Participants :

Bernard Legras Fiche de présentation disponible sur [le site de l’ANHIMA->http://www.anhima.fr/spip.php?auteur15]
Claude Gauvard Fiche de présentation disponible sur [le site de l’Université Panthéon-Sorbonne->https://www.univ-paris1.fr/recherche/page-perso/page/?tx_oxcspagepersonnel_pi1[page]=presentation&tx_oxcspagepersonnel_pi1[uid]=clgauv]
Lucien Bély Fiche de présentation disponible sur [le site de l’Université de la Sorbonne->http://www.paris-sorbonne.fr/l-universite/nos-enseignants-chercheurs/article/bely-lucien]
Jean-François Sirinelli Fiche de présentation sur [le site de Sciences Po->http://chsp.sciences-po.fr/chercheur-permanent/sirinelli]

Afin de rendre justice aux réflexions et analyses de chaque intervenant, le compte-rendu de la table-ronde prendra la forme d’une retranscription fidèle des échanges tenus.

Médiateur

Depuis plusieurs éditions déjà le Comité des sciences historiques participe activement aux Rendez-Vous de Blois en y organisant une table ronde sur un sujet brûlant de notre discipline. Par moment l’actualité rejoint l’Histoire. Nous ne parlerons pas de nos ancêtres et des gaulois. Nous ne nous demanderons pas non plus comment l’histoire et l’historien construisent la nation, mais nous chercherons à l’inverse à savoir comment la nation détermine l’histoire ? Je vais donc laisser mes 4 intervenants débattre des questions que je poserai.

Première question : Le récit chronologique continu, dans un cadre national, constitue t-il une base nécessaire de formation et d’enseignement en licence ?

Bernard Legras : L’antiquisant qui défend sa discipline est très favorable à la chronologie. C’est une manière corporatiste de défendre l’Histoire ancienne qui est lourdement frappée depuis quelques années.

Pour ce qui est de la question posée, rappelons que nous connaissons très bien les contenus des écoles grecques antiques. Les programmes étaient déterminés par la tradition et la culture. On étudiait l’Histoire de manière chronologique depuis Homère jusqu’à l’époque contemporaine. Donc pour moi le récit chronologique est une nécessité absolue. Quand au cadre national : l’histoire du peuple est privilégié mais dès l’antiquité on étudiait aussi une Histoire mondiale (on parle du monde barbare). Il ne s’agit pas d’une Histoire fermée sur elle-même.

Claude Gauvard : Je prendrai le problème différemment même si, au Moyen Age, l’on a insisté beaucoup sur la chronologie en posant deux questions :

  • Quel est l’apprentissage de l’Histoire ? La compréhension du temps et aussi de l’espace. C’est apprendre aux enfants ce qu’est le temps depuis l’enfance. Par conséquence cela fait partie d’un apprentissage nécessaire et je ne suis pas fermée à l’idée des grandes frises chronologiques en classe, à condition qu’elles ne soient pas bornées au cadre national.
  • Deuxièmement l’Histoire réfléchit et s’empare des évènements. Or les historiens du Moyen Age peinent à dater et situer les uns aux autres les évènements. La datation est donc une grande victoire des historiens. Mais cela ne veut pas dire pour autant que la date est infaillible : ex du baptême de Clovis (496 ? 502 ? 508 ?). Pour le cadre national une grande question demeure. L’intérêt de la discipline demeure dans la mise en perspective, donc le cadre national n’est pas capital.


Finalement est-ce un crime de connaitre par coeur des dates ? Non : rapproche t-on aux mathématiciens de connaitre des théorèmes par coeur ? Les dates sont capitales pour envisager le coeur de la discipline : la mise en perspective.

Lucien Bély : Il y a deux dimensions à votre question : celle de l’historien citoyen et celle de l’historien moderniste. L’historien citoyen vous répondrait que la nation est un cadre commode pour forger des références mentales. Pour la pédagogie il est important d’avoir ce cadre. De même l’Histoire est bien comme le dis Claude Gauvard, une science du temps. Je suis pour replacer au centre de notre enseignement l’étude du temps. C’est pourquoi je déplore les grandes ruptures dans l’enseignement : on enseigne quasiment plus la révolution en licence, c’est un problème.


