Participants :

Jean-Pierre Chevènement Retiré dernièrement de la vie politique, fiche des dernières activités parlementaires disponible sur le [site du Sénat->http://www.senat.fr/senateur/chevenement_jean_pierre02053w.html]
Bertrand Badie
Pierre Singaravélou Voir sa fiche sur le [site de l’Université Paris I->http://irice.univ-paris1.fr/spip.php?article484]

Afin de rendre justice aux réflexions et analyses de chaque intervenant, le compte-rendu de la table-ronde prendra la forme d’une retranscription fidèle des échanges tenus.

Bertrand Badie : La question de la sortie des empires m’inspire trois réflexions. La première est une question sémantique : qu’entend t-on par empire ? Pour moi il s’agit d’un espace où le pouvoir agit plus par rayonnement que par territorialité. Sortir des empires, c’est donc commencer à aborder la fin de l’ordre westphalien, de 1648. A partir de là chaque Etat peut adopter trois postures :

  • La stabilité : continuer à se dire empire et se penser ainsi, comme la Russie
  • La conversation à l’Etat-nation comme le Brésil
  • La résurrection de l’idéal impérial

La deuxième réflexion qui me vient est celle de la dureté et la difficulté de la rupture avec l’idéal impérial. Elle peut prendre trois formes distinctes. La première, la plus courante, se fait dans la défaite, à l’image de l’effondrement des empires européens et ottoman en 1918. Pire encore, celle-ci peut s’accompagner de la mise sous tutelle (Japon en 1945). La troisième forme correspond quant à elle aux révoltes populaires contre un pouvoir coercitif, ainsi se sont écroulés les empires coloniaux.

La troisième idée que je voudrais aborder est celle des indices d’une résurgence d’ambition impériale. J’en retiendrai cinq :

  • La résurgence impériale, souvent soutenue par le sentiment de la « responsabilité particulière » et de la mémoire légitimante : l’implication française sur le continent africain est associée à ce sentiment.
  • L’appétit territorial, aussi résurgence de la mémoire impériale, à l’exemple de la politique française à Mayotte.
  • Les ambitions de contrôle et d’influence régionale. La Chine illustre parfaitement ce phénomène, se montrant absente de la scène diplomatique mondiale, mais largement impliquée dans les évènements de sa région.
  • L’ingérence dans la politique d’autres Etats.
  • La figure messianique qui se teinte d’universalisme et d’une prétention à répandre sa civilisation, son modèle au reste du monde.

Médiateur : Pour des minorités, faut-il mieux vivre sous l’empire ou dans l’Etat-nation, généralement plus violent contre celles-ci ?

Jean-Pierre Chevènement : Pour répondre à votre question première je dirai que la nation organise l’égalité de tous, mais laisse la place aux différences, dans le cadre des principes républicains. Dans ces conditions l’Etat-nation n’a aucun raison d’être plus répressif envers les minorités que l’empire.

Je n’ai pas grand chose à rajouter à ce qui a été dit précédemment, mais j’apporterai quelques nuances. Tout d’abord rappelons l’importance des sentiments et des ressentiments dans l’ordre du monde et des relations mondiales. Pour commencer, il n’y a que deux modèles politiques possibles : l’empire ou la nation. Je préfère la nation, car elle rend possible la démocratie et l’égalité. J’observe que les empires n’ont pas survécu à l’Histoire ou difficilement. Les grands empires tombent en 1918 et le modèle de la nation, apparu à la Révolution, s’impose en Europe sur les anciens territoires impériaux.

Je suis d’accord avec la notion d’empire de Bertrand Badie : le rayonnement, ou soft power, est bien plus important que le territoire et son extension via l’emploi du hard power (exemple des Etats-Unis d’Amérique). De plus l’exercice du droit extra territorial étasunien, fortement lié au capitalisme financier, s’accompagne d’allégeances plus ou moins marquées de certains Etats, ce qui rappelle fortement le modèle politique du Saint Empire Romain Germanique.

Ma réflexion est aussi valable en Europe : Ulrich Beck pensait un empire européen, sous la forme d’un Saint Empire Romain Germanique moderne, avec une intégration plus ou moins forte depuis le noyau dur de l’empire Ulrich Beck, Pour un empire européen, Flammarion,‎ 2007. Si des reconstitutions d’empires plus ou moins visibles sont bien là, le modèle de l’Etat-nation reste dominant.

