Dans la continuité de la tradition historique des manuels de géographie humaine initiée par Jean BRUNHES, que peut apporter la comparaison d’une agriculture saharienne (Maroc) avec celle de la haute montagne himalayenne (Ladakh) ? Entre reproduction des pratiques multiséculaires et innovations, ces agricultures se réinventent constamment dans un contexte de mondialisation.

 

Irène Carpentier est géographe chercheuse associée au projet ERC TARICA  (institut de recherche sur le Maghreb contemporain) et au laboratoire Ladyss -Paris 1 Panthéon Sorbonne, ATER à l’INALCO

David GOEURY est docteur en géographie membre du laboratoire Mediations Sciences des liens, sciences des lieux (Sorbonne Université),professeur en classes préparatoire aux écoles de commerce à Rabat

 

Introduction

Aujourd’hui sur le modèle de Jean BRUNHES nous observons les dynamiques agricoles de deux territoires : Tadakoust (Anti-Atlas. Maroc) et Zaskar (Himalaya. Laddakh. Inde) à travers 3 thématiques :

  • La transformation de ces espaces agricoles entre irrigation et innovations
  • L’intégration de ces sociétés dans des mobilités complexes
  • L’importance des femmes de ces communautés face à ces nouvelles pratiques

Pourquoi parler de 2 déserts ?

Les images satellites montrent deux configurations d’aridité avec une organisation d’exploitation agricole par irrigation :

  • Une oasis traditionnelle à Tadakoust avec des champs de pastèques irrigués qui ont disparu un mois plus tard en raison de l’aridité
  • A Zanskar, dans cette haute vallée à plus de 4000m d’altitude, les sols sont gelés et la végétation inexistante sauf quand l’irrigation en saison plus clémente laisse apparaître des champs.

Irriguer, Innover ?

Irène CARPENTIER

L’oasis de Tadakoust

elle est dessinée par le passage de l’eau d’irrigation, d’où sa forme allongée. Comme il s’agit d’un usage collectif, il y a un système de répartition avec calcul du temps d’eau, car l’eau circule. Quand l’ombre atteint les cailloux témoins, il est temps de passer aux voisins. Un bassin de collecte des eaux est en effet relié à des canaux. L’irrigation se fait ensuite par aspersion dans des carrés de cultures protégés par des levées de terre où le travail se fait à la houe.


Les femmes sont présentes ici, contrairement aux oasis tunisiennes. Chaque matin elles se répartissent dans les parcelles où se pratique la culture de la luzerne avec six récoltes par an, à l’abri des palmiers, rois de l’oasis. La palmeraie est régénérée régulièrement par des plantations de rejet du palmier mère.

Cette logique collective de l’exploitation voit aussi une individualisation. En effet un investisseur agricole a développé un forage de 20 mètres de profondeur avec ses capitaux et son apport technologique. Puis il a planté des palmiers dattiers pour la commercialisation et élève aussi des chèvres pour la vente de fromage.  Son terroir forme une excroissance différente de la forme allongée de l’oasis.

David GOEURY

Zanskar

À Zanskar, un canal d’irrigation protégé de murs de pierre dérive l’eau du torrent.

Le problème est le gel des sols, le bois est rare. La pratique agricole est l’élevage de yacks et d’hybrides plus dociles, ainsi que la culture de fourrage et de légumes autours du village, dans une immensité aride.
Cependant les pouvoirs publics bétonnisent et ont des projets de forage et de création de barrages collinaires pour stocker l’eau en période estivale.
Pour lutter contre le problème des sols gelés, les paysans collectent le fumier animal et humain et l’épandent dès la fonte pour accélérer le réchauffement et nourrir le sol.
Les exploitations sont petites, familiales et les champs de luzerne verdissent pendant la période estivale avec une mobilisation d’une main d’œuvre qui dépasse celle de la famille pour les récoltes. Pour éviter les crises de soudure en fin d’hiver se développent des serres pour les légumineuses.

