Conférence réalisée par Solène Baffi, postdoctoral fellow, Stellenbosch University, membre associé, laboratoire Géographie-Cités
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Solène Baffi étudie les dynamiques métropolitaines au Cap à l’aune d’un concept encore et toujours flou, celui d’«émergence », en référence au BRIC, devenus BRICS dans les années 2000, le S intégrant la « South Africa » à ce groupe d’économies en rattrapage des plus développées. C’est un concept que certains auteurs contestent pour l’Afrique du Sud mais il apparaît opérant pour rendre compte de certaines dynamiques propres aux territoires urbains du pays.
Plusieurs auteures peuvent être convoquées sur le sujet : Marianne Morange et Myriam Musset notamment, qui ont travaillé sur les composantes sociales des villes du sud. Lorsqu’on aborde la notion d’émergence métropolitaine au sujet de l’Afrique du Sud, on pense d’abord à Johannesburg ; pourtant, à bien y regarder, Le Cap apparaît comme une métropole plus innovante. Depuis quelques années, à l’instar de Johannesburg, elle s’est dotée d’une administration et d’une gouvernance métropolitaine.

L’objectif de cette métropolisation est d’asseoir les villes sud-africaines dans les réseaux internationaux ; mais aussi de résoudre les problèmes métropolitains que sont le chômage ou la mise en place de réseaux d’équipements de transports, d’électricité, requérant une réflexion à une échelle plus vaste que celle des centres urbains. On constate en effet un double objectif correspondant au profil duale des villes sud-africaines, entre modèle des métropoles du nord et physionomie des métropoles du sud ; cet entre-deux est la marque des villes sud-africaines et fonde leur complexité géographique.

Plan

I- Insertion des villes sud-africaines dans les réseaux mondiaux sur le temps long

II- Emergence du réseau urbain contemporain en Afrique-du-Sud

III- Deux exemples qui illustrent les enjeux de la métropole du Cap

I-Insertion des villes sud-africaines dans les réseaux mondiaux sur le temps long

De longues dates, les villes sud-africaines sont bien insérées dans les dynamiques d’urbanisation du Monde.

A) Temps long du développement des grandes villes sud-africaines

La mise en peuplement des villes sud-africaines date du XVIIe siècle, avec Le Cap qui est à l’origine un comptoir sur la route des colonies est-africaines et asiatiques. Initialement, il s’agissait d’ailleurs d’un simple port de ravitaillement. Mais à mesure de la progression coloniale, la ville devient un port majeur du territoire sud-africain.

Au XIXe siècle, on assiste à un bouleversement des implantations urbaines avec les découvertes minières de l’intérieur des terres. Johannesburg émerge à ce moment et commence à s’accroître le flux des capitaux européens qui développent tôt le secteur secondaire. Le Cap, puis Durban, sont mises en réseaux avec les villes champignons qui apparaissent à la faveur de ce développement économique. Ce réseau se développe en suivant un axe nord-est dans le territoire.

La croissance démographique des villes est très stable au XIXe siècle et surtout dans la première moitié du XXe siècle. Le Cap est la première à se développer, viennent ensuite Johannesburg dans l’intérieur, puis Durban sur la côte et enfin Pretoria dans l’intérieur du pays. Cependant, on assiste dans la deuxième moitié du XXe siècle à une croissance continue des ports, Le Cap et Durban, tandis qu’on remarque un tassement pour les villes d’origine minière de l’intérieur, Johannesburg et Pretoria.

Quelle comparaison peut-on établir avec les autres villes des BRIC ? Pour se faire, on utilise l’indice traditionnel : taux d’urbanisation/croissance de la richesse nationale. A cet égard, le rythme est tout à fait comparable entre les villes d’Afrique du Sud et les villes des autres économies émergentes, c’est-à-dire que la richesse augmente proportionnellement à l’augmentation de l’urbanisation.

B) Profil économique des principales villes sud-africaines

Les villes sud-africaines, de même que leurs origines sont différentes, n’ont pas toutes le même profil économique : Le Cap, Johannesburg, Pretoria sont de nos jours très fortement orientées vers les FIRE, suivant l’expression anglo-saxonne, c’est-à-dire finance, insurance, real estate, autrement dit en français le secteur péri-productif. Les villes minières quant à elles, au 2e rang de la hiérarchie urbaine à cause de la temporalité de leurs croissances, sont plus orientées sur le secteur secondaire et le commerce. Lorsqu’on opère une analyse plus fine, on constate que l’orientation sur les FIRE des trois métropoles commence dès les années 1960 ; ceci s’oppose à l’orientation de Durban, qui constitue l’interface portuaire de Johannesburg et qui elle ne cesse de se renforcer dans les fonctions de commerce et de services intermédiaires.

Au Cap en particulier, la tertiarisation supérieure est très marquée. Plusieurs explications peuvent être avancées pour expliquer cette réalité :
– Contrairement aux villes de tradition minière, elle n’a pas eu à gérer d’espaces industriels en crise.
– Depuis toujours, la ville s’est appuyée sur ses aménités naturelles et a de longtemps développées un portefeuille d’activités de services avancées, liés aux loisirs, à la culture, à la sphère scientifique et universitaire : elle possède par exemple une des universités les plus attractives du continent africain.

