Quels sont les fondements, les évolutions, les paradoxes de la politique environnementale américaine ? Quels sont les acteurs présents à différentes échelles pour esquisser les contours à venir ?
Stéphanie Beucher, professeure de géopolitique en CPGE au lycée Montaigne de Bordeaux,
Marine Boyer, professeure d’Anglais en CPGE au lycée Montaigne de Bordeaux,
Pascale Nédélec, enseignante-chercheuse (APGR) à l’ENS de Paris

Après les présentations d’usage, nos conférencières ( enfin des femmes, qui plus est jeunes et brillantes…) présentent le menu de cette table ronde :

1) La question environnementale dans le débat politique.
2) Le système d’acteurs à l’origine de la politique environnementale des Etats-Unis.
3) Les choix du président Trump , une « anti-boussole », pour mieux repenser les questions environnementales à toutes les échelles.
4) Préservation environnementale et croissance urbaine : l’exemple de la gestion de la pression foncière dans le bassin de Las Vegas.

Stéphanie Beucher (en duo avec Marine Boyer) rappelle des faits connus mais utiles pour contextualiser son propos et le sujet. Il faudrait 5 Terre pour permettre aux humains d’avoir le niveau de vie et de consommation américains d’ aujourd’hui. De plus, les E-U totalisent 15% des émissions de CO2 dans le monde. Néanmoins, ils ont créé les premiers parcs nationaux au monde (Yellowstone) et ont été parfois les pionniers en terme de justice climatique et environnementale.
Mais, depuis 2017, on assiste à la remise en cause par D. Trump de la politique climatique et environnementale de ses prédécesseurs. Le président américain refait du climat une question politique : dans ce débat politique, est-il « une anti-boussole » qui permet une « repolitisation » des questions environnementales ? (Bruno Latour) (1)
Il reste à savoir ce qui est proprement américain et ce qui lié à la vocation universelle du pays… De même, il faut envisager différentes échelles pour la « repolitisation environnementale », du cours d’eau à celle des Etats fédérés en passant par l’échelle métropolitaine.

-1) La question environnementale dans le débat politique : Les fondements historiques de la protection de l’environnement remontent aux premiers efforts pour la préservation des espaces naturels… pour et mettre un frein à l’exploitation des ressources aux Etats-Unis . En quelque sorte, la nature, un monument naturel ?
Il faudra attendre les années 60/70 pour que soit mise en place une politique environnementale sous R. Nixon. Ce fut une « décennie de l’Environnement » comme le montre F. Leriche dans son ouvrage « Géographie d’une Puissance » publiée chez A. Colin en 2016, avec la création de l’EPA (2). Ce fut le moment d’un consensus politique mais avec un parti vert ,« Green Party », faible ; les années 1990 virent les premiers candidats apparaître à l’échelle locale, mais avec une faible implantation nationale . Ainsi, les verts présentent pour la première fois, un candidat vert à la présidentielle de 1996 en obtenant 0,7% des voix (un peu plus de 685.000 voix !)
Mais c’est plutôt sur la scène internationale que les succès du parti sont obtenus avec la signature de la Charte de Canberra de 2001. Charte signée par 800 délégués venus de 70 pays ! Mais pour le « Green party », les problèmes de financement se posent, il reste un parti anecdotique (malgré le score de 2,7% de R. Nader à la présidentielle de 2000). Le terrain est occupé (financements énormes) par les deux partis et leurs….donateurs ! De plus, les républicains incluent l’environnement dans leur programme, et il persiste un anti-fédéralisme fondé sur la méfiance vis-à-vis du « big government », « on ne peut pas leur faire confiance »…

Les Etats-Unis ont-ils joué un rôle de leader à l’échelle mondiale sur les questions environnementales ?
Au moment où les Etats-Unis engagent une politique environnementale à l’échelle fédérale, ils s’engagent dans des politiques de réduction de la natalité à l’échelle mondiale, influencés par les travaux de l’écologiste néo-malthusien Paul R. Ehrlich sur la raréfaction des ressources.
Pendant cette période, les EU développent leur puissance militaire et font de la terre un nouveau théâtre de guerre : la guerre froide est aussi une guerre climatique. Lors de la guerre du Vietnam, des opérations d’ensemencement des nuages à l’iodure d’argent furent menées de 1967 à 1972 (3) . Ce produit est toxique pour les plantes, les animaux et les hommes.