La question de la main d’œuvre s’expliquait autrefois par les règles de transmission des terres dans cet espace contraignant où la terre fertile est rare. Soit la terre revenait à un couple ou à 2 fils avec 1 femme (polygamie) ou 2 filles avec 1 homme (polyandrie). Les autres enfants devenaient moines ou nones et aidaient aux travaux des champs (monachisme).
Aujourd’hui les moines et nones sont attachés aux monastères, la polygamie n’existe plus donc les mobilités complémentaires se développent.

 

Quelles sont ces mobilités complexes qui transforment ces communautés ?

 

Désormais les mobilités quittent les grandes routes commerciales type route de la soie pour se réorienter vers les métropoles.

Irène CARPENTIER

A Tadakoust la féminisation du travail agricole est liée à la mobilité des hommes vers la ville puis à l’étranger. Ces mobilités accélèrent les innovations comme les nouvelles semences qui sont ramenées de Rabat ou l’utilisation de vélos dans l’oasis. L’argent de la migration des hommes permet des investissements variés et la connexion avec le reste du pays. De même un réinvestissement politique voit le jour comme la diffusion des idées des mouvements islamistes.

David GOEURY

Les cérémonies religieuses estivales rendent visibles les mobilités à Zanskar. On peut observer que quelques touristes sont présents, reconnaissables à leur appareil photo, ainsi que de nombreux jeunes revenus de la ville pour l’occasion.
Comment les traditions percutent-elles ces innovations ?
Sur le plan des idées : les mouvements de jeunesse sont importants et prennent le leadership à Zanskar. Le contexte de l’Union Indienne est en effet complexe et violent pour cette haute vallée musulmane.
L’exemple de la tradition de l’enlèvement de la mariée par les amis du marié est à ce titre édifiant. Ce rapt traditionnel a lieu durant une fête très arrosée et s’est transformé par le rapt de jeunes filles de la vallée par des étrangers, suivi de viol et mariage forcé. Aussi loin de la ville dans cette haute vallée isolée, la police n’intervient pas. Les jeunes étudiants se sont donc emparés de cette question du détournement de la tradition et ont décidé de faire justice et de tuer les violeurs.

 

Ainsi ces éléments montrent que des transformations profondes traversent cette société et la place des femmes en est aussi l’enjeu.

 

L’importance des femmes de ces communautés face aux nouvelles pratiques

Irène CARPENTIER

Les femmes sont très présentes à Tadakoust. Ce sont elles qui irriguent, cultivent et pollinisent les palmiers, aidées de leurs maris lorsqu’ils reviennent de la ville et par leurs enfants de retour de leur école située en dehors de l’oasis. Elles ont créé une coopérative pour l’artisanat lié à la palme et à la création de tapis, commercialisent les dattes, fabriquent et vendent du pain. Cette coopérative a une structure avec présidence, trésorerie ce qui crée un véritable leadership et une dynamique pour la diversification des activités.

Et la politique s’immisce : dans cette oasis deux femmes ont été candidates en 2021 à des élections et l’ont emporté contre des hommes.

David GOEURY

A Zanskar les femmes se sont organisées au sein du Mouvement des Associations du Ladakh (MAL) avec plusieurs sections dans les villages de la vallée.

Les femmes occupent des fonctions dans le tourisme de manière traditionnelle car les monastères féminins, souvent sans terre, se financent en accueillant des touristes, en commercialisant l’artisanat (tissages en poil de yacks et chèvres).
Les femmes s’engagent également en politique car après les confrontations entre musulmans et bouddhistes leur volonté est de réaffirmer l’identité du Ladakh au-delà des religions.

Conclusion

Ces deux communautés si éloignées l’une de l’autre mais partageant un contexte contraignant s’adaptent, évoluent dans le contexte de la mondialisation avec des similitudes où la femme tient grande place.