Comme moderniste je dirai que ma tâche est plus simple car le concept de nation existe déjà, même s’il demeure très flou : il existait une nation allemande mais sans cadre étatique, une nation italienne sans état. Mais la nation française nait dans un cadre étatique. Se développant conjointement avec la royauté, elle va eu à peu s’en séparer et même s’y opposer. Enfin si nous avons à présenter une histoire dans le cadre national, nous ne devons pas négliger l’espace dans lequel se forge le cadre national et avec lequel il dialogue : l’espace européen.

Jean-François Sirinelli : Je reviendrai plutôt sur l’aspect national de la question car je souscrit aux propos précédents. Je dis oui au cadre national pour une notion simple, signalée par Lucien Bély : à l’époque contemporaine les structures Etat-Nation sont centrales.

Je ne vois pas pourquoi, par décret, l’on supprimerait ces structures. Je dirai d’autant plus oui que dans le cadre de la nation se bâtit une Histoire partagée. Cela étant nous devons nuancer car le cadre national n’est pas tout. Sinon nous manquerions à deux devoirs : nous ferions d’abord l’impasse sur des milliards d’hommes et nous ne nous centrerions pas sur le coeur de la discipline : la science du temps et de l’espace, or la nation n’est qu’une fraction du temps écoulé.

Se pose alors une question : que choisir dans l’enseignement ? C’est très compliqué car je suis sincèrement persuadé que nous ne sommes pas propriétaires de l’Histoire dans la démocratie et nous ne pouvons tout décider. Notre rôle est de transmettre une Histoire « fraiche », nourrie par la recherche historique car sinon nous risquons de figer le savoir. Mais je ne répond pas à la question du choix : qui choisit ? L’Inspection Générale ? Le pouvoir politique ? Je pose un débat plus que je ne le résous.

Deuxième question : L’Histoire globale démode t-elle les thèses et les chaires limitées à une Histoire nationale ?

Lucien Bély : C’est une belle question mais je ne pense pas que l’on puisse dire que l’Histoire globale est « à la mode »: la science évolue et est en cela passionnante. De plus ce n’est pas si nouveau : Braudel en faisait déjà. La vraie nouveauté est dans l’Histoire connectée qui tisse des liens insoupçonnés. C’est un apport considérable en ouvrant l’Histoire, limitée bien souvent au cadre national voire local. C’est une Histoire très difficile, d’autant plus que l’Europe s’est faite historienne du monde.

Je ferai trois remarques supplémentaires : cette Histoire nous invite à la prudence car il est pas simple de parler des mondes lointains (trouver des spécialistes de la Chine en France est très compliqué par exemple), demande des compétences mais aussi de la curiosité. C’est donc un défi fait à nous universitaires et bientôt fait à vous les professeurs du secondaire. Face à nos publics nous ne pouvons dire n’importe quoi (héroisation des personnages historiques). C’est une leçon de modestie qui nous est faite et c’est pas plus mal. Cette Histoire ouverte au monde ne peut être maitrisée, mais est une formidable invitation à l’intelligence.

Claude Gauvard : Au Moyen Age l’Histoire globale va de soi et est même sur-dimensionnée car les Hommes vivent à la fois dans le temps matériel et dans le monde éternel à venir. Moyennant quoi l’historien ne peut ignorer ces données. Votre question était de savoir si l’Histoire globale démodait les thèses. Je rappelle que j’occupais la chaire d’Histoire de France du XIV-XVème siècle à la Sorbonne. Est-ce un gros mot de faire l’Histoire de France ? Non car je revendique tout autant l’universel et l’Histoire de France que je pratiquais. Les anglos-saxons ne se posent pas ces questions. Certes le cloisonnement scientifique par nations peut faire passer pour ringard mais je reviendrai sur les termes de Lucien Bély : pendant longtemps les thèses concernaient des espaces régionaux et locaux et par là on a pu dresser des liens entre les espaces : les hommes chargés de curer les fossés de Toulouse venaient de Bretagne. C’est donc un faux problème et nous devons nous méfier de la mode : les médias nous parlent de nouveauté quand nous dressons des liens entre les régions et les temporalités. Mais nous faisons cela depuis toujours : la dispersion de l’ordre de Cluny ce n’est pas autre chose.

