Compte-rendu par Jean-Michel Crosnier et Joël Drogland.

L’Union des associations de mémoire des camps nazis, fondée par les amicales des camps de Dachau, Buchenwald, Neuengamme, Mauthausen et Auschwitz convie sous l’égide de Daniel Simon, président de l’Amicale nationale de Mauthausen, agrégé de Lettres et auteur de « La carrière » de Mauthausen (ed. Tirésias, 2010) à une table ronde avec des auteurs offrant des approches novatrices ou creusant des spécificités du système concentrationnaire nazi ; pour lui, cette histoire continue de s’écrire avec bien sûr les historiens mais aussi les associations (cf. Paul Veyne : « L’histoire est une catégorie de la littérature ») ; les sciences sociales étant à remettre dans le corps social en recherchant synergie et connivence entre chercheurs et témoins. Or pour ce qui est de la France, il reste environ 1 millier de survivants des camps et ils sont en train de disparaître.
Par contre les amicales de camps existent, vivent et publient, sont regroupées en inter-amicales et travaillent avec les historiens.

4 ouvrages récemment publiés récemment insistent sur l’individualité de l’expérience concentrationnaire ; la recension de ces livres sera proposé aux rédacteurs de la Cliothèque dans les semaines qui viennent.

Sonia Combe, chercheure à l’Institut des Sciences sociales (CNRS) et au centre Marc Bloch de Berlin, qui vient de publier « Une vie contre une autre », Fayard, 2014, part de la polémique qui a éclaté après 89 sur la pratique des substitutions de déportés vers les chambres à gaz à Buchenwald, les Kapos « rouges » ayant été accusés d’avoir trié ceux qui survivaient et ceux qui allaient à la mort. Nous connaissions les échanges que Sonia Combe préfère nommer « substitutions » par les témoignages connus de Jorge Semprun ou Stéphane Hessel.
Ce livre revient sur ce que fut la « religion antifasciste » de la RDA, avec le passé de ses dirigeants (soit en Urss, soit dans les camps) qui ont cimenté l’adhésion idéologique des gens à l’Etat avec la culpabilité collective allemande très forte (à la différence de l’Ouest). Son autel fut Buchenwald où les résistants qui purent contrôler la fonction centrale des kapos, dressèrent des listes de déportations, car pour les SS, qui se retrouvèrent en nombre insuffisant pour gérer cette gigantesque « gare de triage » vers des centaines de kommandos de la mort (Dora, Pennemünde, etc.), ce qui importait c’était le nombre de déportés à éliminer à brève échéance.
L’auteure revient sur le cas Stefan Zweig, l’enfant juif sauvé grâce à un échange, ce qui fut ensuite reproché aux déportés survivants ; or c’était un choix qui relevait du quotidien ! Utilisant les témoignages recueillis par la fondation Spielberg, elle a su ce qui dirigerait ses recherches : à la question « A quoi devez-vous votre survie ? », l’un des premiers disait : « Je sais comment j’ai survécu, je sais pourquoi, mais je veux l’oublier ».

Marie-Paule Hervieu, professeur d’histoire, intriguée par une plaque commémorant une liste de professeurs et de lycéens morts en déportation durant la guerre devant son lycée, et qui mènera des recherches pendant plus de 20 ans sur l’univers concentrationnaire avec le Cerce d’études et de recherche sur la déportation et la Shoah. Elle coordonne ici le numéro des Petits cahiers du cercle d’étude sur un point peu étudié : « Les évasions lors des marches de la mort, janvier- février et mars 1945 ».
Les camps de l’Est étaient évacués au fur et à mesure de l’Armée Rouge. Arrivés dans des conditions terribles, les déportés transféré dans les camps « allemands » sont isolés et ne peuvent bénéficier de la même solidarité qui avait pu s’organiser au fil du temps dans des camps comme Buchenwald. Une « petite »chambre à gaz fonctionne pour eux à Ravensbrück fin 44, qui tue 5-6000 personnes. Pour les juifs, il y a les solidarités familiales mais elles font souvent défaut. Il ne faut pas perdre de vue que les différences sociales, nationales et culturelles ont continué dans les camps, d’où des histoires singulières qui sont utiles et qui parlent de l’humain dans sa complexité.

Dominique Orlowski voit à l’occasion du Festival de Blois son « Dictionnaire du camp de Buchenwald » paraître chez l’éditeur Belin.
Fille de déporté, elle témoigne à la demande de son père survivant, en effectuant des visites du camp et de ses kommandos. Elle symbolise ces passeurs de témoins que sont les enfants, amis des déportés survivants qui arrivent au terme de leur vie.
Ce livre, original par sa forme, propose plus de 600 entrées classées par ordre alphabétique qui donnent au lecteur la possibilité d’approcher autant que faire se peut le récit et la mémoire des survivants. Il devrait ainsi se faire une place légitime dans les bibliothèques scolaires et universitaires.

Peter Kuon, autrichien, professeur de philologie romane à l’université de Salzbourg. Son livre, « L’écriture des revenants, lecture de témoignages et écrits des survivants du camp de Mauthausen », est également paru en 2014 aux éditions Kimé.
Son originalité est de prendre au sérieux le témoignage des gens qui n’ont pas l’habitude d’écrire. Il entend montrer que les témoignages portent la trace des traumatismes dans la forme, dans la syntaxe. Il analyse la mise en récit individuelle et subjective dans laquelle il fait intervenir la mémoire collective et enfin l’époque à laquelle le témoignage a été produit – celui-ci pouvant varier s’il est produit par exemple pendant la guerre froide ou après la chute du Mur.
L’analyse littéraire retiendra donc tout du témoignage en ne suspectant rien (comme les historiens pourraient être amenés à le faire…). L’auteur travaillera sur des corpus larges, par exemple sur un groupe de déportés arrivés au même moment dans le camp avec la même expérience ; or la comparaison nous donne la polyphonie des voix et leur individualité irréductible.

Plusieurs questions de la salle portent justement sur le témoignage et son statut comme objet de recherche :

– A la question sur le parallèle avec le témoignage de Jean Norton-Cru, témoin « objectif » de la 1ère guerre mondiale, Peter Kuon plaide pour la singularité et contre la typologie ; il refuse l’idée du témoin fiable, tout témoignage est pour lui porteur d’une réalité subjective qu’il convient de respecter.
– Sur l’histoire de l’échange, pour lui, on comprend que la parole du témoignage soit quasi impossible. Il y avait cette logique nationale, brutale au sortir de la guerre. Ce n’est pas encore possible à cette date.
– Sonia Combe plaide pour l’histoire orale : un témoin de Jéhovah survivant raconte qu’il fait du prosélysme, ce qui paraît impossible dans le camp. Vient un témoignage d’un ancien Soviétique – au passage manquera toujours sur les camps le témoignage des nombreux Soviétiques qui n’ont jamais été entendus durant le temps de la Guerre froide – Or le 2ème témoin confirme qu’il a été converti…
– Pour Dominique Orlowski, parler globalement de la déportation, des déportés est trop abstrait. Il y eut des déportés qui purent avoir des expériences communes, mais leur récit est singulier et c’est ce qu’il convient de travailler à continuer de faire connaître.

Tous insistent sur la singularité fondamentale de l’expérience concentrationnaire et son statut légitime quant à la recherche et à la transmission de la mémoire. Cela dit, l’enseignant dans sa classe en aura-t-il lui la possibilité, au vu de temps imparti au sujet dans les programmes scolaires ? En tout cas, un débat très riche qui rappelle l’intérêt des recherches croisées entre littérature et sciences sociales, qui ne peuvent qu’enrichir notre pratique historique.