La monnaie : sa vie, son œuvre

Un partenariat entre Mondes sociaux et les Clionautes

La monnaie est omniprésente dans nos sociétés contemporaines. Pour autant, elle reste un objet aux contours assez flous, entouré d’une aura de mystère aussi bien que de malentendus et incompréhensions. Sans doute est-elle un sujet qui fait souvent la une des médias, particulièrement depuis le début de la « Grande Récession » contemporaine. Mais quand on discute de monnaie, est-ce qu’on se comprend vraiment ? Il paraît légitime d’en douter.

Au cours des dernières années, tout et son contraire a été dit et écrit à propos de l’essor des monnaies dites « virtuelles », tel le Bitcoin ; de l’implantation des monnaies dites « complémentaires », telles celles parrainées par nombreuses associations et collectivités locales ; de l’opportunité de revenir à une monnaie « pleine », comme proposé par le (pourtant échoué) référendum suisse du 10 juin 2018 ; ou encore de la nécessité de sortir d’une monnaie « supranationale », comme argumenté par les adversaires de l’Euro.

Mais jusqu’à quel point les alternatives à notre système des paiements actuel sont-elles véritablement prometteuses ? Dans l’un des chapitres d’un ouvrage récemment publié, nous nous proposons de fournir quelques éclairages en parcourant les origines théoriques et historiques de l’émission monétaire.

 

Ugolini S., (2017), The Evolution of Central Banking: Theory and History, Palgrave Studies in Economic History, London: Palgrave Macmillan.

Des querelles de clocher

CC Wikimedia Commons Pearson Scott Foresman

Il n’est pas très surprenant que les premiers responsables des confusions qui entourent la monnaie soient… les économistes eux-mêmes. En effet, depuis l’Antiquité les « savants » qui se sont occupés de questions monétaires ont eu tendance à assumer des positions très arrêtées et à refuser tout dialogue avec leurs opposants.

D’un côté, le courant de pensée « orthodoxe », qui a son aïeul en Aristote (384-322 av. J.-C.) et son référent moderne en l’économiste autrichien Carl Menger (1840-1921), a conçu la monnaie comme une marchandise dont la fonction monétaire dériverait exclusivement des choix spontanés des usagers. De l’autre côté, le courant « hétérodoxe », qui a son aïeul en Platon (427-347 av. J.-C.) et son référent moderne en le juriste allemand Georg-Friedrich Knapp (1842-1926), a conçu la monnaie comme un instrument de pouvoir dont la fonction monétaire dériverait exclusivement de l’autorité du souverain.

Or la vérité se situe vraisemblablement quelque part entre ces deux extrêmes : les choix des acteurs économiques ne sont évidemment pas totalement libres, mais l’Etat n’est pas non plus tout-puissant dans l’imposition de l’instrument monétaire.

La monnaie, un actif financier

Si on y réfléchit bien, les détenteurs de monnaie ne souhaitent pas vraiment détenir de la marchandise (on serait alors encore, de facto, dans un système de troc), ni des objets dont la valeur est fixée par le pouvoir (on ne serait alors pas à l’abri de potentiels abus)… Ce qu’ils veulent, c’est échanger une possibilité de consommation présente avec une possibilité de consommation à n’importe quel moment futur.

Pour ce faire, ils ont besoin de trouver une contrepartie qui soit prête à prendre la position inverse : acquérir des biens ou services maintenant en échange d’un engagement à fournir d’autres biens ou services à un moment indéterminé dans le futur. C’est précisément ce que fait un émetteur de monnaie, qu’il s’agisse d’un Etat, d’une banque ou d’une personne privée : acquérir à crédit des biens présents, en s’engageant à rembourser sa dette lorsque le créancier le souhaitera.

Une question de confiance

CC Pixabay 3dman_eu

Or un émetteur réputé fiable trouvera facilement des prêteurs : lorsque le premier créancier voudra « liquider » son actif en achetant des biens ou services, le vendeur de ces derniers sera normalement disposé de prendre la relève et devenir à son tour le créancier de l’émetteur… jusqu’au moment où, à son tour, il passera l’actif à quelqu’un d’autre. Du coup, si tout se passe bien, l’actif continuera à passer de main en main et l’émetteur ne sera jamais appelé à rembourser sa dette : la monnaie créée lors de sa première émission ne sera ainsi jamais détruite. La condition fondamentale pour que le système marche est le maintien d’une confiance généralisée dans l’émetteur et dans sa capacité à rembourser sa dette.

Par son pouvoir normatif, l’Etat peut effectivement contribuer à l’établissement et au maintien de cette confiance en conférant aux actifs monétaires un pouvoir libératoire de droit (l’échange de ces actifs éteint l’obligation de payer). Ce privilège est normalement accordé aux instruments émis par l’Etat lui-même (aujourd’hui, la monnaie créée par la banque centrale)… mais pas seulement : en effet, dans les économies contemporaines, la plupart des transactions sont effectivement soldées par le transfert d’actifs émis par des banques commerciales, à travers les paiements par chèque, virement, carte bancaire, téléphone portable, etc.

