Fin d’Empire : guerre d’indépendance algérienne et société métropolitaine

Table ronde animée par Sylvie THENAULT, directrice de recherche au CNRS, directrice adjointe du Centre d’histoire sociale du XXe siècle.
Avec : Samuel ANDRE-BERCOVICI, doctorant à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne,
Denis LEROUX, doctorant à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, Marius LORIS, doctorant et enseignant à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, Martin MESSIKA, doctorant en cotutelle à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Université de Montréal.

Présentation et problématique

Les liens très étroits entre l’espace métropolitain et l’espace colonial algérien sont bien connus. L’Algérie en effet est la seule véritable colonie de peuplement de l’Empire, divisée en départements comme une projection de la métropole en Afrique du Nord.
Le contexte paroxystique de la guerre d ‘Algérie est un moment privilégié pour interroger de plus près les liens entre société métropolitaine et société coloniale. Au-delà en effet des répercussions politiques du conflit, il faut rappeler qu’un million de Français va rejoindre la métropole au cours de la guerre et que dans l’autre sens un million de soldats, en grande partie issus du contingent, va débarquer sur le sol algérien.
Pour aborder cette thématique des connexions entre les deux espaces dans le contexte de la guerre, la Table ronde animée par Sylvie THENAULT va centrer la discussion autour de trois axes correspondant pour partie aux travaux de recherche menés par les quatre doctorants présents :

  • Le rôle des associations juives métropolitaines et la migration de la communauté juive d’Algérie
  • La mobilisation en Algérie des associations d‘anciens combattants pour le maintien de l’Algérie française
  • L’implication politique des militaires et de l’institution militaire pendant et après le conflit

Le rôle des associations juives métropolitaines et le retour des Juifs d’Algérie en France

Martin MESSICA qui rédige une thèse sur les migrations des juifs d’Afrique du Nord vers la France et le Canada, évoque les préoccupations et l’action des associations juives métropolitaines pendant le conflit.
En 1960, 120.000 à 140.000 Juifs vivent en Algérie et ils sont, depuis le décret Crémieux de 1870, de nationalité française avec la plénitude des droits civils et politiques. Parallèlement à cette intégration dans le corps civique, de grandes organisations juives métropolitaines administrent le culte en Algérie.
La guerre est un moment charnière qui interroge la communauté juive sur son statut, sa place au sein de la société française. Les associations juives métropolitaines depuis le XIXe siècle ont énormément œuvré pour la francisation et pourrait-on dire la « sécularisation » des juifs d’Algérie.
L’Alliance Universelle Israélite qui avait développé tout un réseau d’écoles en Tunisie et au Maroc, encourage la fréquentation de l’école publique en Algérie et participe à la réforme de l’enseignement religieux.
C’est donc logiquement qu’en ces temps troublés les associations juives rappellent avec force leur attachement à la France, à la citoyenneté française, comme si les choses n’allaient pas de soi. Les souvenirs de Vichy qui avait aboli le décret Crémieux rôdent encore dans les têtes et les craintes se réveillent quand le général de Gaulle lui-même parle de « minorités ». La naturalisation à cet égard des Juifs du Mzab en 1961, une communauté particulière qui vivait selon un statut civil indigène, met en lumière l’importance du droit national pour les Juifs d’Algérie.

A partir de 1961 / 1962 la quasi-totalité de la communauté va rejoindre la métropole, très peu de Juifs algériens, à la différence des Juifs marocains ou tunisiens, choisissant le départ pour Israël.
Cette nouvelle présence juive en métropole va dynamiser des communautés un peu atones et démographiquement déclinantes. Même si l’arrivée de plus de 100.000 juifs a pu générer des tensions au sein de la communauté, leur présence est bien perçue par les institutions juives. C’est ainsi que le Consistoire va multiplier les initiatives pour faire davantage de place au rite juif d’Afrique du Nord.