Une nuance sur le Mali et la Françafrique : cette intervention fut faite après demande des dirigeants du Mali, et avec accord de l’Algérie. La région est d’autre part stabilisée en grande partie, à l’inverse d’autres exemples d’expéditions dans un passé récent.


Pour conclure, nous sommes toujours dans une situation floue. Certains se prétendent empire, d’autres le vivent. Si elle cherche à se penser ainsi, l’Union Européenne n’est pas un empire total, ne possédant par le hard power, du fait même qu’elle compte 28 membre, voire 29 si nous considérons son membre caché, qui est les Etats-Unis d’Amérique

Médiateur : Jean-Pierre Chevènement a parlé de citoyenneté. Or l’on sait que la IIIème République fut aussi la celle de la colonisation : comment penser cette contradiction ? Et reste t-il des territoires à décoloniser ?

Pierre Singaravélou : Avant de répondre à vos questions, laissez-moi revenir sur les propos de mes voisins. Dans cette table ronde, implicitement, nous nous inscrivons dans un vieux débat sur la fin des empires. Il est important d’expliciter ce méta discours, selon lequel chaque empire est appelé à grandir, vivre et mourir, ce qui est une approche linéaire et anthropomorphique.

Pour autant rappelons que l’Etat-nation reste un modèle très récent. Les modèles dominants dans l’Histoire restent l’empire, voire la cité-état. D’autres institutions sont encore envisageables, à l’image de la fédération.

Sur la question de l’ambiguité entre projet républicain et projet colonial, à notre époque, notons que la recherche actuelle s’inscrit dans un renouveau autour des crispations sur ces questions. Pendant longtemps, la controverse historiographie opposait conservateur et tiers-mondiste. Aujourd’hui l’on assiste à une dynamique de dépassement épistémologique : la plupart des historiens de l’empire colonial dépassent l’analyse en termes comptables. L’idée n’est plus de savoir si l’oeuvre coloniale française fut positive, mais de mieux comprendre ce que fut la colonisation, notamment dans ses mécanismes de domination reposant pour la plupart sur les élites locales.

L’autre axe qui permet de sortir du sentimentalisme, c’est la reconnaissance de la capacité d’action. Toutes une série de travaux révèlent les limites du pouvoir impérial, et montrent, contrairement aux premières recherches sur les dominations coloniales, la présence de vecteurs de régularisation des sociétés (écoles coraniques, instituts bouddhiques etc.). Cela signifie que l’un des grands enjeux pour nous, ce n’est pas simplement penser l’empire, mais les limites de la domination impériale.

Médiateur : Comment sort-on de cette problématique ?

Pierre Singaravélou : Permettez-moi une anecdote : en arrivant dans mon hôtel j’ai pu y découvrir une décoration à l’impérial, ou tout du moins l’image de ce que l’on s’en fait. Bien qu’il s’agisse d’une question marketing, ceci soulève une vraie interrogation sur la décolonisation des imaginaires.

Médiateur : Revenons vers vous Monsieur Badie. En effet vous parliez de mémoire coloniale il y a peu dans un article « Les difficiles sorties d’empire », La Croix, 16 mars 2015. Comment se traduit t-elle en France concrètement ?

Bertrand Badie : Ce débat est très intéressant car il discute l’empire à partir de deux hypothèses, auxquelles je ne crois pas personnellement :

  • La thèse anthropique (un empire vit et meurt)
  • Une fois mort, l’empire ne revient plus

Je constate que ce que j’ai dit auparavant se retrouve pratiquement partout. La mémoire impériale demeure, avec des pratiques apprises et réemployées. Tous les Etats assez puissants pour avoir eu des ambitions impériales conservent cette mémoire coloniale. Elle est très difficile à corriger, d’autant plus que les réflexions que nous menons de nos jours sont de fines pellicules sur des histoires et des relations multi-séculaires.

Médiateur : Monsieur Chevènement, dans les défenseurs actuels de l’histoire nationale ne se cache t-il pas une mémoire coloniale ?

