Intervenant : Frank Tétart, « Les nationalismes régionaux, un défi pour l’Europe ».

Guillaume Fourmont, rédacteur en chef de la revue Carto, présente le conférencier Frank Tétart qui n’est plus un inconnu pour les festivaliers qui ont l’habitude de venir l’écouter au festival de géopolitique de Grenoble. Il y est invité régulièrement car très apprécié du public et à la demande de Jean Marc Huissoud, président de ce superbe festival qui en est à sa onzième année. Frank Tétart est un enseignant, docteur en géopolitique, diplômé en relations internationales, il a été professeur d’histoire-géographie au Lycée Français Louis Massignon, chargé de cours à l’Institut européen de Genève (Suisse) et à l’Université Khalifa à Abou Dhabi (Emirats arabes unis), où il réside à compter de 2011. De retour en France depuis septembre 2016 Il enseigne depuis 2005 la géopolitique du monde contemporain et les relations internationales. Il a notamment dispensé pendant plusieurs années des cours à Sciences-Po Paris 1 et à l’Université Paris 1. Il a été co-auteur pendant quatorze ans des textes de l’émission « Le Dessous des Cartes », le magazine de géopolitique diffusé sur Arte et des deux atlas éponymes (vol. 1 et 2) paru chez Tallandier en 2005 et 2007, il a été rédacteur en chef délégué des revues Moyen-Orient et Carto de 2009 à 2011 qu’il a contribuées à lancer et pour lesquels il continue d’écrire régulièrementNotice biographique rédigée par Pierre Verluise, directeur de la revue diploweb.com https://www.diploweb.com/_Franck-TETART_.html.

Ce spécialiste de la question géopolitique de l’Arabie Saoudite (La Péninsule Arabique, cœur géopolitique du Moyen-Orient, Paris, Armand Colin, 2017) a plus d’une corde à son arc puisqu’il connaît bien l’Europe et ses diverses problématiques. Il s’est intéressé très tôt à ce phénomène de régionalisme car il a rédigé une thèse sur Kaliningrad, une « île russe » au sein de l’Union européenne élargie, en 2007 ,Géopolitique de Kaliningrad, une « île russe » au cœur de l’Union européenne, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne (PUPS), 2007) puis plus récemment il a rédigé un livre sur les régionalismes en Europe Les nationalismes régionaux : un défi pour l’Europe, De Boeck, Louvain, 2009, 112 p.

Pourquoi parler de nationalisme plutôt de régionalisme, Frank Tétart propose une définition pour expliquer ensuite le choix de l’intitulé de son intervention. Les régionalismes sont des vélléités, des ambitions d’une région pour avoir un certain nombre de droits à l’intérieur d’un Etat et pour faire valoir sa culture, ses traditions, son particularisme. Il rappelle que le terme de régionalisme national, évoqué pour la première fois dans la revue Hérodote pour souligner que certaines régions en Europe ne souhaitaient pas accéder à une reconnaissance des droits culturels mais évoquer plutôt des revendications politiques qui pouvaient conduire à la remise en cause de l’Etat et donc on serait dans un phénomène national avec l’idée d’affirmation en tant que nation. Le nationalisme c’est d’abord la volonté de s’affirmer en tant que nation, une définition classique du début du XIXe siècle qui a conduit au mouvement national en Europe sur toute la période.

La multiplication des Etats au lendemain des grands bouleversements géopolitiques

Frank Tétart brosse un tableau rapide des grands bouleversements géopolitiques expliquant la multiplication de nombreux Etats au cours au XXe siècle. D’abord lié au phénomène majeur de la guerre de 14-18, qui voit disparaître un certain nombre d’empires, les empires centraux européens, allemand, austro-hongrois puis les empires Ottoman et Russe, de nouveaux Etats apparaissent en Europe. Puis viennent les grands bouleversements après la fin de la Seconde Guerre mondiale avec l’apparition d’autres nouveaux Etats issus des traités et dans un contexte nouveau, la guerre froide mais aussi conjointement avec le processus de décolonisation, de nouveaux Etats apparaissent en Afrique comme en Asie du sud et de l’Est. Enfin avec la chute du mur de Berlin, la fin du communisme en Europe, on assiste à l’éclatement de l’union soviétique et à l’apparition d’Etats dans la partie occidentale de la partie de l’ex soviétique, en Europe orientale comme les Pays baltes, l’Ukraine, la Biélorusse, la Moldavie et dans la région du Caucase, en Asie centrale. D’autres Etats émergent suite à l’implosion de la fédération yougoslave dans les Balkans. Dernière étape on assiste sur le continent africain à la création d’un nouvel Etat, le Sud soudan. Le XXe siècle est bien un siècle de prolifération étatique mais le phénomène national n’est pas terminé. En effet ce processus touche le continent européen. Dans les grands Etats européens il y a un certain nombre de nations, des peuples qui revendiquent une autonomie voire une souveraineté.

