J’ai l’immense honneur de vous présenter, au nom de l’école de management, des Clionautes, mais aussi et surtout au nom de la communauté des professeurs d’histoire et de géographie, et en votre nom à tous, Virginie Raisson, l’une des fondatrices de l’EPAC, le laboratoire de recherche appliquée en géopolitique et prospective créé en 1992. À ses côtés, il y avait Jean-Christophe Victor, dont vous avez partagé la vie jusqu’à son départ, trop précoce, il y a peu.
Votre approche était commune, celle de donner à comprendre et à savoir, celle d’anticiper l’avenir, et cette démarche est essentielle, et s’inscrit parfaitement dans ce qui nous réunit, de plus en plus nombreux pour ce festival de géopolitique.
« 2038, les futurs du monde », c’est l’ouvrage que vous publiez chez Robert Laffont.
2038 ? Pourquoi cette date ? Vous nous le direz évidemment. Mais c’est à propos de ce titre « les futurs du monde » que nous attendons de vous, en attendant de lire votre ouvrage, des réponses. Des réponses définitives certainement pas, car ce que vous nous donnez à voir c’est toujours ce « dessous des cartes », celui qui permet de mesurer les signaux, parfois ténus, souvent contradictoires des mutations en cours.
Au fil des épisodes de cette émission éponyme, à laquelle vous avez été évidemment associée, beaucoup ici vous le savez, c’était toujours cette même exigence, celle de donner à voir et à comprendre. Comment d’un signal à peine perceptible, perdu dans le tourbillon des chaînes d’informations en continu parfois, de ces fils de dépêches d’agences, dans des rapports d’organisations internationales parfois difficiles d’accès, vous saviez trouver les lignes de force de formidables mutations.
Ces changements majeurs, ils sont en cours, ils ne sont pas devant nous, mais ils nous accompagnent. Dans la démarche prospective qui est la vôtre, celle que nous attendions au rythme hebdomadaire des programmes d’Arte, et que nous souhaitons voir perdurer, vous nous permettez, avec vos collègues de l’EPAC de préparer un avenir en toute lucidité.
Ces thématiques comme le vieillissement de la population, les mobilités, les monnaies, la pêche, les les big data, le tourisme, vous allez nous en parler avec cette capacité unique, renforcée au fil des ans, de nous montrer, sans mise en scène, sans artifices, avec cet extraordinaire outil qu’est la carte les mouvements du monde. La carte, cette vue de dessus dont vous nous montrez les dessous, est bien cet outil qui fut et qui est toujours parfois un instrument de pouvoir.
Avec Jean-Christophe Victor, ce pouvoir de comprendre et de prévoir vous l’avez partagé avec des millions de téléspectateurs.
Vous comprendrez pourquoi, avant de vous laisser la parole, je lancerai cet appel que nous avons déjà relayé, en y mettant tout notre enthousiasme et notre savoir faire. Cet appel est simple, résolu et déterminé. « Le dessous des cartes DOIT continuer », et dans ce combat, Virginie, nous serons en permanence à vos côtés.

Virginie Raisson -Victor

Je me suis rendu compte de la distance qui me sépare de mes enfants sur le plan technologique quand mon fils de 10 ans m’a parlé de Minecraft. Ceci me rappelle à quel point les bonds technologiques depuis 20 ans sont prodigieux et annoncent une véritable révolution à venir, si celle-ci n’est déjà pas en marche.Le futur devient dès lors un champ de recherche et de prospective foisonnant :

Que peut-on savoir du futur ? Par notion rien mais l’on peut noter des évolutions :

  • Nous entrons dans une ère de résilience ou l’adaptation est nécessaire
  • Le futur ne se passera pas comme nous l’imaginons : personne n’imaginait que les énergies renouvelables seraient compétitives il y a 5 ans.
  • Nous arrivons dans une ère du savoir, de la connaissance. D’où l’importance cruciale de la pédagogie : doit-on transmettre des savoirs ou autre chose ? C’est une donnée politique aussi : les défis posés aujourd’hui préparent les problèmes futurs (exemple des migrations actuelles qui préparent les revanches futures).

Pour prédire l’avenir il faut alors regarder le présent et se pencher sur les signaux faibles (dans ce domaine renvoyons à l’ouvrage de Stephen Sweizs : Un monde d’hier 1943). Quels sont les signaux faibles aujourd’hui ?

