C’est autour d’un livre posthume que se tenait cette table ronde présentée par l’EHESS. Alain Dewerpe n’a pas pu achever « Les Mondes de l’Industrie », qui paraît cette années aux éditions EHESS. Cet ancien directeur de l’EHESS, mort trop tôt en 2015, a travaillé, outre sa thèse originale sur le massacre du métro Charonne, sur le monde du travail et de l’industrie. Ce sont des collègues historiens, Jean Boutier, Patrick Fridenson, Daniel Nordman et Jacques Revel qui ont mis en forme et complété le manuscrit retrouvé chez Alain Dewerpe. « Les Mondes de l’Industrie » est consacré à l’entreprise italienne Ansaldo, sise dans la périphérie génoise, de 1853 à1933.
Patrick Fridenson, spécialiste de l’histoire de Renault et rédacteur en chef de la revue « Entreprises et Histoire » (http://entrepriseshistoire.ehess.fr/) est présent à la table ronde, ainsi que Philippe Minard (« La fortune du colbertisme, État et industrie dans la France des Lumières », 1998) qui mène le débat et Caroline Mauriceau (« Les douleurs de l’industrie : l’hygiénisme industriel en France 1860-1914 », 2002).

A travers l’Ansaldo, grand constructeur mécanique, on voit l’invention de l’usine en Italie du Nord, de l’atelier au chantier, du chantier au bâtiment, avec la nécessaire coopération, pas toujours facile, entre les acteurs de l’entreprise : ingénieurs, dessinateurs, contremaîtres, maitres-ouvriers et ouvriers non spécialisés. On voit apparaître tous les facteurs nécessaires à la production, avec la part croissante des machines, à la fois craintes et aimées, les progrès, les résistances, les collaborations. Le site Ansaldo est divisé en douze usines spécialisées et indépendantes, qui s’adaptent aux demandes de production. Le personnel est italien, mais avec des ingénieur qui voyagent et qui échangent avec l’étranger. La période est propice aux innovations. Les transformations sot parfois mal vécues par les maîtres-ouvriers, notamment lors de la première guerre mondiale qui met en place une production de masse, et l’entreprise devient marchande d’armes. L’Ansaldo reviendra à une production plus « artisanale » après les conflits sociaux des années 20. On voit que le poids des ouvriers est important. Les ingénieurs ont un pouvoir théorique, mais doivent composer avec des maîtres-ouvriers qui ont un salaire à peine moins élevé. Ces maîtres-ouvriers adhèrent en masse à un syndicat majoritaire et réformiste, la FIOM. Les ouvriers non spécialisés adhèrent au syndicat minoritaire et révolutionnaire USI, avec une sorte de hiérarchie politique. Les premiers s’entendent avec les patrons de l’Ansaldo, les seconds s’affichent résolument contre. En 1933 l’entreprise est rachetée par l’État fasciste au sein de l’IRI, et l’étude de Dewerpe ne va pas plus loin.

Cette table ronde remet un peu les pendules à l’heure au sujet des idée reçues que l’on peut avoir sur l’industrie italienne. Car avec l’Ansaldo, on a à faire avec de la haute-technologie. Histoire de rappeler la force du triangle Turin/Milan/Gènes, même si les deux premières villes posent un œil un peu condescendant sur la troisième. Les ouvriers du Piémont trouvent que les Ligures sont trop attachés à leur outil de travail, trop artisanaux, trop insérés dans une famille. Le contre-modèle de l’Ansaldo, c’est Fiat, qui est résolument dans le fordisme. Pour Patrick Fridenson, l’Ansaldo reste un cas intéressant, car il prouve qu’un modèle industriel non fordiste peut exister, fidèle à une « tradition modernisée ». Au final une table ronde très stimulante, tant au point de vue intellectuel qu’au point de vie disciplinaire.

Mathieu Souyris, lycée Paul Sabatier, Carcassonne.