Clarissse Didelon-Loiseau, géographe Géo-cités, Paris Panthéon Sorbonne

Thibault Renard, responsable Intelligence Economique à la CCI Frnace

Ingrid Taillandier ITAR Architecture et professeur à l’école nationale de Versailles

Thibaut Renard : On aura remarqué que partout dans ce festival consacré au pouvoir des villes une ombre symbolique et pas seulement symbolique plane sur l’imaginaire de la ville, celle des tours, et que derrière ces tours une guerre elle aussi symbolique mais pas seulement est sous-tendue. C’est ce que l’on va aborder ensemble.

Qu’est-ce qu’une tour ?

On va se concentrer aujourd’hui sur 2 de ses multiples aspects : d’abord la fascination, évidente dans le cinéma d’anticipation – comme dans La guerre des étoiles de George Luckas ou Le 5ème élément de Luc Besson – mais aussi dans les publicités sur Dubaï, mais aussi l’effroi dans la fiction King Kong, rattrapée par la réalité avec le 9/11. Les intentions sont parfois aussi révélateurs de visions culturelles différentes voire antagonistes : ainsi le projet de tour de l’unité africaine au Maroc avec toutes les langues du continent inscrites dessus ressemblant pour la planète web à la tour de Sauron du Seigneur de l’anneau

Qu’est-ce qui est sous-tendu derrière l’idée de « guerre des tours » ?

C’est d’abord la course à la hauteur, une lutte intemporelle, commencée il y a plus de 4000 ans avec les pyramides d’Egypte et la tour de Babel de la Bible, les cathédrales gothiques à partir du XIIe siècle la plus haute étant la cathédrale de Ulm en Allemagne, haute de 160m, et parachevée par l’érection de la tour Eiffel et ses 330 mètres à l’exposition universelle de 1889 à Paris.

Si la plus haute tour actuelle fait plus de 800 m, c’est qu’à eu lieu au XXe siècle un basculement important, car jusqu’à la fin du XIXe siècle, les constructions les plus hautes depuis les pyramides avaient été des monuments hormis l’exemple étonnant de la petite ville toscane de San Geminiano qui avec ses quelques 70 tours surplombant les palais particuliers des bourgeois de la ville illustre pour la première fois sous le Quattrocento italien dans un espace urbain la concrétisation verticale de cette « guerre » symbolique Les amateurs de jeux vidéo la connaissent à travers l’épisode « Renaissance » de la série Assassin’s creed.

En effet et ce depuis les années 30 aux Etats-Unis, pays de la modernité triomphante sur l’Europe, les tours d’habitation – les gratte-ciel remplacent les monuments dans une course qui s’accélère depuis les années 90 et l’émergence de nouvelles puissances : ainsi les tours Petronas qui avaient doublé l’Empire State Building resté plus de 30 ans le plus haut du monde, disparaissent du top 10 en moins de 10 ans…

En résumé, pour définir ce qu’est une tour, on est passé d’édifices aux fonctions diverses au cours de l’histoire à des tours fonctionnelles comme celle de la Radio diffusion de Tokyo pour arriver à des tours dites d’habitation comme Burj Dubai mais qui mêlent en réalité diverses fonctions d’ordinaire étalées sur l’espace « horizontal » dans un espace « vertical » : sièges sociaux qui lui donnent son nom, mais aussi centre commerciaux ou de loisirs, hôtels et appartements de standing et enfin lieu de contemplation symbolique de la ville comme lieu de pouvoir.

Comment comprendre cette « guerre des tours » ?

Une guerre entre villes

Clarisse Didelon-Loiseau : la mère des batailles, c’est Chicago vs New York.

Le contexte historique : on est post-guerre de secession, en pleine croissance économique. Si New-York est déjà la ville-centre de la côte Est, Chicago qui connait une croissance démographique exponentielle est devenue le point-relais des réseaux continentaux pour la conquête du territoire vers l’Ouest et le centre d’activités agro-industrielles avec le lieu de convergence des troupeaux.

S’étendant avec des maisons en bois, elle est ravagée par l’incendie de 1871 et doit se réinventer en combinant l’espace à construire qui est cher et les progrès techniques : les 2 villes étant situées au bord de l’eau, pour construire il faut creuser avec des caissons et aussi il faut s’élever en hauteur : la pierre est lourde avec des murs de plus de 1,80m de profondeur.

Les ingénieurs américains ramènent de France la construction en acier et l’ingénieur Otis invente un système de freinage – blocage pour les ascenseurs qui n’étaient au départ que des monte-charge dans les hôtels.

Alors que le New-York Tribune Building est construit en 1875, c’est le Home Insurance Building, haut de 42 m qui est déclaré officiellement comme le 1er gratte-ciel jamais construit en 1885 car utilisant les structures en fer.