Des associations d’anciens combattants pour le maintien de l’Algérie française

Samuel ANDRE-BERCOVICI s’est intéressé lui à l’action des associations d’anciens combattants en Algérie au moment de la guerre. Ces associations forment un tissu dense dont l’implantation est essentiellement urbaine. Toutes ces structures sont liées à des fédérations métropolitaines. Elles comportent très peu d’anciens combattants musulmans, les quelques membres présents étant de simples adhérents. Cette situation s’explique par l’action des autorités qui a cherché à décourager les adhésions des musulmans afin que ces associations ne se transforment pas en foyers d’agitation éventuels. De plus ces associations étaient trop calquées par leur fonctionnement et le comportement de leurs membres sur les organisations métropolitaines ce qui ne pouvait pas bien sûr encourager les adhésions des Arabes.

Pendant la guerre la plupart des associations vont respecter un apolitisme assez traditionnel et refuser de s’engager dans les débats franco-français.
D’autres cependant vont se servir de leur organisation comme d ‘un outil de mobilisation pour la défense de l’Algérie française. C’est le cas notamment du Comité d’Entente des Anciens Combattants qui va chercher à peser d’un poids politique dans la lutte pour la sauvegarde de l’Algérie française. Le Comité va connaître quelques moments importants comme lors de sa participation à la « Journée des Tomates » organisée contre la venue de Guy Mollet à Alger. Il va également s’engager dans une stratégie de légitimation vis-à-vis de la métropole en organisant la cérémonie du « Serment des Anciens Combattants » en 1957 avec l’appui et la présence d’associations venues de métropole et notamment l’Union Nationale des Anciens Combattants.
Succès sans lendemain cependant. Les liens avec la métropole vont se révéler de plus en plus lâches. L’arrestation du chef du Comité d’Entente donnera lieu à quelques messages de soutien de la part de nombreuses associations d’anciens combattants, mais sans plus. En réalité, et à l’image des évolutions de l’opinion française, la majorité des associations métropolitaines souhaitera que la France sorte au plus vite de cette guerre sans issue.

Au retour en métropole on retrouvera chez les anciens dirigeants de ces associations une volonté de défendre les droits des rapatriés, l’identité « pied-noir », voire parfois, mais de façon minoritaire, les actions de l’OAS.

Le 5e Bureau de l’Armée et l’action psychologique : l’impact sur les appelés du contingent

L’implication politique de l’armée dans le conflit algérien est ici abordée de façon assez ciblée par Denis LEROUX qui rédige actuellement une thèse sur le 5e Bureau et l’action psychologique.
La doctrine de l’Action psychologique menée par le 5e Bureau s’est progressivement élaborée au lendemain de la défaite indochinoise. C’est son chef, le colonel Charles Lacheroy qui théorise la doctrine de la « guerre révolutionnaire ». Dans les conflits nouveaux qui naissent il faut autant contrôler la population que les territoires. Le 5e Bureau est en réalité un outil de propagande qui vise à gagner les esprits pour gagner la guerre. Mais de quels esprits s’agit-il ?
Les actions ciblent d’abord les populations musulmanes : il s’agit de discréditer les « rebelles » et de montrer les bienfaits de la colonisation et le rôle civilisateur, émancipateur de l’armée. Le 5e Bureau participe aussi à la création de groupes d’auto-défense formés de populations musulmanes.
Mais ce qui est plus intéressant ici au vu de la thématique de la table ronde, est l’action psychologique menée auprès des appelés du contingent, donc de populations venues de métropole. Il s’agit de convaincre les appelés de l’utilité de cette « guerre ». L’action psychologique passe par la tenue de causeries, de réunions d’information y compris auprès des familles. Si la lecture de la presse nationale parisienne est interdite, le journal édité par le 5e Bureau, « le Bled » est largement diffusé. Journal de propagande finalement assez sommaire qui justifie les actions bénéfiques de l’armée, la politique d’intégration et qui fustige la violence barbare des rebelles. La propagande développée auprès des officiers de réserve apparaît davantage subtile, basée sur l’opposition idéologique entre démocratie occidentale et communisme. Selon Denis LEROUX l’efficacité de ces types d’actions auprès des appelés métropolitains est toute relative.
Avec l’évolution des positions gouvernementales vis-à-vis de l’Algérie, le 5e Bureau va s’opposer de plus en plus aux décisions du pouvoir civil, et son rôle lors de la « Journée des Barricades », amènera à sa dissolution : le général de Gaulle reprend en main le contrôle de l’armée.

Que deviennent les officiers du 5e Bureau après la fin de la guerre d ‘Algérie ?