Bernard Legras : L’Antiquité se posera aussi dans les pas de mes collègues. On a rien inventé avec l’Histoire connectée et globale car on a toujours comparé les civilisations et les sociétés : l’école française de Pierre Vidal Naquet en avait fait sa spécialité. On parle aussi d’Histoire croisée or on ne peut pratiquer correctement la discipline si nous n’élargissons pas notre manière de penser, réfléchir et travailler : je suis hellénistique et papyrologue. Je suis obligé de comprendre et lire le hiéroglyphe, le démotique, le latin et le grec… Quand à la question : les thèses sont-elles démodées ? Absolument pas ! Travailler sur Alexandrie, c’est faire de l’Histoire mondiale. Nous sommes tous des historiens globaux et connectés sans le savoir.

Jean-François Sirinelli : C’est sous-entendu dans les propos de mes collègues mais rappelons aussi que nos conditions de travail nous ont poussé à nous globaliser : le temps long de la lecture d’articles, d’échanges épistolaires a céder sa place à une accélération. C’est essentiel d’autant que l’Histoire européenne fut longtemps une histoire dominante. Son déclin s’amorce il y a 30 ans avec la montée en puissance d’autres pays. Ce changement de contexte n’est pas sans rapport avec cet intérêt formulé sur l’Histoire globale.

Mais nous ne devons jamais oublier que notre travail ne peut tendre à la perfection dans tous les domaines : nous ne sommes pas des Pic de la Mirandole. De plus nos thèmes de recherche nous amène à mondialiser et globaliser nos approches (je travaille actuellement sur la diffusion de la culture de masse : je ferais mal mon travail si je ne prenais pas en compte une dimension plus large que le cadre national).

Troisième question : L’historien prend t-il un risque scientifique et de carrière en parlant de nation ?

Jean-François Sirinelli : Vous avez raison de poser la question. Mais le fait même de la poser est inquiétant pour notre discipline et notre travail. La nation pècherait pas ringardise et connotation idéologique. Répondre à la question est complexe car il faudrait faire une étude exhaustive des singularités. Je note simplement que des Duby et Leroy Ladurie ont pu travailler sur un cadre national par le passé et que les historiens n’ont pas à se justifier à partir du moment où ils respectent la loi et les règles du métier.

Lucien Bély : Je dirai très franchement ; s’il y a risque cela devient intéressant. Mais la question est très juste. La petite musique dont parle Sirinelli existe, notamment à l’époque moderniste. Ma réponse se fera à trois échelles : pour le citoyen la question devient embarrassante car une partie de la population apprend l’Histoire à la maison à l’inverse du reste de la population, ce qui crée des inégalités. L’historien vous répondrait que cela serait dommage car le recrutement se fait sur le cadre national : le candidat est-il possible d’enseigner dans le cadre national ? Le moderniste vous répondrait que l’on juge les historiens travaillant dans le cadre national comme des nationalistes. Pour autant ce cadre m’intéresse à cette époque charnière où le concept reste très flou.

Claude Gauvard : J’aime beaucoup votre question car je suis comme Lucien Bély : si l’historien prend un risque alors tant mieux car l’on doit parler de la nation. Ce n’est pas un risque intellectuel ni universitaire mais social : la perception de l’historien travaillant sur la nation en souffrira. L’on doit parler de la nation car la nation a une Histoire. Elle n’est pas un impératif catégorique. Elle n’a cessé d’évoluer depuis le Moyen Age où nait un sentiment national autour de l’image royale (exemple des incidents de Vaucouleurs où les paysans s’enragent contre la destruction des héraldiques fleurdelisées ou encore l’histoire de Jeanne d’Arc qui se fait porte parole d’un sentiment largement partagé dans les sociétés). Bien entendue la nation au Moyen Age est bien différente de la nation de Valmy. Il y a donc urgence et nécessité d’étudier le concept de nation afin de le rendre plus intelligible.

Bernard Legras : On retrouve la notion de nation chez les romains durant l’Antiquité. La question qui se pose est la transcription de cette idée dans d’autres langues, comme le grec. Elle se fait essentiellement dans le terme de patrie avec une idée de reconnaissance d’héritage des pères et ancêtres. Faire une histoire qui parle de nation a donc du sens. Pour autant encore une fois nous ne limitons pas à ce simple cadre.