Les réglements municipaux tempèrent la compétition à cause des critiques des habitants riverains, et bloquent la hauteur à moins de 50 m. A New-York c’est la méfiance des autorités envers les structures en fer qui freine la course à la hauteur.

Les skylines actuelles sont le dernier avatar de cette bataille de tours. Si celle de Hong-Kong est considérée comme la plus belle au monde gràce à sa baie, les 2 américaines se partagent les suffrages des internautes…

Ingrid Taillandier : « L’invention de la tour européenne ».

Il s’agit d’une exposition qu’elle a organisé en 2009 sur le site du pavillon de l’Arsenal de Paris http://www.pavillon-arsenal.com/fr/expositions/9795-linvention-de-la-tour-europeenne.html pour montrer aux Parisiens que les tours qu’ils connaissaient, celles des tours d’habitation des années 70 n’étaient pas les seules mais que d’autres existaient déjà indépendamment de Paris dans 8 autres métropoles ouest-européennes, choisies pour des raisons économiques mais aussi parce qu’elles avaient été détruites par la guerre comme Francfort, Rotterdam ou Londres.

Ces villes aux côtés de centres historiques préservés ou reconstruits pour tout ou partie, donnaient à voir des constructions nouvelles inspirées du modèle nord-américain. Francfort dont le caractère de place financière avait été ainsi affirmé dès les années 20, reconstruit de plus belle après la guerre ; Rotterdam s’est reconstruite de façon audacieuse après la destruction totale de son centre en mai 40.

Mais elles ont montré aussi une spécificité : Ainsi l’ancien maire de Londres, Ken Livingstone, avait imposé des règles favorables au grand public au pied et au sommet des tours comme la Shard ou Swiss RE dans la perspective de la candidature de Londres au JO. Paris a relancé cette dynamique après l’échec de sa candidature face à Londres, alors que la limitation des étages à 37m datait de 1974 avec l’élection de VGE en réaction avec le « modernisme » de Georges Pompidou.

IT : il y a eu aller-retours entre les 2 rives : similitudes (photos) ; le concours du Chicago Tribune montre les différence stylistiques : Néo-gothique à Chicago en 22 et néo-classique à Stuttgart en 1928 : une solution pour décongestionner les villes.

Du fer au béton : l’acclamation des techniques se fait avec Europe l’idée d’ordonner de façon rationnelle le tissu urbain et son « hygiène ». Après-guerre des quartiers logements sont rapidement construits. Depuis l’Europe se distingue avec une réflexion sur le sens urbanistique des tours et abandonne la compétition en hauteur, surtout dans les villes à dimension patrimoniale forte.

Une « guerre des tours » à l’échelle mondiale

CDL : La croissance en hauteur des tours dépend de la conjoncture économique, les tours symbolisant un symbole capitaliste avec le refus de l’Urss. Malgré tout, les palais du peuple des capitales des démocraties populaires sont bien les symboles de la victoire annoncée de l’homo sovieticus sur son adversaire capitaliste.

Séoul après la guerre de Corée construit une skyline qui se veut le symbole architectural d’un pays qui n’est pas encore un tigre asiatique
Ce sont les économies les plus dynamiques en pointe dans la compétition.

Cette compétition médiatique cache le fait que la plupart des tours ne sont pas concernées par la course à la hauteur mais par des questions de densité urbaine : les métropoles des pays sud-américains et européens connaissent plutôt la croissance des immeubles dits « tours de grande hauteur » (entre 35 et 100 m).

Une « guerre des tours » dans la ville

TR : Une guerre urbaine ?

IT : Parmi les thèmes revient la contestation des tours énergivores au bilan-carbone déplorables.

Ce sont les Allemands qui dès les années 70 mettent en avant les « ingénieurs environnementaux » comme Klaus Daniels ont développé des formes de ventilation naturelle, des jardins d’hiver sur plusieurs étages, ainsi La Commerzbank de Francfort, construite par Norman Foster inaugure ce nouveau type de tour répondant aux critiques urbaines avec des jardins d’hiver sur les étages intermédiaires.
(photo)
D’autres batiments sont construits avec transfert d’énergie notamment concernant la climatisation, mais aussi l’accueil du public comme la Swiss RE, le « cornichon » de Londres.

TR : Une guerre de clochers ?

CDL : La 1ère question qui se pose en ville est : « Faut-il habiter dans les tours ? » Les habitants des Etats-Unis y voient un statut social de réussite pour les entreprises les commanditant et pour ceux qui ont les moyens d’y habiter ; en Europe c’est toujours vu comme un statut locatif et architectural dégradé dû à des constructions rapides et laides…

Pourtant, dans les nouvelles tours, habiter haut est toutefois recherché partout en fonction de la qualité de la vue que l’on peut avoir. Les tours parisiennes des années Pompidou malgré leur architecture relativement standard sont comparées par leurs habitants : guerre de clochers…

Que serait une tour du XXIe siècle ?

