Le titre paraissait accrocheur : « l’imaginaire migratoire en bande-dessinée ». Il invitait au voyage, à la découverte d’un art qui n’est encore que très rarement étudié et analysé en dehors de son aspect ludique et distractif. Je ne fus pas déçue ! Cette conférence proposée par Vincent MARIE, professeur d’Histoire-Géographie et de cinéma au lycée Philippe Lamour de Nîmes, fut une expérience très intéressante et enrichissante. Son œil d’analyste artistique et sa qualité de chargé de cours en sémiologie de l’image à Montpellier ont permis de cerner les différents messages et idées qu’une planche ou qu’une simple bulle de bande-dessinée peuvent recéler, et ce même pour un public qui était dans son ensemble néophyte en la matière.

La première heure de cette conférence fut dédiée au visionnage du très beau documentaire « Bulles d’exil », réalisé par Vincent MARIE et Antoine CHOSSON (dont je recommande vivement le visionnage). Cette série de dix interviews d’artistes de bande-dessinée (Enki BILAL, Zeina ABIRACHED, Shaun TAN, Aurélia AURITA, Halim MAHMOUDI, Farid BOUDJELLAL, Baru, Clément BALOUP, José MUÑOZ et Baudoin) permit d’appréhender la vision particulière et propre à chacun d’entre-deux de l’émigration. En effet, tous, à l’exception de Baudoin, ont connu cette expérience du départ, du voyage migratoire, que ce soit pour des raisons politiques, personnelles ou professionnelles. Chaque séquence, qui correspond à un auteur, est entrecoupée de planches en noir et blanc d’un récit de voyage, dessinées par Eddy VACCARO pour le film permettant de donner un lien, un mouvement au film.

Vincent MARIE
Vincent MARIE

Né de la rencontre avec les auteurs et plus particulièrement de sa rencontre avec Baudoin lors de l’exposition « Album des histoires dessinées d’ici et d’ailleurs » qui eut lieu au musée de l’immigration à Paris, Vincent MARIE a souhaité avec ce film mettre en lumière les histoires de vie qui se cachent derrières les traits de crayon, cette part d’intime que mettent les auteurs dans leurs œuvres. Cette volonté se lit également dans la réalisation, et dans le choix de l’espace où les interviews se déroulaient. Il était important pour les réalisateurs de ne pas les rencontrer n’importe où. Ainsi l’interview de José MUÑOZ se passe chez lui, dans son bureau, et celle de Clément BALOUP se déroule dans sa cuisine au moment de la préparation du repas. Des espaces personnels, où l’auteur est en confiance et à l’aise pour évoquer ses souvenirs et son histoire. Le documentaire avait une question de fond qui l’animait : à qui appartient l’immigration ? Ne concerne-t-elle que les immigrés ? Elle n’est à personne et à tout le monde à la fois nous dit Vincent Marie. C’est pour cette raison que l’interview de Baudoin termine le film, ferme la boucle : il est à l’origine et à la conclusion du film, lui qui n’a pas été personnellement touché par l’immigration mais qui donne une dimension universaliste à la migration, et montre son amour pour l’humanité qui est en mouvement perpétuel :

« Je crois qu’on voudrait tous arrêter une seconde, un petit peu, un individu. Arrêter un peu ce flux, ces êtres humains que tu aimerais, que tu croises. Ça aussi on souffre de ça, dans le voyage justement, dans la migration continuelle que nous faisons à travers le monde. [..] S’arrêter cinq minutes avec quelqu’un, parler quoi, même cinq minutes quoi, lui mettre la main sur l’épaule. Et bien le portrait c’est ça quoi, tu mets la main sur l’épaule de quelqu’un. » (Baudoin, Bulles d’exil, 2104).

La seconde heure fut consacrée à sa conférence proprement dite, axée principalement sur ce que Vincent MARIE a appelé la « petite fabrique d’un imaginaire migratoire ». A la base de ce sujet, une question centrale : comment peut-on graphiquement représenter l’immigration et l’immigré ? Afin de répondre, ou du moins de tenter de répondre à cette question, il a mis au point une méthodologie spécifique. Souhaitant inscrire sa démarche dans l’histoire connectée et croisée, à laquelle invite ce sujet, il tente de combiner les approches qualitatives et quantitatives dont il dispose, tout en se posant des questions : de quels récits s’agit-il ? Quelle écriture de l’histoire en ressort-il ? Il est à noter que pour chaque exemple, chaque idée qu’il évoque, il met en arrière fond les planches ou les couvertures des bandes-dessinées, ce qui permet de vraiment s’imprégner et s’immerger dans son récit.