  • Le rejet
  • Le raidissement
  • La peur

Le présent est peu enviable. Jamais les européens n’ont eu aussi peur depuis les années 1980 : peur du déclassement, d’être envahi, de tout perdre. Les populations jeunes sont tentées de céder aux sirènes de la peur face aux affaires judiciaires et politiques qui ne cessent de s’accumuler. Nous sommes tentés de croire au pire face aux stigmatisations qui s’accroissent par endroit, sans parler des rengaines qui passent pour évidentes (nous sommes trop nombreux sur la planète, la mondialisation est irréversible, l’action individuelle ne sert à rien). Nous voilà donc tous devant l’histoire et un choix : la sécurité plutôt que l’ouverture, la sécurité. Difficile aussi de tenir un tel discours dans un monde où le bonheur est d’avoir, dans un paradigme qui crée des frustrés en puissance.

Comment passer de ce stade de désillusion pour construire l’avenir ? En essayant de prendre le temps de comprendre et de tirer les fils, afin de se retrouver comme acteur. Et l’ouvrage « 2038, les futurs du monde » est rédigé dans ce sens. Plusieurs pistes dans le livre pour le futur :

  • Le vieillissement : en retirant la population actuelle à la population envisagée en 2050, nous arrivons devant le tsunami du vieillissement de la population. On ne réfléchit cependant pas assez aux bouleversements : d’ici 2050 la classe d’âge la plus dynamique d’aujourd’hui, celle qui aurait plus de 80 ans alors, devraient tripler. Les pays développés sont plus préparés avec leurs amortisseurs sociaux mais il n’empêche que cette situation n’est pas éternelle : quid du poids croissant des solidarités inter-générationnelles ? Les changements politiques qui arrivent sont donc cruciaux. Nous avons peut-être besoin de penser à un nouveau système politique.
  • La croissance de la population mondiale : on constate que la croissance démographique ne cesse de ralentir, mais la masse totale démographique ne cesse d’augmenter. Nous devrions être, selon les démographes, autour de 10 milliards. Nombre de mouvements prêchent dès lors le ralentissement démographique. C’est pourtant une question très délicate car la démographie ne relève pas de facteurs absolus et scientifiques. Ceci explique les plus grandes difficultés pour prévoir les évolutions à venir. Cette croissance démographique s’accompagne d’un basculement de la répartition des populations sur la planètes (du nord vers le sud et de l’ouest vers l’est) et des ratios totalement bouleversés. Mais pourquoi, après tout, cette obsession du nombre ? L’enjeu n’est pas la population mondiale mais celui des ressources et du partage : dans un monde fini les ressources ne peuvent être infinies.
  • La pauvreté dans le monde : depuis 1990 la part des personnes vivant avec moins de 2 $/jour ne cesse de diminuer en part et en nombre. Ceci indique donc l’augmentation de la part de la classe moyenne dans le monde, De plus en plus nous sommes nombreux à consommer beaucoup, d’où le problème du partage. Voilà ainsi qui se répand le mythe de la prospérité, de l’abondance. Cette mondialisation, qui s’accompagne de la mondialisation des régimes alimentaires et l’uniformisation des besoins engendre une grande pression sur les ressources. Plus que la prospérité promise, c’est une ère d’inégalités qui s’installe, comme jamais auparavant. Si elles entre pays diminuent, elle explosent depuis 1990 à l’échelle intra-étatique. La prospérité devient paradoxalement un phénomène de rareté (ressources notamment) mais aussi de privilège (devenir plus riche que son voisin, jouir des statuts VIP etc.). Deux-trois exemples de cette rareté des ressources : le niveau d’extraction des ressources a doublé entre 1990 et 2010. Or 1/5 de ces prélèvements seulement sont renouvelables. Les 3/4 des minéraux ne se renouvelleront pas (l’or devrait ainsi disparaitre vers 2033, le nickel vers 2050). De même chose pour le sable : on estime que 60 à 70% des plages pourraient disparaitre d’ici la fin du siècle. Autre raréfaction : les ressources de poissons : 90% des stocks de poissons communs ont déjà disparus.

A partir de là…que fait-on ? On fait déjà beaucoup avec des jardins communs, des micro-crédits, la perma-culture, les monnaies locales, les nouvelles pédagogies du comprendre plutôt que le savoir etc. Et tout cela sans l’impulsion étatique, ce qui induit l’importance de plus en plus grande de l’individu seul dans ces processus et ces prises de conscience.

Prochain défi : arriver à en faire un système. En attendant le futur se cherche donc, s’invente en direct par ses propres acteurs, c’est à dire nous.

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