La conférence d’Antoine de Baecque repose sur l’analyse de cinq extraits de films montrant la prise de la Bastille.

Depuis la fin des premiers temps du cinéma, la Révolution française a beaucoup été filmée. Mais filmer la prise de la Bastille est plutôt rare :
il faut des moyens (décors, figurants), ce qui suppose un film historique à grand spectacle et gros budget
l’événement est violent (massacre) et joyeux, symbolique mais il faut aussi en faire une description historique de détail : comment résoudre cette aporie au cinéma ?

Dans le cinéma des tous premiers temps, on filme beaucoup de tableaux historiques : c’est une tradition qui existe depuis la prise de la Bastille et qui se transmet au XIXe jusqu’aux débuts du cinéma : petits films, scénettes emblématiques reproduisant les vignettes du XIXe et les images des manuels scolaires. À partir des années 1920, la prise de la Bastille est plus rare au cinéma.

1er extrait :

Robert Enrico, La Révolution française. Les années lumière, 1er épisode, 1989

C’est la mise en images la plus plate, la plus fidèle au contenu des manuels scolaires. C’est un cours d’histoire illustré très pédagogique, qui avait d’ailleurs été tourné pour cela et pour le Bicentenaire. C’était une commande quasi officielle. La reconstitution est précise, honnête et cinématographiquement assez plate, et propose une mosaïque de faits, de détails, de bons mots, de moments obligés. Elle reprend la chronique de la prise telle que constituée en récit après l’événement et reprise par la IIIe République.

L’extrait commenté par A. de Baecque commence un peu avant l’extrait ci-dessus, avec Danton lançant un appel à la tribune au couvent des Cordeliers. On retrouve souvent ce moment de la mobilisation dans les films (plus souvent avec Desmoulins), se terminant par l’injonction « À la Bastille ! ». Puis suivent des « passages obligés » de l’événement : les négociations, les malentendus, la Bastille ne servant à rien (presque vide de détenus), la reproduction d’anecdotes célèbres.

Le film a du mal à filmer le peuple, entre la volonté de donner un caractère lyrique et positif au peuple de Paris et celle de montrer la violence par des figures un peu caricaturales qui activent le massacre. Le peuple n’est ni magnifié ni traîné dans la boue, l’extrait alterne violence caricaturale et scènes de joie. La difficulté n’est pas vraiment résolue.

Comment répondre alors à cette question de la représentation cinématographique du peuple dans l’événement ?

D.W. Griffith, Orphans of the Storm (Les deux orphelines), 1921

L’extrait commenté par A ; de Baecque va de 1:34:00 à 1:42:00

Griffith invente le cinéma, un langage cinématographique nouveau, dans un film historique qui suit deux destins à travers la Révolution, à l’aide de mouvements de caméra, d’un montage croisant les intrigues, d’une alternance extérieurs/intérieurs et plans larges/plans serrés sur les personnages, de moments de sérieux et de moments d’humour. La mobilisation commence par un tambour et le cadre se remplit de population. La réponse à la question de la représentation du peuple est à la fois lyrique et phobique : le peuple régresse vers la barbarie. Le peuple, masse indistincte remplie de trognes, est violent et barbare mais légitime (il se venge). Les élites sont ridiculisés. On retrouve la figure-type du harangueur mobilisant les foules : ici Jacques Forget, qui oublie (to forget) le passé pour aller vers un monde nouveau.

Griffith oppose le peuple aux élites anciennes. Le peuple est représenté comme un grand enfant joyeux et violent, manipulé par le personnel politique révolutionnaire. Les élites (roi, courtisans, aristocrates) sont ridicules et renvoyées définitivement vers le passé.

La scène de la bataille est déplacée de la Bastille à une bataille rangée urbaine filmée (en studio dans des décors reconstitués) comme les batailles de la guerre de Sécession (que Griffith a filmées dans ses films antérieurs et qu’il maîtrise parfaitement), ce qui lui donne une ampleur épique et du suspense.

Sacha Guitry, Si Paris nous était conté, 1956

La prise de la Bastille n’est ici pas le clou du spectacle (on ne voit de la Bastille qu’un pan de mur en carton-pâte, un pont, des couloirs bref le minimum historique) mais une virgule dans un film qui ne traite pas de la Révolution mais de l’histoire de Paris. C’est un regard historique qui met en contraste permanent la grande Histoire et son petit théâtre fait de détails ironiques et des commentaires de Guitry sur l’Histoire. C’est un regard de biais ironique fait de bons mots, un pas de côté . Dans l’extrait, la prise de la Bastille est vue par Beaumarchais depuis la fenêtre de son hôtel particulier (c’est un fait historique avéré). Guitry s’identifie à Beaumarchais dans l’extrait.

Benoît Jacquot, Les Adieux à la reine, 2012

L’extrait va de 16:04 à 26/33

Jacquot filme les effets de la prise de la Bastille sur les habitants du château de Versailles. On suit Mlle Laborde, une lectrice de la Reine, une domestique qui représente le peuple. Le récit de la prise de la Bastille est fait par Moreau, l’historiographe et archiviste du Roi. Puis la lectrice entre dans l’Histoire, en assistant au discours du Roi devant l’Assemblée à la fin de la séquence. La Bastille reste hors champ. Mais c’est une perturbation énorme dans le rituel monarchique puisqu’on réveille le Roi, qui part à l’Assemblé&e à pied et sans son chapeau d’apparat, faire allégeance et entériner l’événement tout en restant, pense-t-il, maître du jeu.

La lectrice est très proche de la Reine et du pouvoir, dans un amour absolu pour la monarchie. Effectivement le peuple allait contre le régime tout en restant dans une révérence réelle envers le Roi

Jacques Demy, Lady Oscar, 1979

à partir de 7:26

C’est l’extrait préféré d’A. De Baecque. Il s’agit d’une commande japonaise, non diffusée en France, l’adaptation, tournée en anglais, d’un manga japonais. On suit les aventures d’une jeune femme, habillée en homme (en soldat) qui traverse l’Histoire. Le film se clot sur la prise de la Bastille alors que l’héroïne vient de se donner à un homme. Elle participe en couple à la prise de la Bastille, sans rien savoir de l’événement. Elle y perd son amour sans rien comprendre à l’Histoire qui brise son couple.

Le peuple est représenté muet, corps collectif solennel, convergeant en trois rivières vers la prison : c’est une représentation reprise pour la manifestation des dockers dans Une Chambre en ville, 1982. Le peuple, représenté dans sa dignité, est d’abord mitraillé mais gagne par le nombre. La violence n’est ni une régression ni une vengeance mais une réponse corporelle à l’agression. La séquence fonction sur les le jeu des mouvements de forces et de masses.

Fiches IMDB des films

Laurent Gayme
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