Jean-Pierre Chevènement : Le 2ème empire colonial français est un empire de compensation, suite aux déboires connus en Europe (Waterloo et Sedan), la motivation économique n’est pas déterminante. De même je dirai que toute colonisation créée des tensions, ou encore des affinités et des amitiés. J’ai participé à la décolonisation en Algérie, entretenant avec les dirigeants de l’ALN des liens très forts et qui perdurent. La seule manière d’éviter cette mémoire coloniale, c’est de s’attacher aux idéaux républicains, pas suffisamment respectés ou mis en place. Parmi ces idéaux, le principe d’égalité est capital pour éviter le ressentiment, qui n’est pas simplement issu de l’époque coloniale.

Je pense que la république et la mémoire coloniale sont différentes : la Convention a aboli l’esclavage en 1794 et tous le républicains ne furent pas colonialistes, notamment Clemenceau. Sachons regarder désormais vers l’avenir.

Médiateur : Une question se pose : dans le cadre d’un processus de sortie d’empire, quand peut-on considérer que celui-ci est abouti ?

Pierre Singaravélou : Différents points de vue peuvent s’opposer. L’on peut considérer que la sortie de l’empire, c’est avoir l’indépendance économique, ou décoloniser l’imaginaire, ou encore être reconnu sur le plan international.

Pour poursuivre ma pensée, je voudrais revenir sur les propos de Bertrand Badie et sur la brutalité des fins d’empire. Les situations contradictoires se rencontrent : ainsi les décolonisations africaines furent souvent violentes et brutales, car accompagnées de questions foncières (des populations européennes étant souvent implantées). De même, il existe des décolonisation sur 150 ans et point terminées, à l’image de l’Australie, où les derniers Premier Ministre sont nés en Grande Bretagne et y ont vécu une bonne partie de leur jeunesse. Dans un autre espace, évoquons le cas indien où la distinction du passé impérial anglais et l’histoire nationale est difficile. Ce qui fait la spécificité de cette décolonisation, c’est que les leaders se sont appropriés le passé anglais, et que les intérêts britanniques ont massivement quitté le pays, à l’inverse de la France en Afrique.

Médiateur : Il est temps de conclure les réflexions de cette table ronde : un dernier tour de table ?

Bertrand Badie : L’idée de cette table ronde est en partie liée à l’opposition entre deux visions classiques sur l’évolution des épisodes impériaux: les empires survivent éternellement pour les uns, ou meurent inévitablement pour les autres. A mon sens cette contradiction n’a pas lieu d’être, les deux affirmations cohabitant en permanence. Tous nos échanges soulèvent d’ailleurs des questions auxquelles nous n’avons pas apporté de réponse, car ce n’est pas le coeur de la rencontre : où ont lieu les résurgences impériales de nos jours, et quelles en sont les causes ? J’ai apprécié ce que disait Jean Pierre Chevènement sur l’empire de compensation car les mécanismes psychologiques sous-jacents se retrouvent encore de nos jours dans les grandes politiques européennes et françaises.

Jean-Pierre Chevènement : Si compensation impériale il y a, elle est dérisoire de nos jours, puisque que les opérations au Mali, que mon voisin perçoit comme des résurgences de l’ambition impériale, sont des charges plus que des compensations. On pourrait d’ailleurs reprocher aux autres européens de se décharger sur la France sur ces questions. Ceci m’amène à poser la question de la nature européenne : n’allons-nous pas vers une forme d’empire dans l’Union Européenne ? L’Union Européenne ressemble à un Saint Empire Américano-Germanique du capital financier. Mais nous pouvons encore, dans le cadre démocratique, modifier les orientations actuellement prises, en construisant une démocratie où des délégations de pouvoir, sous contrôle populaire, sont possibles.

Pierre Singaravélou : La thématique de cette table-ronde, « Sortir des empires », est une question d’actualité. En effet l’ONU parle encore de 17 territoires non autonomes, à décoloniser, quand bien même cette liste officielle soit sujette à contestation, devant l’absence d’espaces répondant aux critères définis par l’ONU et sous contrôle d’Etats entendant jouer un rôle important sur la scène internationale, comme la Russie ou encore la Chine.