Modérateurs:

  • Marc LAZAR professeur des Université en Histoire et sociologie politique, directeur du Centre d’histoire de Science Po

  • Marie Anne MATARD BONUCCI, professeure à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis

Intervenants

  • Jenny RAFLIK-GRENOUILLEAU professeure à l’Université de Nantes

  • Guido PANVINI Ricercatore à l’Université de Bologne

  • Grégoire LE QUANG ATER à l’Université de Franche comté

Marc Lazar introduit la table ronde en rappelant l’« attentat » du 12 décembre 1969. La bombe qui explose le 12 décembre à Milan, devant la banque de l’agriculture sur la Plazza Fontana fait 17 morts et 88 blessés. Les anarchistes sont déclarés coupables et arrêtés mais l’ultra gauche se rend très vite compte que des réseaux d’extrême-droite sont à l’origine de cet attentat. Comme l’écrit dans une tribune en 1973 Pier-Paulo Pasolini à propos de cet attentat et des suivants « Je connais les noms des responsables (). Je sais. Mais je nai pas de preuve ».

Cette date débute traditionnellement dans l’historiographie, les années de plomb. Si le contexte des années 1960 est propice aux contestations, l’attentat inaugure une escalade de la violence. Les bombes déposées par des réseaux de l’ultra-droite dans les lieux publics se multiplient dans les années 1970. Les organisations clandestines de gauche vont répondre par des attentats plus ciblés, qui incluent la séquestration puis l’exécution dAldo More le chef du conseil italien, en 1978. Jusqu’au début des années 1980, l’Italie est donc le théâtre d’une série de violences. Peu de commanditaires « noirs » (à entendre dans le sens de néo-fascistes) sont inquiétés ou poursuivis pour ces faits parce qu’ils bénéficient de la complaisance de lEtat. Les « Rouges » sont poursuivis, davantage arrêtés et emprisonnés que les « Noirs ». Dès le départ en conséquence, deux mémoires de ces évènements vont se construire sur un fond d’iniquité.

Pendant des années, les recherches sur les années des plombs et en particulier sur la violence vont être très partiales. Des témoignages, des récits d’acteurs sont publiés, mais de nombreuses théories du complot circulent. Depuis dis ans, on assiste à une « explosion des travaux » d’historiens sur le sujet. Guido Panvini est un des premiers à avoir appréhendé la violence de façon plus globale et à analyser la façon dont les violences des mouvements de gauche comme de droite se sont répondues tout en évitant de s’opposer frontalement1.

1. L’attentat du 12 décembre est-il un événement déclencheur d’un cycle de violence ou un accélérateur de ce qui existait auparavant ?

Réponse de Guido Panvini

Guido Panvini revient sur l’attentat de la Plazza Fontana pour préciser que le 12 décembre, la Banque d’Agriculture au centre de Milan n’est pas la seule visée. Quatre autres attaques ont lieu en l’espace d’une heure, dans différentes parties de la ville et à Rome.

Cet attentat s’inscrit pourtant dans la continuité de la violence de la fin des années 1960. La crise est multi-forme, à la fois économique, sociale et politique. Pendant l’année 1969, les grèves des ouvriers se multiplient. En avril deux personnes sont tuées à Battipaglia par les forces de l’ordre pour la fermeture d’une usine. Les grèves des étudiants se poursuivent également. On assiste à une montée de contestations plus radicales de lultra gauche. Les affrontements entre l’extrême gauche et l’extrême droite se multiplient dans les rues. La polarisation au sein de la société entre gauche et droite se renforce. Le problème est également politique. Le parti communiste écarté du pouvoir au lendemain de la guerre, apparait comme le seul opposant à la démocratie chrétienne. Son audience augmente et sa force électorale le rapproche d’une participation au gouvernement. Vingt attaques se produisent avant 1969 pour bloquer, empêcher l’élection de communistes. Dans ce contexte, les démocrates chrétiens se lient à l’extrême droite.

