Samedi 13 oct. 2018

Préfecture, Petit Salon

 

Histoire et dictionnaire des opérations extérieures de l’armée française

 

Salon du livre Table Ronde

 

Le point des RDV Blois : « Depuis plus de cinquante ans, la France est engagée dans des opérations extérieures partout dans le monde. Rassembler l’état des savoirs sur ces « OPEX » c’est ce que propose ce livre, inédit par son format et la période couverte. Chaque zone de conflit ou d’opération humanitaire est présentée et expliquée dans sa globalité ; chaque opération bénéficie d’une notice dédiée sur les causes et les conditions de l’intervention, la conduite des opérations et ses suites. Une partie thématique permet de traiter des « moyens et environnement » nécessaires au déroulement d’une OPEX : elle rassemble approche capacitaire (« projection des forces / de puissance »), armements (« Drones (parc / usage) »,  » Mirage IV »), organisation (« Planification »,  » Retex »), logistique (« Blessés ») et aspects plus politiques (« Médias, médiatisations et OPEX »).

 

Préfacé par le chef d’état-major des armées, cet ouvrage regroupe les travaux de près de quarante auteurs, historiens civils et militaires, universitaires et journalistes, et présente l’état des savoirs sur les OPEX françaises. Enrichi de cartes et de photographies issues des collections de l’ECPAD, il permet de placer l’action des armées françaises dans le temps long de l’histoire. Inédit par son format et la période couverte, il nous invite à nous réapproprier ces OPEX, tout autant qu’il donne au plus grand public des clés pour comprendre l’engagement militaire français. Cet ouvrage ne se veut pas définitif : il est une invitation à nous saisir de ce sujet. »

 

Modérateur :

 

Yannick DEHÉE, Docteur en Histoire, chercheur associé au centre d’histoire culturelle de l’université de Versailles-St Quentin, directeur de la publication du Temps des Médias, directeur de Nouveau Monde éditions.

 

Intervenants :

 

Jean-Marc MARILL, Général (2S), Historien, ancien directeur du centre historique des archives de la Défense

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Introduction

 

Cette présentation est à marquer d’une pierre blanche car elle nous permet d’accéder à un outil qui n’a jamais été publié en France jusqu’alors. Ce dictionnaire des Opex depuis 1963 est en effet un livre unique. Les écueils ont été nombreux ; difficulté d’accès aux archives, certaines restant encore classées, danger d’exposer des informations sensibles face aux OPEX en cours, autant de défis que Philippe Chapleau et Jean-Marc Marill ont su relever pour diriger ce très bel ouvrage. Général 2S, Jean-Marc Marill a longtemps été un homme de terrain ; il a ainsi fait l’ouverture du théâtre d’opération de l’Afghanistan en 2002 à la tête des troupes du 21è RIMA. Yannick Déhée insiste sur la richesse de ce témoignage si singulier. Témoin et acteur, le général apporte le regard du technicien, du praticien de la chose militaire. Chercheur, c’est aussi le regard du scientifique reconnu qui est mobilisé, l’accès aux multiples archives permettant à la quarantaine d’auteurs ayant participé au projet d’offrir un outil d’exception aux journalistes et historiens.

 

Le livre est composé de deux parties : un classement alphabétique par nom d’OPEX ou de pays et, dans un second temps, une partie consacrée aux moyens et à l’environnement. Là encore, c’est la porte d’entrée alphabétique qui a été retenue.

 

 

Yannick Déhée propose de questionner le général Marill sur quelques thèmes permettant d’illustrer la richesse de l’ouvrage.

 

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I – OPEX : permanences ou mutations ?

 

=> Ce premier thème proposé par Yannick Déhée est l’occasion de mettre en perspective les OPEX françaises. La date de départ retenue, 1963, inscrit les OPEX dans la proximité des guerres de décolonisation. Ainsi, rappelle Jean-Marc Marill, l’intervention au Tchad en 1969 est encore dans une approche de contre-guérilla classique avec une acceptation des pertes. L’opération « Limousin » coûte ainsi la mort à 17 paras, ce qui a peu de retentissement à l’époque. En termes d’image, le parallèle avec le traumatisme véhiculé par le pouvoir et les médias suite aux morts d’Uzbin, en 2008, ayant coûté la vie à 10 militaires français (sans oublier les 21 blessés et le décès de l’interprète afghan), est saisissant.