Avec les derniers Etats nés en Europe, le Monténégro et le Kosovo, on a la confirmation que le processus étatique est récent en Europe. Depuis une trentaine d’années au même moment que l’apparition de nouveaux Etats issus de l’ancien bloc soviétique, des nationalismes régionaux apparaissent à la faveur des grands Etats européens comme en Catalogne, au Pays Basque, en Ecosse, en Flandre et dans d’autres régions comme la Corse, la Padanie, la partie nord de l’Italie, l’Andalousie, la Sardaigne, la Sicile. L’ampleur de ce nationalisme revendiqué est très différent selon les régions et la chronologie. Le mouvement nationaliste a pu être violent comme au pays basque où les nationalistes ont utilisé la violence armée pour exprimer leurs revendications en revanche du côté des Flamands d’autres solutions ont été adoptées comme la voie politique de la négociation qui a été privilégiée. En Ecosse ce fut par l’intermédiaire du référendum organisé avec l’aval du gouvernement britannique à la différence de la Catalogne où le référendum de détermination a été organisé sans aucune légalité nationale. Ce tableau rapide des nouveaux nationalismes régionaux en Europe montre des situations différentes mais des mouvements de fond qui émergent depuis une vingtaine d’années. Pourquoi s’affirment-ils à partir des années quatre-vingt dix ?

Des facteurs pour comprendre l’émergence des nationalismes régionaux

Le premier facteur c’est l’existence dans ces régions d’une structure sociale assez complexe. On a dans ces régions les mêmes caractéristiques, les mêmes fondements qu’un Etat. On a dans la plupart de ces Etats des territoires assez bien définis avec une culture marquée avec des traditions, avec une langue qui diffère de la langue nationale et porteur de cette culture revendiquée comme par exemple le catalan, le sicilien, le corse. L’Ecosse fait exception car le scot et le gaélique sont des langues minoritaires très peu pratiquées. Autre point commun avec ces différents nationalismes régionaux c’est d’avoir eu une histoire différente avec celle du territoire national. Ex les Catalans qui ont eu une histoire riche, une région dépendante de différents réseaux commerciaux dans le passé liés avec l’ouverture sur la Méditerranée, à la différence de la Castille, à l’origine des tensions entre ces deux régions. Ensuite ce sont des régions qui ont des démographies suffisantes, des territoires peuplés de plusieurs millions d’habitants, en moyenne pour la plupart de ces entités régionales peuplées de 7 à 8 millions d’habitants. Ils peuvent donc assumer et développer un particularisme culturel différent. Un dernier facteur, ces régions ont souvent un sentiment d’oppression, un sentiment d’injustice qui peut être lié à un évènement historique, à une situation sociale ou bien peut être lié à une situation économique.

Le deuxième facteur pour comprendre les nationalismes régionaux c’est le différentiel économique. Ces régions sont celles qui sont les mieux dotées en terme de richesse parmi les régions les plus riches de l’Europe et de leur Etat, exemple avec l’Espagne, la Catalogne et le pays Basque qui possèdent des PIB par habitant les plus élevés par rapport à l’Etat national, même remarque pour l’Ecosse, pour la Flandre qui a un différentiel important avec la Wallonie. Pourquoi participer à la richesse d’un Etat qui l’est moins ? L’ensemble de ces nationalismes régionaux se caractérise par une attitude victimaire par rapport à leur Etat et adopte une attitude de repli. On a l’exemple de l’Italie du Nord, avec la création de la ligue du nord et de ce nationalisme autour d’une nation idéale qui serait cette nation padane organisée autour de la vallée du Pô qui a un fort ressentiment d’injustice vis-à-vis de l’Etat italien qui utilise les impôts à d’autres régions, celles du Sud de l’Italie, plus pauvres et en mal de développement dont ils ne voient pas les effets positifs. Le nationalisme écossais renaît dans les années 80 lorsqu’on découvre des hydrocarbures en mer du nord, et que le partage de ces hydrocarbures entre les Etats riverains de la mer du nord montre que la quasi-totalité de cette ressource énergétique se trouve dans les eaux territoriales de l’Ecosse. Si bien que les Ecossais imaginent l’intérêt de posséder et d’exploiter à leur compte cette ressource énergétique et par extension de pouvoir s’émanciper de la tutelle étatique britannique.