Si l’attaque s’inscrit dans la continuité, elle est également un catalyseur et un accélérateur de la violence comme du processus de radicalisation déjà en cours. Marquée par l’arrestation de 4000 anarchistes et la mort de Giuseppe Pinelli, elle explique la naissance du terrorisme de gauche. Les Brigades rouges sont crées en 1970, tandis que de nombreux groupes comme la Lotta Continua, basculent dans la lutte armée. Pour Guido Panvini, il n’y a qu’en Italie que cette violence de la gauche s’exprime avec autant de force. L’illustre la séquestration de 55 jours et l’assassinat d’Aldo Moro, (président du conseil) en 1978. Les violences néo-fascistes sont également croissantes avec des attentats en 1970, 1973, 1974 etc. L’attentat à la gare de de Bologne qui se produit le jour d’un départ en vacances marque notamment les esprits avec ses 85 morts et 200 blessés. Les groupes néo fascistes sont en outre soutenus voire instrumentalisés par l’Etat, les services secrets et la police ce qui expliquent qu’en dépit des enquêtes, ils restent impunis, ce qui accroit les violences.

Il y a toujours un conflit entre mémoires et histoire à propos de cette date

2. Est-il toujours approprié de parler « d’années de plomb »?

Réponse de Grégoire Le Quand

L’expression « année de plomb » vient d’un film éponyme de Margareth von Trotta en 1982. Ce chrononyme est d’abord utilisé pour qualifier la situation en Allemagne, puis pour décrire les tensions politiques et le développement du terrorisme (sur fond de guerre froide), que connaissent de nombreux Etats. Ces phénomènes prennent cependant une dimension particulière en Italie en raison de la forte opposition entre les Noirs et les Rouges et des blocages institutionnels. Toutes les violences ne se résument pourtant pas à cette opposition.

Grégoire Le Quang s’excuse de revenir sur la question précédente, mais il précise que l’attentat de 1969 reste une date rupture pour d’autres raisons. Il évoque les protestations de la population contre cette violence qui seront dès lors croissantes, mais également ce que l’on nomme même si cette expression est discutée, « stratégie de la tension ». Une partie de l’appareil d’Etat, des services secrets, soutient les groupes d’extrême-droite pour faire croire à un coup d’Etat. L’objectif est de déstabiliser l’ordre public pour établir un régime autoritaire. Devant la multiplication des arrestations arbitraires et les « massacres de lEtat », il évoque un terrorisme dEtat, qui a pour conséquence d’entrainer sa délégitimation.

L’expression « années de plomb » restreint notre champ de vision sur cette période. Liée à des représentations que l’on peut avoir des suites de mai 1968, elle focalise le regard sur la violence. Sans parler des chocs pétroliers et de leurs conséquences, elle occulte des moments importants pour l’Italie, par exemple les batailles pour de nombreux droits qui se traduisent par des avancées sociales. Le droit à la contraception et le droit au divorce sont ainsi reconnus respectivement en 1970 et en 1974, tandis que les droits de la famille sont redéfinis en 1975. L’expression « années de plomb » qui correspond également à un enjeu de mémoire, est donc à plus d’un titre, une simplification.

3. Comment replacer ces années de plomb dans une perspective internationale? Que nous apprennent ces années par rapport au terrorisme actuel?

Réponse de Jenny Raflik-Grenouilleau

Dans les années 1970, la violence politique est mondialisée. Elle s’inscrit dans la continuité de contestations très générales des années 1960. Aux Etats-Unis, s’opposent la terreur considérée comme subversive du Black Panters Party à la terreur admise du Klu Klux Klan, mais la violence n’épargne pas la France, la Turquie, le Japon (avec les Brigades rouges japonaises). Il y a la guérilla en Amérique latine. Emergent l’ETA, un mouvement pour l’indépendance basque d’inspiration marxiste à partir de 1975 et l’IRA, l’armée républicaine irlandaise. Le Moyen-Orient est également concerné puisque les Palestiniens détournent leur premier avion en 1969 tandis que les Frères musulmans entrent en conflit contre l’Etat en Syrie. Il faut donc évoquer des terrorismes au pluriel tant les formes de violence sont différentes.