A la fin de la Guerre froide, les EU se sentent une responsabilité morale, ils se sentent investis de la mission de protéger l’ensemble de la planète. Avec l’effondrement du communisme, le pays n’a plus d’autre « empire du mal » à combattre que la pollution. Mais un changement de vocabulaire est à noter dans les discours. Alors que dans les années 1970, chercheurs et aménageurs pensaient l’interface nature/sociétés à travers le paradigme de la vulnérabilité, qui implique de remettre en cause les structures économiques et politiques à la base de la société capitaliste, à partir des années 1990/2000, on en appelle à la résilience des populations. Il s’agit de minorer les dommages à l’échelle locale, et on passe du global au local. Et ceci avec un désengagement du politique. Cependant, les Etats-Unis vont mener à une autre échelle une politique de réduction des GES. Mais avec un changement de temporalité sur un temps long… En outre, une politique environnementale partagée entre les trois pouvoirs :
-Le Sénat
-La Chambre des représentants
-les Etats américains
Ainsi, il existe 10 comités au Sénat pour traiter des conflits environnementaux. La question de l’eau est traitée localement et non globalement. La Cour suprême tranche en cas de litige prolongé et l’EPA a gagné quelquefois…
Les discussions des juristes ont porté sur des définitions extrêmement précises : le dioxyde de carbone peut-il être qualifié d’ « air polluant » au sens défini par le Clean Air Act de 1972? En novembre 2006, la Cour Suprême a examiné une nouvelle affaire, Massachusetts v. Environmental Protection Agency, qui apparaît comme l’une des plus importantes parmi celles qu’elle a eu à traiter en matière d’environnement. La Cour a rendu sa décision (arrêt du 2 avril 2007) et s’est prononcée en faveur des partisans d’une action fédérale en la matière.

2) Le système d’acteurs à l’origine de la politique environnementale des Etats-Unis :

– les états américains : la Californie est un état en lutte contre le changement climatique et en pointe dans sa législation. Elle a été renforcée par le « Clean Power Act » de B. Obama voté en août 2015, mais qui fut abrogé le 10 octobre 2017 par Trump.
Un modèle californien ? A nuancer car les problèmes sont transfrontaliers (comme l’ont montré les incendies géants en Californie en automne dernier, les sécheresses, les inondations…).

Des villes où existent des paradoxes : Pittsburgh, ancienne ville industrielle que Trump voulait et veut défendre ; mais la ville ne vote pas pour lui…
De même, la ville de Flint qui a connu de très graves déboires, avec une eau empoisonnée qui a tué 12 personnes voici les liens : http://www.lemonde.fr/ameriques/visuel/2016/12/16/a-flint-michigan-la-crise-de-l-eau-n-en-finit-pas_5049848_3222.htm
http://www.rfi.fr/ameriques/20170329-etats-unis-habitants-flint-eau-empoisonnee-justice-michigan
Il existe aussi de nombreux contre-pouvoirs comme

Les ONG : environnementales, institutionnelles. Les premiers discours officiels du « Mouvement étatsunien pour la justice environnementale » ont eu lieu dans les années 1990. En 1991, se réunit le « First National People of Color Environmental Leadership Summit », qui élargit le mouvement de préoccupations centrées sur les dangers de la pollution à des enjeux de santé publique, de sécurité au travail, de transports, d’allocation des ressources et de participation communautaire (Bullard et Johnson, 2000). Dès lors, les réseaux de justice environnementale vont faire pression sur l’Environmental Protection Agency 2 en vue d’une meilleure prise en compte de leurs préoccupations. Ainsi, une marche des femmes pour une justice environnementale a eu lieu en 2017.
M. Boyer évoque la célèbre « Bible Belt », qui s’étend du Texas à la Caroline du Sud aux Etats-Unis + Utah où les lobbies évangélistes maintiennent/développent une méfiance contre les Sciences. Aux Etats-Unis, il n’y a pas de programme national. Les climato-sceptiques ont trouvé dans les victoires de G.W. Bush en 2000 et D. Trump en 2016 les moyens et opportunités pour prospérer. Mais ils ont été dénoncés fortement par N. Oreskes et Erik M. Conway dans leur ouvrage «Merchants of Doubt »(4) de 2010 qui a connu un certain succès (articles élogieux dans « Science » ou « The Christian Science Monitor »)