 

=> Assez vite le protocole « Guépard » s’impose : il s’agit d’adapter l’organigramme des forces aux capacités de transport, pas aux missions. Se projeter vers la crise, intervenir en étroite collaboration avec les nouveaux États africains, évacuer les ressortissants (exemple de la crise de Kolwezi en 1978). Pour les médias, le public, il s’agit d’obtenir un résultat rapide et de repartir. Avec le temps, le général Marill insiste sur le fait que l’interventionnisme français tend à décroître pour une approche plus multilatérale. Le déclencheur humanitaire est devenu clé, par la force des médias et l’aspect multinational est au cœur des problématiques.

 

=> Un tournant majeur est représenté par l’opération « Daguet » en 1991 lors de la seconde guerre du Golfe (étant entendu que la première oppose Irak et Iran de 1980 à 1988). Le choc est grand pour l’armée française. Choc vis-à-vis du manque de moyens, choc vis-à-vis d’une organisation totalement gérée par les Américains, jusqu’aux plans de vol de nos patrouilles aériennes. Après « Daguet » l’armée française bascule dans un système OTAN clair. Ceci est une clé de lecture très importante car la France ne peut plus diriger ces OPEX seule comme elle l’entend, elle n’est qu’une force d’appoint parmi d’autres. La culture américaine s’impose, les Américains commandent aux Américains, les Américains commandent aux autres car ils sont plus puissants.

 

=> Ce basculement n’est pas anodin car il imprime vis à vis des populations locales des images différentes de l’approche française devenue classique après l’Indochine et l’Algérie, consistant à gagner les cœurs et se mêler aux populations. L’approche US est celle du zéro risque et de la « bulle ». Les FOB (Forward Operating Bases – bases protégées et coupées du monde extérieur) sont la clé en Afghanistan, ce qui coupe la troupe des populations. Pour ces dernières, les forces françaises sont donc assimilées comme les autres à des forces d’occupation ; au niveau des images les résultats sont loin d’être probants. Dans le même ordre d’idée, le choix de Barak Obama d’annoncer officiellement une date de départ de l’Afghanistan répond à une logique US qui sape totalement l’approche française consistant à gagner les cœurs. La perte de contrôle de l’image lors des OPEX est donc une grille de lecture très précieuse à explorer.

 

II – Quid de la question d’une défense européenne ?

 

=> Le général Marill déplace immédiatement la question sur le plan de la politique extérieur. Rappelant à la suite de Clausewitz que la guerre s’inscrit avant tout dans le politique, toute OPEX européenne nécessiterait d’avoir une politique étrangère européenne. Or, le Brexit, le refus de l’Allemagne de s’engager militairement du fait de son passé, poussent la France à être en première ligne. La clé du budget est donc centrale. Le général rappelle alors que les USA représentent 40% des dépenses militaires du monde ; le différentiel de puissance est monstrueux, ce qui implique que ce sont les USA et non point nous, seuls, qui peuvent décider d’agir. Se pose aussi la question des institutions onusiennes et de leurs blocages éventuels.

 

III – Quels éléments influent directement sur les OPEX, notamment matériels ?

 

=> La tendance lourde depuis les années 60 est celle de plus de confort, d’une perte de la rusticité. Les OPEX en Afrique dans les années 60-70 n’ont en ce sens rien à voir avec les OPEX actuelles. Le lien avec les familles est aujourd’hui plus régulier grâce à internet. La gestion de l’image est aussi différente car les militaires peuvent plus aisément filmer ce qu’ils vivent. Le général évoque alors son expérience afghane au cours de laquelle il a pu mesurer l’écart qualitatif, en faveur des Français, entre les « modules 151 » apportant tout le confort à la troupe en terme d’hygiène, là où les Anglais devaient se contenter du minimum. Est-ce une garantie de victoire ? Le confort offre une meilleure assise au moral des troupes, mais l’aguerrissement est plus long et le manque de rusticité pose parfois problème.

 

IV – Comment sont choisis les noms d’OPEX ?