Le troisième facteur est l’Union européenne. L’union européenne par sa construction, par la solidarité qu’elle a mise en place, va valoriser une échelle, celle de la région par ce que la mise en place de programmes, le FEDER, le fond européen pour le développement régional, consiste à aider des territoires, à l’échelle des régions. Certains Etats comme le Portugal qui n’a pas de régions est obligé de créer des régions pour bénéficier de cette aide financière européenne. Cette valorisation des régions va les valoriser comme des entités politiques avec un certain nombre de droits et avec la capacité à se regrouper à cette échelle et au sein de l’union européenne. A l’échelle de l’Europe une charte des langues régionales a été adoptée valorisant les langues minoritaires. L’Union européenne par son développement, sa politique, son programme a donc été un facteur de renouvellement d’idées de région et de leur valorisation. L’Union européenne est perçue de ce fait comme une alliée de ces régions qui revendiquent leur autonomie.

Le facteur suivant c’est la mondialisation. Depuis les années quatre-vingt dix, le monde connaît la mondialisation, avec la multiplication des échanges, des interactions avec les territoires dont fait partie l’Union européenne. Une mondialisation souvent assimilée à une uniformisation du monde, un repli sur soi surtout en Europe, Ensemble des minorités en recherche de reconnaissance à l’échelle de l’UE.

Le référendum de 2017 posait la question de l’indépendance de la Catalogne. Avec une superficie de plus de 32000km2, un territoire aussi grand que la Belgique, une population de plus de 7 Millions habitants et un PIB élevé, tous ces repères montrent la réalité de la puissance régionale de cette région. On constate la même chose en Belgique, une transformation de l’Etat belge s’est opérée depuis les deux dernières décennies pour répondre à la montée du nationalisme régional avec la mise en place d’un Etat fédéral. Deux régions concurrentes sur le plan historique, économique et sur le plan culturel, une Wallonie qui fut au cœur de l’industrialisation jusqu’aux années quatre-vingt et la Flandre qui a pris le relais dans le dernier quart du XXe siècle, avec la capitale Bruxelles, à son tour une entité géopolitique à part. La capitale, Bruxelles, est aussi la capitale de la Communauté française de Belgique, de la communauté flamande et ainsi que le siège de l’Union européenne qui pose problème actuellement car la métropole est enclavée dans la partie flamande or elle est à majorité francophone. Pourtant 19 communes englobant Bruxelles sont rattachées à la Flandre, autant d’enjeux territoriaux très importants évoqués par ce statut particulier de la Belgique. Bruxelles, située au centre de la région de Bruxelles-Capitale est entourée par d’autres communes qui constituent avec elle cette région de 19 communes peuplée d’1 205 309 habitants (2018) et dotée de l’autorité supra-communale d’un gouvernement et d’un parlement. À l’extérieur, s’étend la périphérie bruxelloise débordant dans la Région flamande, la région bruxelloise est donc enclavée dans une ensemble régional où le nationalisme régional est très fort. Pourtant la Belgique marquée par un particularisme régional fort, la voie diplomatique et institutionnelle a été choisie pour apaiser les tensions pour le moment.

Par contre dans le cas du pays Basque si on observe la carte selon les revendications des nationalistes euskati, la frontière France disparaît, Bayonne et Biarritz sont revendiquées et quitteraient le territoire français. Cette revendication transfrontalière a trouvé une solution d’accord. Ainsi la portion du département français des Pyrénées-Atlantiques, le Pays basque français (le Labourd, la Basse-Navarre et la Soule représentent 15 % du territoire et 10 % de la population) est représentée par une communauté d’agglomération du Pays Basque depuis janvier 2017 créant une identité commune à cette petite portion de territoire régional, sorte de « pays » reconstitué. La région basque de l’autre côté de la frontière et au-delà des Pyrénées retrouve son autonomie sans faire sécession avec le territoire national espagnol.

