Ancien professeur à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne, Alain Corbin est un historien réputé pour ses travaux sur l’histoire des sensibilités. On lui doit notamment, entre autres publications, un enthousiasmant ouvrage sur l’odorat: Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social (XVIIIe-XIXe siècles), paru chez Flammarion en 1982. La conférence de ce matin mêle des problématiques diverses sur l’histoire de la mer, des loisirs, du temps qu’il fait, de la médecine, etc. Avec une telle personnalité, impossible de s’ennuyer.

«Partir pour se soigner» relève presque de la boutade. En effet, à bien y regarder, partir, c’est surtout prendre le risque de tomber malade. Quatre méfaits sont redoutés. Il y a d’abord la nostalgie, maladie très commentée au début du XVIIIe siècle et qui a été étudiée il y a quelques années par Sylvain Venayre. La nostalgie affecte prioritairement tous ceux qui sont contraints au départ comme les soldats. En fonction de sa région d’origine, le mal est plus ou moins durement ressenti. Les Bretons, très enracinés, souffrent plus que les Creusois ou les Savoyards habitués aux circulations temporaires. Il y a ensuite l’acclimatement raté, notamment dans le cadre colonial sous le Second Empire. Les corps européens supporteraient mal l’air de l’Asie ou de l’Afrique. Évoquons encore l’apodémalgie, la maladie du départ permanent, la pathologie de ceux qui ne savent pas rester en place. Enfin, les conditions du voyage occasionnent toute une série de troubles inquiétants. Le train par exemple n’est pas suffisamment aéré, ses brusques accélérations font augmenter la température des femmes. Des médecins mettent en garde les femmes enceintes contre la trépidation des voyages. Les médecins du XIXe siècle ont tendance à voir des maladies partout.

[L’historien Sylvain Venayre, chargé de présenter la conférence, entre dans l’amphithéâtre et interrompt l’exposé. Visiblement, tout le staff des RDV de l’Histoire cherche Alain Corbin depuis vingt minutes pour qu’il …commence sa conférence! La salle éclate de rire. ]

Reprenons. Le sujet, ce n’est pas «partir et tomber malade» mais plutôt «partir pour se soigner».

C’est au XVIIIe siècle en Angleterre que naît l’intérêt thérapeutique pour la mer, au point qu’en 1850, le poète Cooper se plaint qu’on ne peut plus aller de Londres à Brighton sans supporter d’interminables embouteillages. Brighton est en effet sortie de l’anonymat depuis que le docteur Richard Russel de Lewes a prescrit à ses patients des bains de mer. Selon les adeptes de la théologie naturelle qui se fondent sur l’Ancien Testament et les analyses de l’université d’Oxford, le spectacle du monde est une thérapie. Pour eux, si Dieu permet le mal, c’est parce que l’antidote est accessible, sur terre, et qu’il faut le trouver. Le bain thérapeutique procède de cette conviction. Il est supposé soigner les scrofules et les « maladies de femmes », c’est-à-dire les « vapeurs », les « fureurs utérines » ou la stérilité ». Mais le bain guérisseur n’est pas une simple immersion de plaisir comme le font les ouvriers. A l’arrivée à Brighton, le malade se présente au médecin qui seul détermine le nombre, la durée et l’heure des bains. Le moment venu, le malade doit se préparer par « affusions »: on lui jette de l’eau de mer sur la plage.
Si les hommes peuvent nager, les femmes doivent dans un premier temps se contenter d’une promenade. Mais dans un second temps, la cure évolue avec la voiture de bain, conduite par un guide-baigneur assermenté. La voiture doit avancer jusqu’à 1m50-2m de profondeur. Puis la femme est portée par le guide-baigneur et immergée la tête la première. Après le premier frisson d’immersion, le guide-baigneur doit faire sortir la malade au deuxième frisson.
Les sociologues du XXe siècle, obnubilés par la bourgeoisie, ont minimisé l’influence du roi Georges IV et de la haute aristocratie dans la diffusion de cette vogue des bains de mer. Les villes d’eau, à la suite de Brighton, développent toute une vie sociale spécifique, ordonnée par un maître de cérémonie qui, le soir venu, organise jeux et distractions. Assez rapidement, la presse se passionne pour le sujet et annonce les arrivées de célébrités pour la « saison ». L’Angleterre a 70 ans d’avance sur la France. Le 14 juillet 1789, Georges IV prend un bain pendant que Louis XVI subit la prise de la Bastille que l’on connaît. Songeons qu’il avait projeté, plusieurs mois auparavant, de faire comme le roi anglais et de partir à la mer durant l’été, notamment à Boulogne. Que se serait-il passé s’il n’avait pas renoncé à son projet? Par la suite, Napoléon III a raffolé des bains de mer à Ostende.

