Dans le cadre d’une carte blanche aux éditions de l’EHESS, Tzvetan Todorov, directeur d’ études aux CNRS, historien des idées, anthropologue et philosophe, mais aussi président de l’Association Germaine Tillion (fondée en 2004), donnait une conférence consacrée à Germaine Tillion dans une des salles du château Royal de Blois. L’occasion lui en était fournie par la panthéonisation de Germaine Tillion, ainsi que par la récente parution de deux ouvrages : Les combats d’une ethnologue, transcription d’entretiens avec Frédéric Mitterrand et Insoumis dont T. Todorov est l’auteur.

Cette conférence n’avait pas pour objet de traiter des actions de résistance de Germaine Tillion, mais de montrer les particularités de sa résistance, celles de ses engagements (dans la Résistance et à l’occasion de la guerre d’Algérie) ainsi que les relations entre les expériences qu’elle a vécu et sa conception et sa pratique de l’ethnologie et de l’histoire. Elle introduit « une manière de parler du passé qui mérite attention« , nous dit le conférencier.

«  Se défier de la haine« 

G. Tillion s’engage dans une action de résistance dès le mois de juin 1940, et immédiatement elle adopte une position singulière. Dans un article du journal Résistance elle affirme qu’il faut  » se défier de la haine » de l’ennemi. Dénoncée, emprisonnée à Fresnes, elle se dit soulagée et constate que les gardiennes ne semblent pas haïr les prisonnières. Elle ressent « le besoin de ne rien rejeter de ce qui est humain » . En 1945, elle retourne en Allemagne en tant que déléguée des déportés pour assister au procès des gardiens du camp de Ravensbrück dans lequel elle est restée de novembre 1943 à avril 1945. Elle ne regrette nullement les condamnations, mais elle cherche à distinguer le crime, pour lequel elle réclame une justice « impitoyable », du criminel pour lequel la justice doit être « pitoyable », c’est-à-dire une justice qui accorde de la pitié

Les causes comptent moins que les souffrances des hommes

Au cours de la guerre d’Algérie elle éprouve une double solidarité : avec sa patrie d’une part, avec le peuple algérien d’autre part. Ce peuple, elle le connaît fort bien car elle a passé près de trois ans auprès des paysans Chaouia de l’Aurès.  » Je refuse de tuer l’un pour sauver l’autre » dit-elle alors. Elle renonce à choisir la bonne cause, car elle refuse de tuer, même pour une bonne cause. Elle décide de ne pas insister sur le côté politique de l’engagement mais sur le côté humain, en se consacrant totalement à sauver des individus menacés, qu’il s’agisse de Français combattant contre l’indépendance algérienne ou d’Algériens combattant pour cette indépendance. Elle rencontre les chefs militaires du FLN pour tenter de les convaincre de suspendre les attentats aveugles. Elle n’ignore pas les dimensions politiques du conflit, reste en contact avec de Gaulle, fournit des rapports, et se trouve derrière la première grande amnistie des condamnés à mort, en janvier 1959. Mais au-delà du politique elle croit a l’appartenance commune à la famille humaine.

Assigner sa juste place à la subjectivité dans les sciences humaines

T. Todorov se livre dans la seconde partie de sa conférence à une comparaison entre les méthodes de deux ethnologues strictement contemporains et ayant tous les deux vécu la totalité du 20e siècle, Claude Lévi-Strauss et Germaine Tillion.

Lorsque que la guerre éclate, Claude Lévi-Strauss gagne les Etats-Unis, s’installe à New York et participe à la création de l’Ecole libre des hautes études de cette ville. Lorsque le général de Gaulle lui envoie Jacques Soustelle, alors Commissaire a l’Information de la France combattante, pour lui proposer de venir a Londres travailler avec lui, Claude Lévi-Strauss refuse, au nom de la continuation de ses travaux universitaires. Germaine Tillion au contraire s’engage immédiatement dans la Résistance.

Tous les deux renouent après la guerre avec la recherche en sciences humaines. Lévi-Strauss publie en 1949 Les structures élémentaires de la parenté, énonçant une nouvelle conception de l’anthropologie, puis, en 1958, Anthropologie structurale. Il prêche pour éliminer la subjectivité du savant. G. Tillion suit un autre cheminement, absolument opposé. Revenue du camp de concentration, elles se sent incapable de reprendre son activité d’ethnologue et se fait historienne. Elle rédige une étude sur le camp de Ravenesbrück. En 1946, elle reçoit un appel de l’Institut d’ethnologie de Londres, qui avait financé son séjour en Algérie, et qui lui demande de rendre compte par un rapport scientifique de la réalité de ses travaux. Elle éprouve beaucoup de mal à le faire car elle constate que le camp à changé son regard. Il devient pour elle évident que ce qu’elle a vécu influence son interprétation des faits. Elle est assez vite convaincue que pour chercher le sens et les causes, dans son travail ethnologique, l’expérience vécue la guide. Elle a compris la dualité du travail en sciences humaines : accumulation de savoirs sur un objet d’études mais aussi éducation de l’esprit pour retrouver le sens des comportements humains dans le temps ou dans l’espace.

Quand Claude Lévi-Strauss s’efforce de parvenir à une connaissance abstraite du genre humain, Germaine Tillion se fait l’avocate de l’humanité.

Joël Drogland