Autre exemple de nationalisme régional fort, la Padanie. La Padanie est-elle une région au nationalisme sans nation ? Quel est le point commun entre un Vénitien, entre un Piémontais, un Lombard? On peut trouver comme seul point commun entres ces différentes régions le fait d’avoir voté pour la ligue du Nord, un mouvement politique populiste, plutôt fédéraliste que sécessionniste, globalement situé au nord de l’Italie. Ces régions, industrialisées et plus riches que d’autres régions italiennes ont développé la thèse victimaire face à un Etat italien jugé dépensier et exigeant en terme de contributions (les impôts) pour le redistribuer dans les régions méridionales en difficulté économique. Ce concept de région padane, géographiquement localisé autour de la région du Pô mais ne reposant sur aucune base ou héritage historique, s’est développé au début des années 1990 . Mais cette Padanie s’agrandit avec l’intégration d’autres régions comme la Toscane, une région centrale, plus excentrée, située plus au sud. On a un nationalisme dans ce cas différent qui est dans le rejet de l’autre, un nationalisme régionaliste utilitariste, plus dans le rapport avantages et coûts qu’une construction identitaire culturelle.

Un défi pour l’ Europe

Quels risques encourt cet espace européen pour son unité ?
1 – Risque de balkanisation de l’Europe, beaucoup d’Etats peuvent apparaître dans un continent assez petit mais la création des micro-Etats sous effet domino avec d’autres revendications à venir peut conduire à la fragmentation politique.
2 – Risque d’instabilité politique avec l’exemple de la Yougoslavie depuis les années 1990 comme en Bosnie-Herzégovine, au Monténégro, en Albanie où des acteurs mafieux agissent sur la vie économique de ce pays et nuisent à sa viabilité économique. Autre risque économique, les petits Etats qui n’ont pas de ressources particulières et une structure économique solide, ne sont pas viables. Autre exemple, au lendemain du référendum de la Catalogne les banques catalognes ont quitté la ville pour certaines par peur de sécession avec l’Espagne.
3 – Autre risque celui de la question de la fixation des frontières, exemple il n’y a pas de frontières officielles entre la Serbie et le Kosovo. L’Espagne sera-t-elle prête ou pas à reconnaître ses frontières avec la Catalogne si elle devenait indépendante ? Ce processus sécessionniste actuel entre la Catalogne et l’Espagne conduit à de fortes tensions avec l’Etat national. Autre risque celui de la sécurité, celui des zones grises, des Etats mal intégrés ou pas dans l’Union européenne.

L’atout pour tous ces pays européens de l’Union européen est le fait qu’ils sont tous des démocraties. Donc il y a des solutions qui peuvent paraître possible, exemple avec le cas de la Belgique où le morcellement politique paralyse leur vie politique mais les Belges y arrivent dans le cadre d’un Etat fédéral. Est-ce que ces nouveaux Etats seront-ils des membres de l’Union européenne ? Le fait d’avoir appartenu à des Etats-nations intégrés dans l’Union, resteront-ils à leur tour lorsqu’ils accèderont à l’indépendance ? Pour le cas de la Catalogne, est-ce que l’Espagne mettra-t-elle son veto à la demande de son ancienne région ?

Les questions de la salle

Bruno Modica pose une question sur les expansionnismes, en s’appuyant sur l’exemple de la Roumanie, des nationalistes révent de recréer la Grande Roumanie avec intégration de la Moldavie; autre exemple cité celui du retour de la Grande Albanie avec l’intégration du Kosovo et le projet de celui de la Grande Hongrie qui pose la question des frontières avec la Slovaquie, des régionalismes forts et qui inquiètent. Quand est-il de ces aspitations expansionnistes aujourd’hui? Doit-on s’en inquiéter?

Réponse du conférencier. Les expansionnismes reflètent en effet des  velléités de grandes nations passées, la Hongrie, l’Albanie. Pour la Hongrie, le traité de Trianon n’est toujours pas pas accepté par les populations, une politique actuelle qui évoque régulièrement ce débat. On accepte que ces populations vivant en dehors de la Hongrie restent Hongrois et obtennient même un passeport hongrois. Ces nationalismes de Grande Nation restent vivant, ils sont instrumentalisés par les politiques lesquels sont semble-t-il encadrés et maintenus grâce à l’intégration de l’Union européenne. Ces velléités sont contrôlées.

Question sur le fédéralisme européen. La France est farouchement opposée à ce modèle institutionnel et défend pour le moment le modèle jacobin et centralisé. Mais les choses sont en train de changer.

Une question sur le Kosovo. Qu’est-ce qu’une nation? Plutôt un mythe, une réflexion à partir des travaux des linguistes au cours du XVIIIe siècle, l’idée d’un regroupement autour de quelques éléments en commun comme une langue, une référence ethnique puis institutionnalisée. Exemple avec  le réveil des langues minoritaires au lendemain du démantèlement de l’Ex-Yougoslavie conduisant au retour des langues régionales  qui sont mises en avant, avec la difficulté de rédiger de nouvelles grammaires.