C) Spécialisation économique et espace urbain – l’exemple de Cap Town

Cette spécialisation se reflète fortement dans l’espace urbain de Cap Town : citons par exemple l’immense centre d’appel Amazon implanté à la faveur de la Coupe du Monde (2014) dans le quartier du Wembley Square Office, en voie de gentrification avancée ; autour bourgeonne l’industrie liée à la production cinématographique. Les Cape Town Film Studio attirent de manière croissante de grosses productions, telles que Mad Max, Homeland. Cette spécialisation audiovisuelle fait suite à une série de tournages d’envergure, venus profiter des aménités du territoire : Blood Diamond, Lord of War, Invictus notamment, qui ont pu profiter d’un cadre naturel d’exception et d’une lumière magnifique, particulièrement appropriée à la technologie audiovisuelle ; sans compter que le cadre architectural peut aisément être utilisé pour reproduire la ville à l’américaine. Il faut ajouter à ces avantages d’une part une main d’œuvre très qualifiée permettant de créer des supports de qualité ; de l’autre une main d’œuvre très bon marché, pouvant travailler à la multitude de métiers gravitant autour de la production cinématographique.

II- Emergence du réseau urbain actuel – Cap Town en regard des autres métropoles

A) Métropolisation politique et administrative de Cape Town

En 2001 est opérée au Cap la fusion de la municipalité historique avec les townships environnants ; l’idée est de mieux redistribuer l’impôt et d’opérer une décentralisation des aménagements pour les rééquilibrer à l’échelle de l’agglomération. Cette décentralisation a un double caractère typiquement africain : d’une part l’objectif est de désenclaver progressivement l’ensemble des territoires urbains en créant un modèle normatif d’aménagement urbain, d’autre part on observe une volonté de faire émerger des territoires compétitifs au niveau mondial pour capter les investissements internationaux.

Jusqu’à présent l’impact de cette unification administrative a donné des résultats comparables aux villes de fonctionnement néo-libéral, avec une montée en puissance des acteurs privés générant une hausse des inégalités socio-économiques et socio-spatiales. Les politiques publiques, dans leur discours, se veulent au service de tous les habitants, mais on observe une nette inflexion du discours depuis les années 2010, avec des slogans où le terme « business » apparaît beaucoup plus souvent qu’auparavant. Il convient donc de souligner les objectifs contradictoires de ces politiques, ne permettant pas toujours le juste rééquilibrage souhaité au début des années 2000.

B) Inégalités spatiales engendrées par les réseaux de transports à Cape Town

Il n’est plus à démontrer que l’accès aux transports est fondamental pour bénéficier des différentes ressources des espaces urbains, ce qui n’est pas encore une situation effective pour tous les habitants du Cap. Un autre problème vient compliquer les volontés de redistribution des réseaux : les axes de communications hérités relèvent d’une volonté de spatialiser la ségrégation du temps de l’apartheid ; la conséquence en est que depuis cette époque, on a assisté, faute de moyens de redistribution des transports collectifs, à un report modal très important des usagers sur les transports motorisés. De nos jours, on distingue aisément deux catégories socio-économiques :

1- Ceux qui ont une voiture.
2- Ceux qui prennent les transports collectifs car ils n’ont pas d’autres choix.

L’offre des transports collectifs est encore insuffisante et il convient d’ailleurs d’utiliser cette expression plutôt que celle de « transports publics », car ils ne le sont pas tous et les acteurs privés y tiennent un rôle important. On trouve trois types de transports collectifs : les trains, les bus et surtout les minibus. Les mobilités sont en conséquence longues et couteuses par rapport aux niveaux de vie des usagers de ces transports et par ailleurs, elles ne sont pas organisées à l’échelle de la métropole, en raison de la multiplicité des acteurs impliqués dans leur organisation.

C) Convergence d’acteurs pour tenter de rééquilibrer le réseau de transport

Dans la constitution urbaine, on peut lire, noir sur blanc, l’objectif de mettre en place des transports métropolitains. Mais concrètement, à part les services de minibus, il n’existe aucun réseau réel. La coupe du monde a de ce point de vue généré une vraie impulsion pour la mise en place d’un réseau métropolitain ; et les autorités ont opté pour la promotion du BRT (Bus Rapid Transit), bus à haut niveau de service en français, qui constitue un compromis idéal pour les pouvoir publics : ils sont moins couteux que les trams, métro, et autres trains express ; leurs capacités sont comparables et leurs vitesses de déplacement aussi similaires. En la matière, les autorités sud-africaines se sont beaucoup inspirées du modèle sud-américain, par exemple du réseau de BRT à Curitiba au Brésil.

