir et comment ?

YR : L’Eurasisme apparait à la fois comme une idéologie et un espace :
1- Entité continentale correspondant à l’extension maximale de l’empire russe avant 14 + Balkans et Grèce.
2- Ensemble territorial distinct de l’Europe et de l’Asie
3- Entité irréductible face à l’Europe et opposée à l’Occident (Doughine)

Quel est le programme d’Alexandre Doughine ?
Il considère que le monde se divise en tellurocraties vs thalassocraties (cf. Spinder ou Mc Kinman) tel un « clash des civilisations » (Huntington), avec une vision sombre et réaliste (pas de jeu gagnant-gagnant) en relations internationales, revendiquant l’héritage de Hobbes, au nom du panslavisme orthodoxe de la « vieille Russie ».
Son programme :
– Reconstruire l’Urss sur le plan géographique, y compris avec les pays baltes.
– L’élargissement en Asie aux dépend de la Chine (Asie Centrale musulmane) et en liaison avec l’Inde jusqu’aux rives de l’Océan indien.

Quelle vision géopolitique chez les élites russes ?
– La Russie comme défenseure des minorités ethniques russes voisines : les frontières de l’époque soviétique étaient beaucoup moins étanches. Si le simple citoyen ne pouvait guère sortir de l’Empire, celui-ci était relativement facile à parcourir. La création d’états indépendants a créé des frontières qui n’étaient pas perçus comme telles. Ces Russes qui du jour au lendemain se retrouvent étrangers sont à défendre.
– L’étranger proche que la Russie doit dominer politiquement. Comme la doctrine Monroe de 1823 pour les EU…. Elle joue un « hegemon » sur les régions proches (Europe, Caucase, Asie centrale).
– L’UE est un modèle civilisationnel différent. La Russie est autarcique et protectionniste, l’économie de marché et ses règles juridiques et commerciales ne sont pas comprises. La Russie orthodoxe se voit comme défenseure des valeurs traditionnelles face à la « décadence » occidentale.
– La globalisation est un complot mondialiste : il faut donc promouvoir un monde multipolaire et passer des alliances avec les autres ensembles régionaux

Va-t-on vers un choc des régionalismes russes et européens ?

La situation des ex-satellites extérieurs et intérieurs est l’objet d’un enjeu entre la Russie et l’UE avec l’Otan.
Si les anciens vassaux se sont tournés résolument vers l’Otan et l’UE, les anciennes républiques de l’Urss, très liés historiquement à la Russie et regardant vers l’UE se retrouvent l’objet d’un enjeu géostratégique autrement plus essentiel, à partir d’un désir « d’entre-deux » qui se transforme en clash régional depuis 2004 avec l’élargissement de l’UE, l’adhésion à l’Otan, et la « politique européenne de voisinage », la Russie se sentant exclue et menacée.
L’UE joue un jeu dangereux en demandant à ces pays de participer à une politique économique de voisinage. Un accord de libre-échange n’est pas compatible économiquement avec une union douanière autour de la Russie.
Autisme ou aventurisme de l’UE ?

CDL : Si l’on part de l’hypothèse que les étudiants russes aient tendance à inclure Ukraine et Georgie dans leur espace. Pour les autres étudiants, l’Ukraine leur apparait entre les deux mondes, tout en la mettant en majorité dans l’Europe.
La Georgie par contre est plus loin de l’Europe, et elle semble souvent oubliée dans les représentations. Si l’Eurasie est sous-représentée chez les étudiants russes, il semble que le terme de Russie l’englobe au moins pour la Sibérie et les ex-républiques soviétiques. C’est moins clair pour les républiques de l’Asie centrale ou du Caucase sans doute à cause de leur irrédentisme culturel.

Une notion très difficile à mobiliser alors ?

Le concept peut rapidement émerger à la faveur d’une politique d’expansion qui serait soutenue par l’opinion publique. La Russie a intérêt à maintenir des conflits de basse intensité au nez de l’UE, car elle a les moyens de proposer des solutions économiques à court terme (énergie bon marché, paiement des salaires, retraites) et politiques (reconstitution d’un espace géopolitique à nouveau important sur la scène mondiale)

Une remarque : il est dommage de ne pas avoir inclus l’Allemagne dans l’enquête, elle dont les relations avec la Russie sont si particulières, du fait de leur histoire longue commune…

Jean-Michel Crosnier