IT : En Europe, pas de course à la hauteur, la recherche d’une valorisation des communs, de la mixité sociale, de l’intégration à la rue, en évitant les tours sur dalle. Bref prime la qualité environnementale, l’innovation technologique, la volonté d’émulation architecturale – ce qu’on appelle des « générateurs urbains » pour aller vers une ville durable et néanmoins verticale générant une qualité de vie extrêment intéressante.

TR : la KingDom Tower à Jeddah dépassera les 1000 m qui devrait accueillir 1M de pélerins en 2018. Dubaï prévoir de la dépasser pour l’expo universelle mais le projet le plus fou actuel serait la Sky Miles Tower de Tokyo sur la mer prévue pour les alentours de 2045 et culminant à plus de 1500 m…

CDL : Et encore plus loin,

pour montrer que les tours et gratte-ciel font partie de l’imaginaire des dystopies de la société que la science-fiction présente généralement comme l’expression des déviances de l’hubris humaine qui ne peuvent qu’être dans les fins détruites…

De très nombreuses questions du public…

1- Paris s’est-il exclu de la compétition comme l’Urss en son temps ?

IT : Rien de construit au-delà de 37 m depuis Giscard. On a hérité des erreurs du passé, toutes les tours ayant été construites sur dalle ce qui induit un rejet non seulement des tours mais aussi des quartiers dans lesquelles elles ont été construites. D’où l’importance de l’intégration dans la rue pour les projets actuels. CDL : L’attachement patrimonial reste fort dans les vieilles métropoles européennes : Paris, la tour Eiffel : les tours de l’Ermitage qui seront les plus hautes tours de la Défense ne la dépasseront pas. Même chose à Londres avec la cathèdrale St Paul dont la vue des quartiers de Londres ne doit être obstruée par aucune nouvelle construction en hauteur…

2- Les tours, faites par des hommes, objets phallocratiques ?

Zaha Hadid… Ingrid Taillandier…

3- Et la végétalisation face à la minéralité des matériaux ?

Il en existe une à Milan qui est entièrement plantée d’arbres et la tendance des jardins suspendus est forte…

4- Toutes les entreprises construisent-elles des tours ?

La verticalité peut être pénible pour ceux qui y travaillent quant on doit passer 20′ dans les ascenseurs !
IT : Le moindre m2 perdu coute cher, mais la verticalité a effectivement ses désavantages en termes de qualité de vie, malgré les progrès techniques en matière de déplacement et les améliorations de la qualité de vie par l’aménagement de communs en hauteur.

CDL : Michelin n’a pas de tour…

TR : Une réponse est le campus : Google, Apple, Dassault Systems.

5- Les tours de Dubaî retourneront-elles au sable du désert ?

CDL : Au vu de la taille des fondations, pas tout de suite.
TR : Une anecdote ; quand l’Empire State Building a été construit, il a été moqué par les habitants et a fini par être le plus emblématique des EU. C’est la même chose pour l’expo universelle de 89 et de la Tour Eiffel. On ne peut préjuger de l’avenir et la SF n’a pas forcément raison…

6- Comment fait-on pour évacuer un immeuble de 830 m de haut ?

CDL : j’enseigne à Tolbiac où il faut monter à l’heure en cours plus de 40 000 étudiants…
IT : Revenir à l’horizontal est effectivement censé quant à la qualité de vie, cf. les campus, mais vu que le foncier en ville est rare, cela a un coût. Il faudra l’accepter.

7- Quel impact social entre les habitants des tours et les autres ?

IT : ma construction aux Batignolles contient pour moitié du locatif et du foncier. J’avais prévu que la disposition devait être mixte avec étages alternés et espaces communs partagés, studios à louer pour la famille en visite, barbecue. On voulait tout mélanger mais le bailleur social a refusé car il ne voulait pas gérer un étage sur 2… L’occasion de sortir de la différentiation socio-spatiale (étages du haut vs étages du bas) a été manquée alors qu’on était à 14 000 € du m2…

8- Que faire des déchets générés par les habitants des tours géantes ?

TR : Dubaï devrait résoudre la question avant l’expo universelle, en les escamotant… On l’a vu pour Rio (catastrophique) et pour Pékin (beaucoup plus discret).
IT : La densification urbaine ne peut se justifier sans transports et flux urbains à la hauteur.

9- le prestige d’une tour c’est mandater un architecte-star ?

TR : Ingrid Taillandier est-elle mandatée ?
IT : C’est comme les musées actuels et les premiers gratte-ciel qui ont eu leurs architectes-star qui étaient par contre très peu nombreux.

Chaque ville veut tel ou tel et si tous les architectes développaient des tours comme Norman Foster ou Renzo Piano, nos métropoles seraient plus intéressantes à contempler… et à vivre dans l’intérêt de tous.