Timothy D. Snyder, professeur à Yale, a traversé l’Atlantique pour présenter l’édition en français de son dernier livre, Terre noire : L’Holocauste, et pourquoi il peut se répéter, paru chez Gallimard (Black Earth : The Holocaust as History and Warning, en anglais). Il était bien entendu impossible en 90 minutes de rendre compte d’un ouvrage aussi dense. Timothy Snyder a donc préféré ne développer qu’un seul axe, à savoir l’Holocauste comme produit de la dégénérescence de l’État. En polyglotte averti, c’est dans un français de bonne tenue que Snyder brosse l’effrayant portrait de l’Europe génocidaire. Le tableau est lourd d’enseignements pour nous et on aurait aimé que Snyder n’attende pas les questions de la salle en toute fin de conférence pour développer le second temps de son sujet « pourquoi l’Holocauste peut se reproduire ».

On dit que l’Holocauste est unique et qu’il suffit de rendre hommage aux victimes et de diaboliser les bourreaux pour que ce crime ne se reproduise pas. En réalité, dans la mesure où les mêmes causes produisent les mêmes effets, un nouvel Holocauste est parfaitement envisageable.

Commençons. Prenons le cas d’une femme, Irina, juive polonaise qui, pour échapper à la Wehrmarcht en septembre 1939, s’est réfugiée en Ukraine. Elle pense alors être tirée d’affaire mais la guerre la rattrape. L’Ukraine est d’abord envahie par l’URSS, puis en juin 1941, par l’Allemagne. En septembre 1942, Irina échappe à une exécution collective en se cachant dans les marais. Mais après plusieurs jours d’errance à manger quelques baies ici et là, elle décide de prendre le premier sentier et de demander de l’aide à la première personne qu’elle verra. Elle prend donc le premier sentier. Et voilà qu’un homme s’approche. Il est armé.

Cette histoire n’est pas l’histoire habituelle de l’Holocauste, avec les camps d’extermination et les trains en toile de fond. C’est l’histoire d l’Holocauste par balles. Rappelons que 97 % des juifs tués étaient des juifs polonais et qu’après les juifs polonais, viennent les juifs soviétiques. Certains estiment que la machine à tuer nazie était en place avant la guerre en Allemagne. Ce n’est pas le cas. En fait, et c’est la chose importante à retenir, le nettoyage ethnique est le produit non pas d’un État fort mais d’un État en déliquescence. Bien sûr, il y a eu des situations inverses, c’est-à-dire des massacres organisés par des États forts comme au Cambodge ou en Corée, mais ces pays avaient un parti unique. Or, le parti unique est un autre élément explicatif. Concernant l’Allemagne hitlérienne, l’État est à la fois déliquescent et à parti unique.

