Table ronde, Blois, samedi 13 octobre 2018

Intervenants :

  • Olivier Compagnon, professeur d’histoire contemporaine et directeur de l’ IHEAL, Paris3 Sorbonne.
  • Erica Guevara, maîtresse de conférences à l’Université Paris Vincennes Saint-Denis.
  • Eugénie Richard, enseignants-chercheuse à l’Université Externado de Colombie.
  • Marie-Eve Delcas, journaliste au quotidien Le Monde, correspondant régionale en Colombie, Venezuela, Équateur.

Cette table ronde était organisée par l’Université Externado de Colombie dont dépend l’association COLIFRI (Associacion Colombo-Francesa de Investigadores), créée dans le but de promouvoir la recherche universitaire en sciences humaines entre les deux pays.

Cette conférence à quatre voix avait pour objet d’interroger l’importance traditionnelle et actuelle jouée par l’image dans la vie politique de l’Amérique latine et dans l’incarnation du pouvoir par des leaders charismatiques. Les 4 conférenciers spécialistes de l’Amérique latine nous ont offert un exposé qui a ravi le public; en témoignent les applaudissements qui ont accompagné chacun des intervenants à la fin de leur prestation.

I. Mise en perspective historique du sujet (Olivier Compagnon)

Olivier Compagnon commence par replacer le sujet dans une perspective historique, celle d’une Amérique latine qui entretient depuis l’époque des indépendances une relation particulière entre images du chef et pouvoir. La personnalisation du pouvoir, avec la tradition du « caudillo », de l’homme fort, a été entretenue depuis le XIXe siècle par l’invasion des espaces publics par les statues d’hommes politiques, Bolivar au Venezuela ou en Colombie, Diego Portales et O’ Higgins au Chili, par exemple.

Les années 30, décennie marquée par la crise sociale, donnent naissance à un nouveau type de régime politique qualifié de « populiste », un terme qu’O. Compagnon emploie avec beaucoup de réticence. Régimes nationalistes et porteurs d’un projet de transformation économique et sociale en faveur des déshérités, ces régimes sont incarnés par des leaders charismatiques, Getulio Vargas au Brésil, Cardenas au Mexique, puis le général Perón en Argentine. Ces régimes incarnés par un homme fort naissent dans le contexte du développement, depuis les années 20, de la culture de masse : la radio, la presse illustrée à grand tirage et le cinéma par le biais des actualités filmées. Tous ces leaders se sont appuyés sur la diffusion de leur image pour asseoir leur pouvoir charismatique et apparaître comme proches du peuple. La palme revient évidemment au général Perón qui prenait soin que ses interventions publiques soient filmées et qui, en associant étroitement à son image celle de sa femme Eva, créa un véritable mythe qui a survécu en Argentine jusqu’à nos jours.

Selon O. Compagnon, les leaders « néo-populistes » du XXIe siècle, tels Chavez, s’inscrivent dans cette lignée, en utilisant les moyens nouveaux de communication. Il en conclut qu’il existe dans le rapport entre image et pouvoir politique du chef charismatique de forts éléments de continuité historique.

II. Du bon usage des médias par les leaders latino-américains au XXIe siècle ( Erica Guevara)

Succédant à O. Compagnon, Erica Guevara s’attache à analyser les usages des médias de quelques leaders politiques des 20 dernières années : Chavez, Lula, Correa ou Mme Kirchner…

Elle rappelle en préambule qu’en Amérique latine, le modèle dominant des moyens de communication est capitaliste. Les grands médias appartiennent en majorité à de grands groupes privés et se caractérisent par une forte concentration horizontale et verticale, contrôlant télés, radios et organes de presse. Les liens entre milieux d’affaires et médias sont donc nécessairement étroits.

Nombre de leaders qui ont dominé la scène politique dans les 20 dernières années étaient des présidents de gauche qui n’appartenaient pas aux élites politiques traditionnelles (Chavez, Lula…) et qui ne bénéficiaient pas au départ du soutien des médias. Ils ont donc souvent commencé par adopter une attitude et un discours d’hostilité aux médias, accusés de défendre les intérêts des puissants au détriment de ceux du peuple, une sorte de discours anti-élites qui fut efficace et qui leur permettait de se positionner en victimes de la presse. Ainsi, l’image de Luis Correa en Équateur déchirant à l’antenne et en direct un journal eut-elle un retentissement considérable.

Un fois au pouvoir, certains présidents adoptèrent un nouveau paradigme de communication fondé sur l’usage fréquent de la télévision, tels Chavez et Uribe en Colombie. Le modèle de ces « téléprésidents » est évidemment Chavez, mais E. Guevara rappelle que ce fut Uribe qui l’initia en Colombie en 1995. Hugo Chavez, s’appuyant sur un étroit contrôle de la télé publique, devint une véritable star du petit écran en animant chaque dimanche l’émission « Alo, présidente », répondant en direct et dans un lieu du pays différent chaque semaine aux questions des citoyens!