Une histoire faussement simple

Conformément à la vision « orthodoxe », n’importe quel manuel d’économie défend toujours l’idée que l’histoire de la monnaie débute lorsque des marchandises « rares », « portables », « durables » et « divisibles » (typiquement, les métaux précieux) ont commencé à être échangées en petites unités standardisées (des pièces sonnantes et trébuchantes).

CC Pixabay OpenClipart-Vectors

En raison de l’enracinement de cette vision, il pourrait paraître choquant d’apprendre que le monnayage des métaux précieux a été inventé… beaucoup de siècles longtemps après les sophistiqués systèmes de paiements permettant l’accomplissement de transactions monétaires sans transfert de marchandise ! En effet, au sein des premières civilisations agricoles du Moyen-Orient (Egypte, Mésopotamie), les temples jouaient un rôle semblable à celui des banques centrales contemporaines. Les fournisseurs de l’Etat étaient effectivement payés par des crédits ouverts dans les livres comptables du temple, qui pouvaient ensuite être virés à d’autres personnes et donc utilisés comme moyens de paiement.

Ce système si étonnement semblable au nôtre a vu le jour bien avant l’apparition des premières pièces monnayées, inventées en Asie Mineure autour du VIIe siècle av. J.-C. avec une fonction bien précise : simplifier la rétribution des bandes de mercenaires embauchées par les villes-Etat de la région. Les mercenaires n’étaient effectivement pas prêts à accorder du crédit à leur embaucheur occasionnel et préféraient repartir à l’aventure avec un stock de marchandise « rare », « portable », « durable » et « divisible ».

Rien de cela n’était par contre nécessaire dans une société centralisée moyennant des interactions régulières entre les acteurs économiques : dans une telle société, la monnaie-marchandise n’avait pas vraiment raison d’émerger.

Retour sur les monnaies non-officielles

Ce court voyage aux origines de la monnaie permet de mieux situer les débats des dernières années. Tout d’abord, il permet de relativiser l’engouement récent pour les monnaies « virtuelles » et  « complémentaires ».

CC Patrick Mignard pour Mondes Sociaux

Certes, ces deux modèles s’opposent sous beaucoup d’aspects. D’un côté, les monnaies « virtuelles » circulent dans des réseaux informatisés globaux, sont échangées en raison de la totale anonymisation des contreparties et sont détenues dans l’espoir (probablement mal fondé) d’une appréciation future de leur valeur. De l’autre côté, les monnaies « complémentaires » circulent dans des réseaux locaux, sont échangées en raison de la proximité des contreparties et sont détenues malgré la crainte (probablement bien fondée) d’une dépréciation future de leur valeur.

Malgré toutes leurs différences, ces deux familles de monnaies partagent une caractéristique fondamentale commune : elles se reproposent de court-circuiter le système officiel des paiements, considéré par les uns comme trop intrusif et par les autres comme trop désincarné. A en croire les théories « orthodoxes », ces moyens de paiement alternatifs issus de l’initiative du libre marché auraient toutes leurs chances de concurrencer le système officiel. Or l’évidence historique nous invite à la prudence : toute monnaie non connectée au système des paiements officiel a toujours eu du mal à établir son attractivité aux yeux du grand public et a donc systématiquement souffert d’une faible liquidité (sauf dans des situations extrêmes, telles par exemple les hyperinflations). La chute spectaculaire du prix du Bitcoin au début de 2018, ainsi que les difficultés connues par les nombreuses monnaies locales créées partout en Europe, paraissent confirmer cette constante historique.

Et les monnaies officielles ?

Venons-en à la question du partage de la souveraineté monétaire. Selon les partisans de la monnaie « pleine », l’émission monétaire est un attribut strictement régalien qui ne saurait être partagé avec aucun autre acteur, et notamment les banques commerciales. Pour des raisons similaires, les adversaires de l’Euro s’opposent à ce que toute autre collectivité que l’Etat-nation puisse émettre de la monnaie.

Tout cela paraîtrait conforme aux théories « hétérodoxes » selon lesquelles la monnaie est exclusivement « une créature de l’Etat ». Là aussi, l’histoire nous suggère d’être prudents : si l’Etat a souvent joué un rôle important dans la détermination des étalons monétaires, il n’en a pour autant jamais eu le monopole absolu. Au lieu d’accroître la stabilité financière comme le souhaitent les partisans de la monnaie « pleine », empêcher les banques commerciales de créer de la monnaie pourvue de pouvoir libératoire les inciterait à s’appuyer de circuits alternatifs de refinancement moins contrôlés et donc plus risqués, comme les « banques parallèles » (shadow banks) le faisaient massivement avant 2008.

Et contrairement aux propos des ennemis de l’Euro, il n’y a rien qui soit contre nature dans une monnaie « supranationale » : au cours des siècles, les compétences monétaires n’ont certainement pas été exclusivement attribuées à l’échelle nationale, mais elles ont longtemps été partagées entre différents niveaux de souveraineté. Si aujourd’hui la régulation monétaire peut être plus efficacement accomplie au niveau supranational (ce qui est manifestement le cas à l’époque de la mondialisation), rien ne s’oppose en principe à ce que les compétences en la matière soient plutôt transférées à ce niveau-là.

 

Crédits images à la Une : CC Flickr Marco Verch et crédits image d’entrée : CC Pixabay Alexas_Fotos