– Derniers acteurs de la politique environnementale américaine : les compagnies d’assurance. Leurs coûts s’envolent actuellement, et pas seulement pour les particuliers. Il faut savoir que les catastrophes naturelles peuvent représenter de 20 à 30% des coûts budgétaires des états.

3) Les choix du président Trump : et Trump ? C’est hélas le président le plus anti-environnement depuis R. Reagan. Il donne la priorité aux énergies fossiles, et même d’exploiter du pétrole en plein parc national ! la mesure la plus emblématique est bien le retrait des E-U de l’accord de la COP de Paris de 2015.
Ceci a provoqué une repolitisation des questions environnementales par les milieux scientifiques institutionnels et académiques. Car il n’est pas question de renoncer aux débats publics et l’approche des élections de mi-mandat est importante. Le parti Vert ambitionne de capter le vote latino en Californie en profitant des conséquences de la lutte entre les représentants des deux partis dominants.

Depuis 2017, une rupture ? Depuis 1980, le budget de l’EPA et d’autres organismes chargés de la justice environnementale ou de l’environnement ont baissé. Mais les villes membres du réseau C40 (5) parmi lesquelles Londres, New York, Los Angeles, sont actives. De même, le groupe « We are still in » (6) montre que « l’Action américaine pour le climat « était bien présente à Bonn pour la COP 23, et que plus de 2600 entreprises, états, villes, collèges et universités, tribus et organisations religieuses ont signé cette déclaration du 5 Juin 2017. A l’échelle locale ou régionale et non fédérale.
Selon S. Beucher il faut « reterritorialiser « les politiques locales, nationales et globales » et mettre en place « une gouvernance polycentrique » des ressources. Si la « grammaire traditionnelle de la puissance » ne fonctionne plus, le « changement de grammaire » n’est pas encore évident !

4) Pascale Nédélec prend la parole pour évoquer l’exemple de la gestion foncière de Las Vegas :
C’est très intéressant car les terres sont à 80% propriété de l’État fédéral dans le Nevada. Las Vegas est certes un cas particulier, mais très emblématique des Etats-Unis. Non loin de Las Vegas,en Californie, se trouve le nouveau parc national du « Joshua Tree » (7) créé en 1994 (où l’un des enjeux est la préservation de la tortue du Mojave desert !)
La question de l’eau y est très importante. Las Vegas n’est pas une ville sans eau, car elle fut bâtie sur des puits artésiens qui permirent sa fondation au XIXème siècle ; la ville connut son essor avec les casinos, les bars et les jeux, et le règne de la mafia dans les années 50/60. Mais sa croissance démographique –comme d’autres villes du Sud-Ouest des Etats-Unis- a mis en péril le plan de partage des Eaux du Colorado de 1922. Ce premier accord-cadre relatif au partage des eaux du fleuve date en effet de 1922 et tient compte uniquement de la population nord-américaine de l’époque. Il répartit la quantité d’eau disponible entre les bassins supérieurs (Colorado, partie nord du Nouveau-Mexique, Utah, Wyoming) et inférieur (Nevada, Arizona, Californie, partie sud du Nouveau- Mexique) du fleuve. Ce n’est qu’en 1944 que les deux États mexicains plus au Sud ont été pris en considération… Et de façon très inégalitaire.
Las Vegas est dans la « Sun Belt » attractive pour son climat, mais aussi pour son économie et ses emplois. La ville a connu la plus forte croissance démographique des États-Unis en si peu de temps ( 1990-2005)!
Les franges périurbaines sont particulièrement recherchées : P. Nédélec nous montre via des cartes et images satellites ce phénomène, avec une vue sur le bassin de Las Vegas, sur le grand boulevard central, le « Strip ». Ces franges sont protégées du bruit du centre de Las Vegas comme du trafic routier intense… Les années 90/2000 ont vu le développement considérable de ces franges, le mitage et la création de lotissements – dont un grand nombre de gated communities- parfois haut de gamme comme sur le Piémont de Black Mountain.