Denis LEROUX a mené un travail de recherche sur 70 dossiers d’officiers de carrière membres du 5e Bureau.
Il apparaît que ces soldats identifiés comme de vrais combattants sortent marginalisés du conflit. Le fait d’appartenir au 5e Bureau apparaît comme un stigmate et constitue un frein à la carrière. Cependant à l’exception du colonel Garde et de Charles Lacheroy lui-même, assez peu de ces officiers iront rejoindre les rangs de l’OAS. Beaucoup en revanche démissionneront de l’armée.
Un certain nombre de ces officiers occuperont des fonctions à la tête des organisations patronales dans les années 60 / 70. D’autres enfin exerceront des activités professionnelles liées à leur bonne connaissance des populations « nord-africaines » comme on disait autrefois : conseillers techniques aux affaires musulmanes dans les préfectures, gestionnaires des foyers Sonacotra…

Repenser le commandement militaire après la guerre d’Algérie : l’évolution du règlement

Marius LORIS a montré dans ses travaux de recherche comment les crises morales qui ont frappée l’armée pendant le conflit ont conduit l’institution militaire et le pouvoir politique à repenser les règles de commandement.
La « Semaine des Barricades » de la fin du mois de janvier 1960 illustre à cet égard la crise d’autorité qui affecte l’armée depuis le déclenchement de la guerre d ‘Algérie. Le renvoi du général Massu et la volonté du général de Gaulle d’incliner vers l’autodétermination en Algérie vont provoquer une semaine insurrectionnelle à Alger. Or certains officiers du 1er REP, chargé du maintien de l’ordre, vont se montrer très conciliants avec les insurgés et développer des formes de désobéissance en n’exécutant pas formellement les ordres, en discutant les consignes ou en prenant publiquement des prises de position à caractère politique.
Ainsi le capitaine Pierre Sergent chargé d’interdire l’accès de la foule sur la place du plateau des Glières qui va faciliter au contraire le passage des manifestants ; le lieutenant- colonel Favreau du 5e Régiment Étranger d’Infanterie qui discute les consignes ; le général Bigeard lui-même qui se trouve en Oranie mais qui prend publiquement parti pour les insurgés. Tout ceci révèle une profonde défaillance de l’autorité et de l’obéissance, au pouvoir militaire comme civil, qui trouvera son accomplissement dans le putsch de 1961. La référence à la propre désobéissance du général de Gaulle en 1940 étant de nombreuses fois évoquée.
Les comportements de l’armée française pendant la guerre d’Algérie vont donc inciter, dès 1964, les autorités militaires et le pouvoir politique à repenser, refondre les règlements de discipline qui remontaient aux années 30.
La notion d’obéissance est reprécisée notamment. Ainsi un subordonné engage sa responsabilité au regard de la loi et il doit vérifier que l’ordre donné par son supérieur est bien légal. Les devoirs des chefs sont réaffirmés, ils ne doivent jamais commettre d’actes contraires aux lois de la guerre. Le problème de la politisation de l’armée est abordé. La syndicalisation est toujours proscrite, mais des questionnements sont possibles et des autorisations d’adhésion à des associations sont données. Enfin et même si cela ne concerne pas directement la hiérarchie militaire, une loi sur l’objection de conscience est voté en 1966, comme une réponse aux doutes moraux et politiques nés chez les appelés du contingent pendant la guerre d ‘Algérie.

Conclusion

Montrer l’impact simultané de la guerre d ‘Algérie sur la société métropolitaine et coloniale, tel était le but de cette table ronde. Les trois axes de réflexion ont été choisis en fonction des travaux de recherche en cours de quatre jeunes doctorants dont la réflexion historiographique s’est portée au plus près de certains acteurs de ce drame de fin d’Empire : la communauté juive, les associations d’ancien combattants, l’armée avec ses chefs et ses militaires du contingent.
Cette volonté de faire « une histoire par le bas » selon l’expression de Sylvie THENAULT ne manque certes pas d’intérêt. Il ressort cependant de cette table ronde une impression d’éparpillement, car cette approche par trop pointilliste n’a pas permis une réflexion plus globale et plus synthétique sur la relation si particulière, qui plus est en temps de guerre, entre société métropolitaine et société coloniale.