Pourquoi les juifs sont-ils au cœur de la lutte raciale d’Hitler ? Beaucoup d’historiens ont montré combien l’antisémitisme est chose banale dans l’Europe des années 1930. L’idéologie nazie combine deux aspects : la suprématie de la race aryenne d’une part, et la destruction juive d’autre part. Dans un pays moderne, l’État a le monopole de la violence légitime. Mais dans l’État nazi, la SS partage ce monopole avec l’Etat. Les camps de concentration dans les années 1930 en sont l’illustration puisque que ce sont des lieux où l’État traditionnel est absent. En poursuivant l’analyse, on se rend compte combien nos représentations de l’Holocauste peuvent être erronées. Ainsi, la plupart des juifs allemands survivent à l’Holocauste ; ceux qui meurent, meurent moins en Allemagne ou en Pologne, qu’à Riga ou à Minsk, c’est-à-dire plus à l’Est, loin de la bureaucratie allemande. Les juifs autrichiens, quoique victimes de discriminations dans un État raciste, sont peu nombreux à avoir été tués. Il faut attendre l’Anschluss et la décomposition de l’État pour que la répression s’emballe. On pourrait dire la même chose de la Tchécoslovaquie. La chose essentielle à retenir est donc celle-ci : quand un Etat cesse d’exister et qu’un autre le remplace, la période de flottement entre ces deux moments rend possible l’assassinat de masse et donc l’Holocauste. La déliquescence de l’État peut répondre à des facteurs internes ou externes.
En Pologne, l’État a été détruit par la force. Les einsatzgruppen ont exterminé la classe politique polonaise. Le peuple polonais est devenu une sorte de sujet colonial. Dans ce vide politico-juridique, l’arbitraire a triomphé et les ghettos sont apparus.
Dans les États Baltes, il n’y avait pas plus d’antisémitisme qu’en France dans les années 1930. Pourtant la violence fut inouïe pendant la guerre. Pourquoi ? Les structures étatiques ont été détruites une première fois par l’invasion soviétique, puis broyées une seconde fois par l’Allemagne.
Là où il n’y a plus d’État face aux nazis, les chances de survie d’un juif sont de une sur vingt. Là où les nazis doivent traiter avec un État, quand bien même cet État serait antisémite, les chances de survie sont de une sur deux.
Allons en Europe de l’Ouest maintenant. Les Pays-Bas étaient certainement le pays le moins antisémite d’Europe. La population protesta même contre les déportations. Et pourtant c’est dans ce pays que la majorité des juifs de la région meurent. En effet, le gouvernement n’est plus là et la SS est toute-puissante. En France, l’État est antisémite mais les 2/3 des juifs survivent. Ceux qui sont déportés sont surtout des juifs étrangers, notamment polonais, dont la citoyenneté n’avait plus de valeur nulle part. Au Danemark, le gouvernement subsite et il n’est pas antisémite : la majorité des juifs survit.

Qui pouvait sauver les juifs en l’absence de l’État ? Les diplomates, les Eglises, les individus de bonne volonté ont pu, à leur niveau, faire quelque chose. Dans l’histoire d’Irina, notre juive polonaise, cela finit bien. L’homme armé qu’elle a rencontré a accepté de l’aider, lui a construit un abri et l’a cachée durant la guerre. Cet homme était un solitaire, un esprit indépendant, très critique contre tous les Etats. Il ne changeait pas parce que le monde changeait. Irina n’a pas voulu donner son nom car, par la suite, après la guerre, pendant et après la guerre froide, il a continué à défier les autorités.

Question de Gilles Heuré : Combien de langues parlez-vous ?
Timothy Snyder : Je parle quatre-cinq langues mais je peux en lire une douzaine.

Question de la salle: Vous parlez finalement très peu de Hitler et de Pétain.
Timothy Snyder: Hitler n’a pour la France qu’un regard stratégique, son projet le porte surtout vers l’Est. La SS avait besoin d’un espace de non-droit et c’est à l’Est qu’elle l’a trouvé. Enfin, il y a beaucoup de similitudes entre la Roumanie, la Bulgarie et la France.

Question de la salle : L’Allemagne a inventé le « Lebensraum » en vue de régler le problème de dépendance alimentaire des Allemands. Aujourd’hui, l’inquiétude est plus globale mais on retrouve la même angoisse sur l’insuffisance des ressources de la planète. Par conséquent, peut-on s’attendre à un « génocide écologique » ?
Timothy Snyder : L’Holocauste est le résultat de trois facteurs combinés: une idéologie qui répond de manière plausible et cohérente à une crise globale, la clé d’explication juive, et effectivement la conviction que les ressources sont limitées. Sur ce dernier point, on peut dire que nos sociétés ne sont absolument pas préparées à gérer la pénurie et qu’il y a un terreau propice au crime.

Question de la salle : Quelle est la part de l’antisémitisme local, hors Allemagne, dans la déportation et l’extermination ? Avec votre analyse, on a le sentiment que finalement cela n’a pesé qu’à la marge.
Timothy Snyder : En effet, l’antisémitisme local n’est qu’un aspect souvent secondaire de la Shoah. Rappelons d’ailleurs que tous les assassins des juifs n’étaient pas nécessairement antisémites. Par ailleurs, l’antisémitisme local est devenu un tropisme des histoires nationales de la Shoah or la Shoah doit vraiment être abordée sous un angle beaucoup plus large.