Lula, au contraire, garda pendant ses deux mandats une grande méfiance à l’égard des grands médias audiovisuels brésiliens, qui dominés par le groupe O’ Globo, lui étaient hostiles. Il préféra s’appuyer pour sa communication sur la presse régionale plus favorable.

III. Comment on construit une image d’homme providentiel (Eugénie Richard)

Eugénie Richard prend ensuite la parole et s’attache à décrypter les invariants des stratégies mises en œuvre par les candidats présidentiels, selon une approche sémiotique qui fait que les images forment un ensemble signifiant, formant une sorte décor de théâtre dans lequel le candidat se met en scène, se construit une image et raconte une histoire.

Selon la conférencière, le vote actuel en Amérique latine se déterminerait d’abord sur l’émotion plus que sur le programme du candidat. Les campagnes électorales racontent donc toujours à peu près la même histoire dans leur structure interne. Il s’agit, quand la campagne est réussie, de se construire une figure de héros, celle de l’homme providentiel, proche du peuple et apte à représenter à lui seul la nation dans ses profondeurs. Le héros doit annoncer une « nouvelle histoire », le début d’une ère heureuse. Le héros requiert un « anti-héros » , un ennemi que l’on ridiculise, fustige ou insulte (voir en ce moment au Brésil, Bolsonaro contre Lula). Les mots de l’histoire sont récurrents: peur, crise, peuple, ennemi, progrès, et bien sûr, Dieu qu’on mobilise souvent pour les besoins de la cause! (Voir le slogan de Bolsonaro qui bénéficie d’un soutien massif des églises évangéliques brésiliennes: « Dieu au-dessus de tous! »).

IV. De l’importance de l’art de la parole chez l’homme providentiel (Marie Delcas)

La dernière intervenante, Marie Delcas, est une journaliste chevronnée qui était arrivée la veille de Bogotá. Correspondante du journal Le monde et de RFI en Amérique latine depuis près de 20 ans, elle a une connaissance intime de la Colombie et du Venezuela. Truffée d’anecdotes, son propos complète et illustre les interventions précédentes. Elle rappelle qu’Uribe en Colombie et Chavez au Venezuela sont arrivés au pouvoir dans un contexte de crise, crise sociale au Venezuela et crise liée à la guérilla des FARC en Colombie. Ceux-ci ont donc construit leur image d’homme providentiel sur des programmes très différents. Ils sont arrivés au pouvoir avant l’explosion des réseaux sociaux, à une époque où la presse exerçait encore une influence politique déterminante. M. Delcas affirme qu’au début de leurs mandats respectifs, ces deux leaders charismatiques ont exercé une certaine fascination sur les journalistes. Uribe a bénéficié de la bienveillance de la presse lors de son premier mandat, puis celle-ci lui est devenu majoritairement hostile lors du deuxième. Chavez, au début, a été soutenu par la presse, mais celle-ci, ainsi que les télés privées, lui est devenu rapidement très hostile et faisait preuve d’une virulence dans ses critiques difficiles à imaginer en France. Ce qui a conduit le pouvoir chaviste à créer des médias audiovisuels publics dévoués à sa cause.

Dans un continent où l’art du verbe est très prisé, Chavez fut un digne héritier de Fidel Castro et Marie Delcas peut témoigner de l’art de la parole et de la formule d’Hugo Chavez qui exerçait une véritable fascination, quasi religieuse, sur la foule de ses partisans. Discret sur sa vie privée, la figure de Chavez doit donc beaucoup à son art de la parole et à la télévision qui lui permettait d’atteindre directement les foules. Leader charismatique, la personnalisation du pouvoir par Chavez a structuré la vie politique du Venezuela en chavistes et anti-chavistes, et selon M. Delcas, l’aura de Chavez – et de l’anti-chavisme –  est parti pour durer. Dans les autres pays, le Venezuela chaviste est devenu, pour les droites latino-américaines, un « contre- modèle » commode pour développer des « stratégies de la peur » lors des campagnes électorales.

Conclusion

A la charnière de l’ histoire contemporaine et de l’actualité brûlante, cette table ronde fut très intéressante sur le rôle des images et des médias qui les diffusent, dans la construction des figures des leaders charismatiques, et par conséquent, dans la vie politique des nations latino-américaines. Mais à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux, à l’heure où les images envahissent l’espace public et notre vie privée, les choses sont-elles si différentes chez nous et dans le reste du monde?