Dans le cadre du renouveau de l’historiographie sur les terrorismes, les recherches effectuées sur les années de plomb en Italie sont très intéressantes car il est possible d’établir des comparaisons. Durant les années de plomb comme aujourd’hui, des processus de radicalisations sont en cours, radicalisation qu’il faut vraiment entendre au pluriel. Les études menées sur les profils des acteurs en Italie et notamment le passage à l’acte sont nombreuses. Elles ouvrent des perspectives car pour l’instant il y a très peu de données sur les terroristes actuels. Enfin la comparaison de ces terrorismes poussent à refuser l’idée de terrorisme « à l’aveugle ». Les attentats sont soit ciblés, le plus souvent sur les représentants de l’ordre, des forces de police ou forces armées, soit « presque à l’aveugle » car ciblés également puisque dans le cas du 13 novembre en France par exemple ce sont des espaces de loisirs qui sont visés.

4. Comment est-on sorti du terrorisme en Italie?

Réponse de Marie Anne MATARD-BONUCCI

Pendant les années 1970, l’Etat met en place une législation d’exception. Les pouvoirs de la police sont renforcés par plusieurs lois, dont la loi Reale approuvée par référendum. Les libertés sont restreintes et des exceptions au droit commun définies. Les interrogatoires se font sans avocat; des cas de tortures sont avérés… Puis lItalie trouve une solution originale: les repentis. Ceux qui acceptent de collaborer avec la justice, en donnant les informations qu’ils possèdent sur leurs réseaux, obtiennent des réductions de peine. La loi de 1982 est notamment très explicite sur le sujet. Elle va être efficace puisque les organisations terroristes seront démantelées, mais elle questionne l’Etat de droit avec cette « prime à la délation »… (Les bavures, les moments où la répression est allée trop loin, les errances de la justice et des forces de l’ordre restent à étudier). La démocratie est « garantie » par l’existence de quelques procès équitables dans le sens ou les accusés pourront se défendre et l’absence de condamnation à mort.

La compréhension des années de plomb est toujours difficile en raison du brouillage mémoriel provoqué en partie par l’iniquité de la justice face aux attentats d’extrême-gauche et extrême-droite. Malgré des enquêtes visant les réseaux d’extrême droite, seuls des militants d’extrême gauche ont été violemment réprimés et incarcérés. Les réseaux d’extrême droite ont été protégés par la présence dans la haute administration de personnes fascistes, de services secrets italiens, de services secrets étrangers, qui ont bloqué les enquêtes. L’idée que la justice n’a pas été rendue explique que les mémoires soient encore à vif.

Comme en témoignent les deux plaques commémorant la mort de Giuseppe Pinelli, cet affrontement mémoriel est toujours visible. Militant anarchiste, ce cheminot est arrêté pour un interrogatoire à la suite du 12 décembre 1969, avec 84 autres anarchistes. Au cours de cet interrogatoire, dirigé par le commissaire Luigi Calebresi, il meurt « en tombant » d’une fenêtre du cinquième étage du commissariat. La première plaque à gauche posée par les Anarchistes le présente comme un innocent uccito donc tué, défenestré par la police la seconde officielle à droite comme un innocent morto, mort de façon tragique.

1 « Terrorisme noir et terrorisme rouge durant les années de plomb : la guerre n’aura pas lieu » Guido Panvini, Claude Sophie Mazéas dans L’Italie des années de plomb, 2010, pages 50 à 63 https://www.cairn.info/l-italie-des-annees-de-plomb–9782746713833-page-50.htm