Trois temps peuvent être dégagés. Le premier a porté sur la période durant laquelle l’histoire des migrations et celle de la bande-dessinée « s’entre appartiennent », à l’intérieur de laquelle Vincent MARIE dégage trois axes. Un orienté sur le lien originel liant le neuvième art et les migrations, le premier étant un témoin du second. L’exemple de Bringing Up Father, est à ce titre très parlant. Par le biais de l’histoire d’un immigré irlandais fraîchement débarqué au Etats-Unis l’auteur, George MCMANUS, raconte en fait sa propre histoire. De nombreux immigrés auteurs de bandes-dessinées de cette époque ont eu cette volonté de témoigner de leur propre histoire. Un autre axe évoque la trajectoire migratoire singulière des auteurs qui tentent de la retranscrire dans leur(s) œuvre(s). Rebondissant sur l’un des auteurs présentés dans « Bulles d’exil », Vincent MARIE fournit ici un exemple très parlant pour l’auditoire. On apprend ainsi que dans l’œuvre de José MUÑOZ, si la plupart de ses personnages ont une cigarette à la main et suent à grosses gouttes c’est en référence à son histoire personnelle : pendant 25 ans, MUÑOZ a vécu dans la clandestinité et à commencer à beaucoup fumer pour tenter d’atténuer son anxiété, de même qu’il transpirait beaucoup en raison de la crainte d’une possible interprétation. Vincent MARIE termine ensuite ce point en évoquant la trajectoire militante que peut prendre la bande-dessinée. Il évoque alors la bande-dessinée Des clandestins à la mer, à l’initiative de l’association The UN Refugee Agency pour tenter de dissuader les Africains de traverser la Méditerranée en montrant les différents dangers que la traversée engendre. Faisant référence à l’actualité et assez simple de lecture, cet album pourrait être facilement utilisé en classe, dans le cadre de l’EMC par exemple.

Le deuxième temps de son exposé fut tourné vers la bande-dessinée comme témoin de migrations, une sorte de « fabrique » d’un sujet sensible. La question du traitement narratif fut au cœur de ce travail : peut-on parler d’un style particulier ? Certains auteurs tentent de mettre à distance l’autobiographie, à l’instar d’Alessandro TOTA dans Terre d’accueil : l’histoire de son personnage principal, dont la forme rappelle celle d’une barbe à papa géante, raconte en réalité celle de l’auteur. D’autres questions techniques ont aussi été évoquées comme celle de la retranscription de la musicalité de la langue étrangère. Pedrosa, dans Portugal utilise deux bulles de couleurs différentes, faisant se répondre les discours dans chacune des deux langues du récit. Ou bien encore la pratique du « décentrement » qui permet de traiter la question de l’immigration par le biais de la science-fiction avec Ceppi et La nuit des destins, ou bien encore par le biais de figures animalières comme dans Le voyage du poisson de Justine BRAX et Régine JOSEPHINE (qui pourrait être un conte utilisé dans le cadre de l’école primaire).

La présentation s’est terminée sur l’imaginaire proprement dit des migrations, sur la façon dont les différentes étapes du parcours migratoire sont abordées. Si le voyage demeure le leitmotiv des planches, le départ est souvent occulté (les auteurs africains sont ceux qui réfléchissent le plus à cette question, dévoilant la vision fantasmée de l’Europe qu’ont ces migrants), tout comme la question du retour qui est très peu exploitée. L’intégration et ses conditions une fois le migrant débarqué sont également très présentes. Et ce qui ressort le plus est la question de l’identité, avec en question sous-jacente : qui sommes-nous ? L’on a aussi pu saisir l’évolution du personnage de l’immigré : souvent personnage secondaire des histoires de migrations au début du XXè siècle, il devint progressivement, notamment avec Farid BOUDJELAL et Les soirées d’Abdullah, un personnage de premier plan.

En conclusion, je dirai seulement que cette conférence fut un véritable plaisir, tant pour les yeux que pour l’esprit, où la bande-dessinée m’est apparue comme un véritable médium, très riche, pour enseigner autrement.