Peut-on remonter le temps sur ce sujet et trouver à d’autres époques d’autres formes de cures?
Les Romains ont inventé l’otium, le loisir studieux. On peut reprendre Pline le Jeune qui invite ses amis à le rejoindre pour discuter, philosopher, etc. Il s’agit de se consacrer à autre chose qu’à la magistrature. Les Romains ne vont pas à la mer: ils ont les thermes et ne se déplacent pas pour prendre les eaux d’une contrée jugée plus revigorante.

La mer est-elle le seul lieu qui soigne?
La montagne, mise à la mode par Rousseau, a aussi ses adeptes. Le célèbre médecin suisse Samuel Auguste Tissot (1728-1797) recommande la montagne dans près de 2000 lettres retrouvées. La moyenne montagne est jugée la plus favorable à la « cure d’air », notamment dans les Pyrénées, à la suite du baron Louis Ramond de Carbonnières (1755-1827). Sous la Restauration, deux lieux sont à la mode: Dieppe et Barrèges, la mer et la montagne donc. Par la suite, l’intérêt se porte sur la Méditerranée, autour de Montpellier et de Nice.
Parallèlement, l’historien remarque la naissance d’un moi météorologique, c’est-à-dire la naissance d’une sensibilité au temps qu’il fait. Dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, on s’écrit à soi-même de petits bilans de santé sur le sujet.
Chacun s’intéresse à l' »humeur de ses viscères » (Diderot) et chacun attend du médecin qu’il observe et palpe longuement.

Y a-t-il d’autres maladies émotionnelles que le voyage traite?
La mélancolie, c’est-à-dire la bile noire, ne se calme qu’avec le départ. Le spleen a suscité le Grand Tour des aristocrates pour traverser la France et l’Italie. Cela ne réussit pas à tout le monde (coliques de Montaigne en Italie). A la fin du XIXe siècle, la neurasthénie est aussi soignée par le voyage.

Que dire de la différence entre le bain thérapeutique et le bain hédonique?
Il y a d’abord un intérêt thérapeutique qui devient ensuite hédonique, et qui est porté, on l’a vu, par la haute aristocratie en Europe, avant d’être adopté par la bourgeoisie (Proust). La seule exception, c’est le Pays Basque où la coutume de la baignade annuelle pour les villages de montagne n’est motivée que par le plaisir.

Question : Dans la baie d’Arcachon, les villages descendaient aussi pour se soigner de la rage. Est-ce que cela peut se rapprocher du Pays-Basque.
Alain Corbin : effectivement, se plonger dans l’eau, c’est aussi soigner la rage mais pour ce qui concerne le Pays Basque, il n’y a vraiment que de l’hédonisme dans la baignade, au point que lorsque les Anglais sont arrivés avec leurs propres méthodes, il y a eu des tensions.

Question : Bath, Brighton, etc. Dans la littérature anglaise du XVIIIe siècle, ces noms évoquent aussi des lieux de désordre.
Alain Corbin : Oui, le casino, la promiscuité, la mondanité sont condamnés. On pourra lire et relire avec intérêt Sanditon, le dernier roman de Jane Austen sur la création d’une plage. Les villes d’eau sont le lieu de naissance du flirt.

Question : la réputation des stations balnéaires se fonde-t-elle sur des taux de guérison?
AC : Non, c’est le prestige du fondateur qui donne à la station sa réputation. A Brighton, c’est le Régent.