Comment protéger, éviter que les terres fédérales ne soient impactées ? On établit des lois pour réguler l’extension de ces marges de l’aire urbaine, y concentrer le développement de la population. Ainsi a été mis en place, sous l’autorité du l’agence fédérale, le « Bureau of Land Management (8) », un principe d’échanges de terres (« Land swap »). Les promoteurs veulent construire mais désormais l’argent existe pour mettre en œuvre une politique de protection de l’environnement. Le SNPLMA (9) permet la répartition des fonds récoltés par les ventes de terres du BLM (permet de créer des sentiers, des abris, des panneaux d’information….)

Quel bilan faire de la gestion des terres fédérales dans le bassin de Las Vegas? Un arrangement « gagnant-gagnant » ? Il y a eu un effondrement des ventes en 2007/2008, mais cela reprend depuis 2012. Il n’y a guère de freins à la construction de vastes ensembles et à la vente de terrains. Les acteurs locaux répugnent à mettre des lois contraignantes pour les 2,2 millions d’habitants mordus du « Way of life » typique du Sud-Ouest construit autour des grands espaces et des panoramas sur le désert.

Conclusion : un modèle pour penser les politiques et la justice environnementale ?
C’est à voir dans d’autres territoires et à d’autres échelles terrestres. Plus simplement, c’est une reterritorialisation et une repolitisation des questions environnementales aux Etats-Unis et dans le monde auxquelles on assiste, au moment même où D. Trump veut faire nous faire croire ou penser que les Etats-Unis sont tout le contraire !

Au total une belle table–ronde riche, dense, qui décoiffe parfois….. et donne à réfléchir.

Pour les Clionautes,

Pierre JEGO

Notes:
(1) Bruno Latour, sociologue, anthropologue et philosophe, professeur à l’IEP de Paris en 2006 et directeur-adjoint de Sciences Po Paris,est devenu professeur émérite associé au médialab de Sciences Po. Ce dernier lie montée des inégalités, dérégulation et entreprise systématique pour nier l’existence de la mutation climatique dans son ouvrage « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Bruno Latour, éditions de La Découverte, 12 euros, 155 pages https://www.lesinrocks.com/2017/10/15/actualite/bruno-latour-la-seule-politique-coherente-du-gouvernement-trump-est-lorganisation-du-deni-climatique-11996147/
(2) Les Etats-Unis: Géographie d’une grande puissance, A. Colin
https://books.google.fr/books?isbn=2200616759
sous la direction de Frédéric Leriche
EPA : « Environmental Protection Agency3 a été créée en juillet 1970.
(3) http://www.acseipica.fr/wp-content/uploads/2015/11/guerre-climatique-M.Filterman.pdf
(4) (en) Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Merchants of Doubt: How a Handful of Scientists Obscured the Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming, Bloomsbury Press, 2010(ISBN 978-1-59691-610-4, présentation en ligne [archive])
(5) http://www.liberation.fr/planete/2016/11/30/qu-est-ce-que-le-c40-ce-reseau-mondial-de-villes-dont-hidalgo-prend-la-presidence_1531955
(6) L’action Déclaration américaine pour le Climat : https://www.wearestillin.com/
(7) Parc du Joshua Tree : https://fr.wikipedia.org/wiki/Parc_nathttps://www.blm.gov/contact/nevadaional_de_Joshua_Tree#cite_note-4
(8) « Bureau of land management » : https://www.blm.gov/office/las-vegas-field-office
(9) Southern Nevada Public Land Management Act https://www.blm.gov/sites/blm.gov/files/documents/files/SNPLMA_New%20About%20Page.pdf

Notes: