L’élaboration d’une carte de géographie ne relève pas que d’une question de technique. La carte que nous connaissons en 2017 remonte, dans son esprit général, à un fameux document de 1507 qu’il n’est pas nécessaire de présenter aux Déodaciens : la carte de Waldseemüller, sur laquelle apparaît pour la première fois le mot Amérique. La rue du même nom, à deux blocs d’ici, rappelle que le baptême de la cartographie moderne a eu lieu dans la ville de Saint-Dié. Baptême car soudain se produit l’invention de notre planisphère actuel, étape décisive dans les progrès de la cartographie. C’est à ce moment que se coagulent un ensemble de techniques et théories de la représentation de l’univers, qui auparavant ne relevaient ni des mêmes connaissances ni des mêmes registres de la connaissance.


Carte de Waldseemüller

Pratiquement toutes les sociétés ont fait et font des cartes. De multiples pratiques sociales et des objets tout aussi nombreux nous apparaissent comme des représentations cartographiques alors qu’elles avaient et ont parfois toujours des vocations différentes. On va distinguer trois cas où la carte possède une finalité différente de celle à laquelle nous sommes habitués, à savoir la représentation la plus exacte possible de notre univers.

I – Des cartes servant à suivre des itinéraires précis

Le document ci-dessous constitue ce qu’on pourrait appeler une carte polynésienne. Les Polynésiens ont, rappelons-le, parcouru sur des pirogues à balancier la moitié de la surface de la terre, de la Polynésie à Madagascar, ceci bien avant Colomb – mais ce n’est pas le genre de choses qu’on a l’habitude de se remémorer. Les Européens se sont rapidement étonnés des connaissances très précises qu’ils avaient de l’Océan Pacifique et de la maîtrise parfaite de ses différents courants marins : ici par exemple, une carte d’itinéraires au sein de l’archipel des Marshall, outil servant à aller d’un point à un autre en suivant les courants porteurs.


Carte d’itinéraires polynésienne – îles Marshalls

Dans le même genre de représentation d’itinéraires, mais issue d’un tout autre monde, convoquons La Table de Peutinger, qui est une copie de copie de copie… de cartes romaines. Il s’agit de onze parchemins qui mis bout à bout font sept mètres de longueur. Ils représentent le monde connu des Romains, très éloigné de la vision bien proportionnée de nos planisphères. Ce sont des itinéraires allant d’un point à un autre, indiquant les distances, les villes, forts et garnisons romaines, ceci disposé suivant un axe Est/Ouest. Il s’agit d’une carte dont la finalité première et peut-être unique est de « se déplacer dans le monde ».


Table de Peutinger

On n’a pas conservé de documents cartographiques précolombiens car les conquistadors ont tout détruit; on possède cependant une copie faite par un moine qui présente le cheminement du peuple Azteca du Nord au Sud : sont notamment dessinées des traces de pieds qui donnent les directions à suivre et peut-être aussi la distance d’un point à un autre.


Un itinéraire Aztèque

Les portulans des explorations modernes revêtent exactement la même finalité. Elles consistent en des cartes marines élaborées à partir de l’utilisation de la boussole et qui indiquent les directions à suivre de port en port – d’où le terme de « portulans ». Les portulans qui nous restent sont magnifiques mais il s’agit de portulans de prestige. Gardons à l’esprit que la plupart de ces outils n’étaient pas de beaux mais bien passés et repassés, car ils servaient d’objets pratiques durant les voyages au court ou long court.


Un exemple de portulan de prestige

II – Des cartes servant à l’appropriation des territoires

On retrouve cette finalité d’appropriation dès 2500 avant J.-C. sur cette gravure néolithique nommée le « cadastre de Bedolina ». Les lignes y représentent les chemins, les champs, les tracés des maisons. La gravure est située sur un rocher dominant la vallée, sur lequel on a tout simplement gravé ce qu’on voyait en contrebas. Il existait dans le même genre de représentation des cadastres égyptiens et mésopotamiens, absolument nécessaires en raison des crues et décrues annuelles qui nécessitaient de retracer les champs.


Le cadastre de Bedolina


Cadastre de Bedolina = gravure sur rocher

Autre carte, autre échelle ; dans la Chine du XIIe siècle, une carte représente le territoire à l’échelle de l’Empire en suivant un carroyage qui ne sont autres que nos méridiens et parallèles. Mesurons la prouesse technique : il s’agit du monde des Hans, soit 5 millions de kms 2, à peu près la moitié de la Chine actuelle. Les Chinois étaient conscients des déformations que l’on critique toujours sur les cartes en projection Mercator, mais ils utilisèrent ce mode de représentation car à l’échelle de l’Empire, elles étaient suffisamment restreintes pour ne pas poser de problèmes socio-économiques.


Le Monde Han au XIIe siècle

Cassini au temps de Louis XIV n’a pas fait autre chose que les géomètres chinois du XIIe siècle. Il a réalisé la triangulation générale du territoire, c’est à dire la cotation de tous les points du territoire, le top en termes de précision jusqu’aux satellites ! Mais dans l’un comme dans l’autre cas, on a une idée d’outillage avant celle de représentation de la réalité.


Les géomètres au service de Cassini


Triangulation de la région de Montpellier

III – Des cartes cosmogoniques – représenter la vision du monde

Un autre genre de représentation est celle qui relève d’une « vision du monde » ; le temps peut être vu de manière cyclique, comme la représentation qu’en ont les Aztèques, de façon linéaire comme le conçoivent les Occidentaux; ces nuances sont valables en matière de conception de l’espace. Ainsi la tablette ci-dessous conservée au British Museum en caractère cunéiforme et datant du VIIe siècle avant J.-C.


Cosmogonie temporelle aztèque


Carte du monde de Sargon

Il s’agit de langue akkadienne et de la carte en frontipice de l’histoire de Sargon d’Akkadé. Il est remarquable qu’elle ressemble à s’y méprendre aux fameuses cartes T dans O du Moyen-âge. Le T représente l’axe des vallées du Tigre et de l’Euphrate, avec autour la terre connu et au-delà du trait, l’inconnu désertique ou maritime. Les héritiers de l’Orient antique vont reprendre ce système de représentation des terres émergées, sauf que le contenu change : l’axe T représente la Méditerranée et l’Océan Indien, en haut se situe l’Asie, en bas à gauche l’Europe et en bas à droite l’Afrique. D’après la Bible, les trois fils de Noé sont partis fonder leurs peuples chacun dans des directions différentes, l’aîné en Asie, le moyen en Europe et le cadet en Afrique. Le fait que l’Asie soit située en haut explique le terme de carte orientée et au-delà la notion d’orientation : celle-ci se fait en principe par rapport à l’Est. Des cartes de ce type ont été réalisées jusqu’à 2500 ans après celle de Sargon, comme celles ci-dessous, extraite de la géographie d’Isidore de Séville. Au croisement de la barre du T se trouve Jérusalem, le pivot du monde, de la même manière qu’est organisé le temps chrétien : la naissance du Christ se trouve « au milieu » des temps – cf. Parties du Monde de Barthélémy l’Anglais.


La célèbre carte T dans O d’Isidore de Séville


Les parties du Monde selon Barthélémy l’Anglais

Toutes les sociétés ont eu leurs cosmogonies, pas forcément incarnés d’ailleurs par des objets pérennes. Un bon exemple de cela est ci-dessous ce magnifique mandala tibétain conservé au Musée Guimet, qui est lui centré sur le mont Mérou.


Mandala – l’objet


Mandala – détail de la représentation

La représentation du monde par les Arabes est héritée de celui des Romains, comme le montre la carte d’Al Idrisi, par contre orientée au sud, cette fois-ci sans doute en raison d’une influence chinoise. Dans la continuité de ces représentations, on trouve la carte de Fra Mauro, comparable dans sa réalisation sinon dans son orientation à celle d’Al Idrisi (1465). On est juste avant Waldseemüller.


Carte d’Al Idrisi


Carte de Fra Mauro

On trouve après cela des cartes en forme de coeur, dite cordiforme, ainsi ce planisphère de 1536, qui correspond au moment où l’on coagule les portulans, les itinéraires et la cosmogonie = c’est l’invention de la cartographie au sens où nous l’entendons.


Un exemple de carte cordiforme – 1536

Conclusion
Christian Grataloup termine sur une carte chinoise qui représente, de la même manière que l’Occident a pu le faire pendant longtemps, une sorte de « fourre-tout » à l’Ouest, tandis que notre « fourre-tout » se situa pendant longtemps à l’Est. Il affiche ensuite une étonnante carte japonaise représentant le continent américain dès le début du XVIIe siècle, mais centrée sur l’Empire du soleil levant, pas l’Europe, ce qui ne laisse de nous dérouter, nous laisser penser qu’il s’agit d’une carte plus ancienne et moins exacte… Il termine sur une carte qui est sculptée dans le sol d’un temple et est en fait révérée comme une déesse : il s’agit de la carte du territoire de la fédération indienne contemporaine, où se rejoignent, autre terre mais cette fois même époque, l’aspect pratique et cosmogonique de la représentation du monde.


« Fourre-tout » à l’Ouest d’une carte chinoise médiévale


Temple où l’on vénère la carte-déesse représentant le territoire indien