Les villes sud-africaines sont très peu denses, très étalées et donc un réseau de transport est non seulement cher à créer mais aussi à entretenir. Le BRT pallie à ce problème en créant des nœuds routiers. Enfin, le minibus étant mal vu des aménageurs, à cause d’une image négative de transports de « villes du sud », il constitue une autre raison d’imposition du BRT. On note par ailleurs une approche différente du réseau BRT entre Le Cap et Johannesburg. L’agenda 2010 du Cap est davantage orienté sur la question environnementale que celui de Johannesburg ; c’est ainsi que s’explique la première phase de développement du BRT vers les banlieues des classes moyennes et supérieures. L’objectif était de viser d’abord les automobilistes et de les inciter à un report modal. Ceci découle d’une volonté de se différencier des politiques nationales ; on constate une concomitance entre cette volonté d’émancipation et la mise en place d’une gouvernance et d’un aménagement des transports à l’échelle de la ville.

Toutefois, les besoins sont toujours grands, hétérogènes, diversifiés et contradictoires. Un tournant néolibéral dans l’aménagement est indéniable, mais simultanément il faut noter cette volonté de gouvernance métropolitaine, à tout le moins sur le réseau des transports, qui montre l’ambition de prouver la capacité de mise en place d’un service à l’échelle de l’agglomération.

III – Deux exemples qui illustrent les paradoxes de l’aménagement urbain sud-africain

Deux exemples permettent de montrer la capacité du Cap à façonner des modèles urbains originaux. Ils illustrent la tendance de cette ville à jouer sur la convergence des acteurs en matière de transports = qu’il s’agisse d’acteurs privés, publics et des comportements individuels des usagers, générant des pratiques inédites.

1- Le New Generation Service – quand les pouvoirs publics « s’uberisent »

On peut affirmer qu’un réseau de transport fonctionnant sur le modèle de Uber mais de nature public a été élaboré ces dernières années. Jusqu’à présent le fonctionnement des transports en minibus était mi-formel, mi-informel. Aujourd’hui, ces minibus, malgré leur mauvaise image, n’ont pas été éliminés, mais au contraire intégrés en jouant sur la valeur ajouté dont ils sont producteurs : il s’agit de transports flexibles permettant les liaisons transversales à travers l’agglomération. Cette qualité s’est encore perfectionnée en s’appuyant sur l’usage désormais répandu du smartphone. On assiste ainsi à la mise en place d’un service parapublic, où l’on retrouve la convergence d’acteurs privés (minibus), de nouvelles pratiques individuelles (smartphones) et d’acteurs publics (gouvernance de la ville).

Avec la Coupe du Monde, la réalité de ces réseaux de transports de minibus est apparue au grand jour, avec les mobilités accentuées en raison des événements sportifs, ce qui a permit la sensibilisation des plus riches, voyant passer les véhicules à destinations des quartiers où étaient localisés les événements sportifs. En conséquence, deux start-ups sont apparues ces derniers temps, qui connaissent un succès grandissant : New is my transport et Go metro, des plate-formes numériques indiquant les itinéraires de transports et les horaires de passage, ce qui nous paraît certes surprenant d’un point de vue européen, mais n’existait de fait pas auparavant au Cap. Même la municipalité n’avait pas un accès clair à ce genre d’informations. On retrouve cette idée de convergence d’acteurs : besoin de flexibilité/aspiration des pouvoirs publics/savoir-faire du privé, produisant ensemble un réseau de transports plus diversifié – ou comment le public reprend le modèle de l’uberisation pour se développer.

2 – Le Moca – une transformation du passé colonial en vitrine de l’émergence africaine

La notion d’émergence repose aussi sur les sphères scientifiques et de plus en plus artistiques ; c’est pour cette raison que Le Cap a construit son musée d’art moderne, le MOCA, comme un Beaubourg à Paris, une Tate à Londres, un Guggenheim à New-York… Ce musée a été construit dans le centre-ville, à côté du stade de la coupe du monde, toujours dans le quartier de Wembley en pleine gentrification. Le marqueur spatial est ici celui d’une forte créativité artistique ; cet aménagement, avec la montagne de la table en arrière plan, montre clairement la volonté de « métropolisation artistique » du Cap. Mais une métropolisation de type émergent, car il s’agit avant tout de mettre en avant les arts et artistes africains.

On n’échappe cependant pas aux contradictions et critiques. En effet, Joseph Zeits, principal mécène du musée, comme son PDG, sont des hommes blancs d’origine européenne ; l’aménagement a donc été taxé d’hypocrisie. On a tenté de résoudre le paradoxe en faisant de la collection de Zeits, non une collection permanente mais une collection temporaire ; à terme, le musée est censé accueillir des œuvres purement africaines et d’artistes en vie, selon un processus circulaire de renouvellement permanent, ce qui atteste d’une volonté de définir un modèle original.

Une autre critique a porté sur le choix du lieux : le centre ville, et dans l’ancien silo à grains qui envoyait les produits africains vers la métropole coloniale anglaise. Nouvelle tentative de résolution originale du paradoxe : désormais, avec l’ouverture à l’art africain, le grain revient symboliquement en Afrique. To be continued !