 

=> Cette question offre un moment plus léger ; nous apprenons que pendant longtemps les noms ont été choisis au hasard dans des dictionnaires pour éviter de donner des informations à l’adversaire. C’est ainsi que l’intervention « Bubale », en Centrafrique (1997-1998) portait le nom d’une antilope jouée totalement stupide par les locaux. De la même façon, « Daguet », qui renvoie à une jeune antilope, a été en termes d’image assez négatif pour une opération de guerre. Les Américains disposent d’un logiciel mais se heurtent à des concepts parfois trop proches des films de guerre à grand spectacle. Les choses ont évolué, le choix est normalement désormais plus réfléchi du côté français.

 

V – Quel est le poids des OPEX pour nos armées et nos militaires ?

 

=> Les images apportent la reconnaissance nécessaire à la troupe. Les militaires sont très soucieux de montrer ce qu’ils font et le général insiste sur le fait que l’opération « Turquoise », dont les archives ne sont pas encore déclassifiées, reste très négative pour l’Armée. Or les militaires attendent avec impatience que les sources soient données aux chercheurs et journalistes afin de rétablir certaines vérités, que l’absence d’image a occulté. Le décideur politique trouve dans le militaire le fusible rêvé.

 

=> Montrer les OPEX c’est aussi susciter des vocations ; dans une armée professionnelle dont les cadres se renouvelles très souvent, il faut donner à rêver, donner à proposer de l’aventure. C’est d’ailleurs ce qui est souvent mis en avant dans les clips télévisés. Les OPEX permettent aussi de conserver des savoirs-faire précieux.

 

=> Autre élément déterminant, celui du lien avec l’opinion publique. Le seuil d’acceptation des pertes s’est considérablement réduit en Occident. Des morts à la télévision, c’est une perte de légitimité de l’OPEX. Si des civils sont touchés, l’effet est encore plus dramatique. Cette peur de l’image pousse les armées occidentales à investir massivement dans la technologie pour limiter les pertes, là où, par exemple, les Russes sont moins soucieux du droit international ou des pertes civiles. D’un point de vue purement économique, le ratio coût/efficacité en Syrie entre Russe et Occidentaux pose question. Mais pour le général Marill les Occidentaux ne doivent pas se résoudre à renoncer à leurs valeurs, au droit. C’est de toute façon ingérable sur le terrain, les journalistes font leur travail, il est vain d’espérer tout cacher dans un monde où tout se filme toujours plus aisément. Mais, surtout, la légitimité de nos OPEX dépend de notre capacité à ne pas renier nos valeurs.

 

VI – Le renseignement : quelle place pour l’image ?

 

=> Bien entendu l’image est une source de renseignement fondamentale, même si elle ne doit pas être exclusive. Le renseignement, tel qu’il est enseigné à l’École de guerre, doit permettre de préparer le pire. Les travaux de cartographie sont en ce sens fondamentaux et Yannick Déhée souligne la qualité des cartes mises à disposition dans ce dictionnaire.

 

=> L’image est aussi utilisée a posteriori ou dans le vif pour valider, pour légitimer une action. Mais c’est une arme à double tranchant. Jean-Marc Marill rappelle ainsi que dans la perspective de gagner les cœurs en Afghanistan, l’Armée française devait montrer les actions au plus près des écoles afghanes. Mais, ces même actions ont pu être remises en question lorsque certaines personnalités, Bernard Henri-Levy par exemple, a pu en pleine zone pachtoune vouloir imposer sa grille de lecture occidentale à des communautés très différentes des nôtres. L’image véhiculée dans nos médias a été bonne du point de vue de cette personnalité médiatique, elle a été très largement problématique sur le terrain.

 

En guise de conclusion le général Marill insiste sur le lien très fort entre le politique et le militaire. Prenant la campagne désastreuse de 1940, il éclaire le fusible des militaires incompétents, en rappelant que c’est le politique qui a demandé de se couper des réserves nécessaires en imposant d’entrer en Belgique. De nos jours, ce sont les juges qui s’invitent au cœur de ces dialectiques ; le militaire agit selon le principe de réaction, le juge qui connait la fin mais n’était pas au cœur des combats, use des images et des écrits pour trancher. Ceci tend à modifier le rapport des jeunes officiers et sous-officiers au contact des combats, dans un monde où tout doit être justifié, y compris par l’image.

 

Par Ludovic CHEVASSUS pour les Clionautes.