Ibn Khaldoun

Article coécrit avec Richard Andrieux.

Table ronde organisée par l’IISMM (Institut d’Études
de l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman).

INSA vendredi 10/10/14 de 11h à 12h 30, Amphi Denis Papin.

Intervenants :
-Cyril AILLET maître de conférences Université Lumière-Lyon II,.
-Pascal BURESI codirecteur de l’IISMM, directeur de recherches au CNRS.
-Rémy MADINIER, chercheur au CNRS au Centre Asie du Sud-Este et l’IISMM.
-Gabriel MARTINE-GROS, professeur à l’Université de Paris-ouest Nanterre.

Problématique  : l’Islam est-il rebelle ? Quel est le lien entre la religion et la rébellion ? La rébellion est-elle toujours religieuse ou non ? Les cinq historiens travaillent sur la longue durée
en s’appuyant sur les sources textuelles et le contexte historique, y compris contemporain.

Les intervenants interrogent tout d’abord notre propre regard sur l’Islam en s’appuyant sur les présupposés de l’Orientalisme, né au milieu du XIXème siècle et dont la vision a perduré jusqu’aux années 1950. L’Islam est à la fois perçu comme une religion qui encourage la soumission au pouvoir établi, quel qu’il soit, et capable dans le même mouvement, de générer des révoltes aussi brutales qu’inopinées. La conception de la rébellion dans l’Orientalisme occidental se fonde sur notre histoire politique commune, qui s’origine dans la Révolution Française et met en valeur la capacité des rébellions à se poser en discours politique de rupture, mais de rupture vers le chemin de la démocratie.

Est-ce vraiment la réalité ? 

Chaque intervenant se penche sur son domaine historique et l’aire géographique qui lui est associé.

I Comment est perçue la rébellion dans le monde sunnite ?

Le sunnisme est le courant largement majoritaire de l’Islam, Son discours, qui est considéré comme l’orthodoxie, condamne toute forme de rébellion au nom de la soumission totale à l’Etat califal jusqu’au XIème siècle, aux états sultaniens après ; la rébellion est proscrite comme une hérésie qui mène à la «fitnâ», c’est à dire au chaos. Cette configuration est possible dans une société de type tribal, donc morcelée, que l’Etat cherche à dominer par une cohésion politique et théologique.

II en Asie du Sud-est (Indonésie, Philippines, Malaisie) :

cette partie du monde a été tardivement islamisée (entre les XVème et le XVIème siècle). L’islamisation s’est faite sur un terreau socio-lingusitique plus homogène et fortement marqué par les traditions indo-bouddhiques.

Indonésie : le registre musulman a été mis en œuvre principalement contre l’occupation coloniale néerlandaise, par l’activation de concepts comme « la guerre contre les Infidèles» et «la juste rébellion».

Philippines : la colonisation espagnole est considérée comme une poursuite de la Reconquista, la christianisation s’est donc faite à marches forcée et par la contrainte. En réaction, vont se faire jour des rébellions qui s’appuieront sur l’appel au djihad, dans une population musulmane minoritaire par rapport aux chrétiens. En outre, les indigènes christianisés, seront amenés aux aussi à se rebeller contre le pouvoir colonial.

Malaisie : la situation est différente. La population est largement islamisée à l’arrivée des colonisateurs anglais. Cependant, il n’y a pas ou peu eu de rébellions musulmanes : cela tient essentiellement à la stratégie de colonisation mise en œuvre. En effet , les Anglais légitiment le pouvoir sultanique en instrumentalisant les potentats locaux sans interférer en apparence sur leur organisation socio-politique. En revanche, les britanniques vont utiliser massivement le levier économique pour assurer leur domination incontestable. En faisant venir des commerçants, de la main d’œuvre et des artisans chinois, ils vont transformer la dynamique démographique en ne laissant plus aux musulmans qu’une faible majorité, tout en les légitimant d’un point de vue politique et religieux.

III La philosophie politique d’Ibn Khaldoun (historien arabe du XIVème siècle) :

Ibn Khaldoun se penche essentiellement sur le concept politique d’Etat, plus précisément sous sa forme impériale (Empire romain d’Orient, mongol, califat abbasside). Il s’intéresse fort peu à la dimension religieuse du pouvoir.

Pour lui, l’Etat a trois voies d’assurer la prospérité de son peuple, essentielles et régaliennes : d’une part lever l’impôt ; d’autre part, désarmer la population pour mieux assurer sa domination ; enfin, créer des marges barbares pour pouvoir exercer sa violence légitime au motif de la protection des sujets et s’assurer d’une collaboration desdits barbares dans des opérations de conquête ou de maintien de l’ordre. Dans cet ordre d’idée, on peut considérer que le pouvoir et les marges rebelles concourent à un même objectif implicite : le maintien de l’Etat.

IV Une rébellion qui se développe sous nos yeux : Daesh (Etat islamique en Irak et au Levant) :

L’islam n’est pas intrinsèquement rebelle. Mais les islamistes ultra-violents de Daesh s’élèvent contre deux formes de domination : l’ordre néo-colonial, voire impérial, l’universalisme naturaliste des Lumières occidentales.

Les rebelles utilisent le lexique de l’islam non pas à des fins purement religieuses, mais parce que ce vocabulaire parle aux sociétés musulmanes : c’est son caractère endogène, qui en fait un universel concurrent de l’universel occidental. Les démocraties ne comprennent pas la plasticité de cette «rhétorique» qui sert à tout et à son contraire.

En termes de géopolitique régionale, Daesh est le produit de trois facteurs : l’action du régime syrien qui a laissé un espace pour un adversaire qui délégitimerait l’opposition modérée. Les occidentaux n’ont voulu accepter que des opposants proprement démocrates, laïcs et modernes, sans se soucier des particularités de la société musulmane. Enfin, Daesh est le prolongement du conflit irakien, de la déliquescence de l’Etat, et de la ségrégation confessionnelle et ethnique instituée en mode de gouvernement par Nouri al Maliki.

Les djihadistes sans frontières regroupent tous les sunnites qui s’estiment laissés pour compte dans les sociétés occidentales et qui, même si leurs raisons de se rebeller diffèrent, se retrouvent dans cette marginalisation : il s’agit, dans l’idéal et comme horizon impensé de créer un «sunnistan».

L’opposition entre deux tendances de l’islam s’exacerbe dans le monde musulman. D’une part l’écrasante majorité des musulmans pratique un quiétisme moral très conservateur mais qui a adopté les modes de fonctionnement (surtout en termes de consommation) des sociétés occidentales en les «repeignant en vert», D’autre part des poches de violence se créent aux marges et tendent à se substituer au manque ou à l’effondrement des états. Cette violence s’appuie sur la condamnation de la rébellion par le sunnisme qui a conduit ces sociétés à se soumettre à des états autoritaires, corrompus et vassalisés par l’Occident donc illégitimes au regard des universaux posés par les rebelles, universaux qui prennent systématiquement le contre-pied de l’universalisme des Lumières. A des populations que les états ont désarmées se substituent des rébellions ultra-violentes.