Le stade national de Santiago est devenu au Chili un lieu central de la mémoire du coup d’État militaire de septembre 1973. Au travers l’évocation de quelques faits liés au destin particulier de cette enceinte sportive, nous revenons ici sur l’une des pages les plus sombres de l’histoire du Chili.

C’est à Santiago que se trouvent les deux monuments les plus célèbres et les plus emblématiques du Chili : la Moneda, le palais présidentiel depuis 1845, et “el Estadio nacional” qui est le “coeur” de la passion chilienne pour le football. Construit en 1938, le stade national est le lieu des émotions sportives les plus mémorables du pays, telles que la qualification pour les quarts de finale de la coupe du monde de 1962 organisée par le Chili ou la victoire de la Copa América 2015. Mais, pour les plus de 50 ans, l’image du Stade national est indissociable de la fin brutale de l’expérience socialiste de l’Unité populaire menée par le président Salvador Allende.

Le lendemain du coup d’État militaire de septembre 1973, il devint pour quelques semaines le principal centre de détention, de tortures et d’exécutions du pays. Les images des centaines de prisonniers politiques assis dans les gradins, sous la menace des mitraillettes de leurs geôliers en uniforme, sont gravées dans la mémoire collective et sont devenues emblématiques d’une des périodes les plus sombres de l’histoire contemporaine de l’Amérique du sud. En septembre 1973, le stade national a donc acquis une dimension historique et il nous a paru intéressant d’évoquer ce pan de l’histoire du Chili au travers le destin particulier de ce monument dédié aux joies collectives du sport.

Nous évoquerons d’abord le coup d’État de 73 afin de comprendre comment le stade “entre” dans l’histoire politique. Puis, à travers l’anecdote d’ une célèbre partie de football, nous montrerons que le stade national fut aussi, en 1973, un enjeu diplomatique pour la dictature. Enfin, la démocratie revenue depuis 1989, nous verrons que le stade est devenu de nos jours un “ lieu de mémoire”.

Coup d’État ou acte de guerre ?

Le 11 septembre 1973, le coup d’État organisé par les forces armées chiliennes interrompt brutalement, dans un bain de sang, l’expérience de transformation sociale conduite par le président Salvador Allende. Celui-ci, candidat pour la quatrième fois, avait été choisi 3 ans plus tôt, pour représenter l’Unité populaire, (la U.P en espagnol), une ample coalition des forces de gauche regroupant sous une bannière commune les socialistes, les communistes, une partie des radicaux mais aussi les démocrates-chrétiens les plus à gauche. Élu démocratiquement avec une courte majorité relative, la “voie chilienne vers le socialisme” suscitait l’intérêt de nombreux observateurs étrangers, tel le sociologue Alain Touraine (1).

Dans le contexte de la Guerre froide, dans une Amérique latine en pleine effervescence depuis la Révolution cubaine, un pays qui prétendait aller vers le socialisme dans le cadre du jeu de la démocratie libérale, c’était, au sens strict du terme, une “expérience” qui méritait que l’on s’y intéressât…
Le coup d’état militaire du 11 septembre émut le monde. En Amérique latine, dans le continent des pronunciamentos, l’armée chilienne semblait se distinguer par son légalisme et par son respect de la constitution démocratique du pays. Pourtant, pour les observateurs attentifs de la réalité chilienne de 1973, ce soulèvement militaire ne fut qu’une demi-surprise, comme «la chronique d’une mort annoncée».

Les tensions sociales, la violence croissante des discours et des affrontements politiques, la dégradation de la situation économique (rationnement, inflation galopante) avaient créé un climat favorable à une intervention des forces armées dans le jeu politique. Mais ce qui stupéfia le monde surtout, ce fut le degré de brutalité, la violence soudainement déchaînée contre un pouvoir qui, vaille que vaille, malgré ses erreurs, les vents contraires et la situation explosive, avait eu le mérite de maintenir le cadre démocratique.

Évoquons ici quelques faits marquants du 11 septembre. Le palais présidentiel de la Moneda, qu’Allende avait rejoint au petit matin en apprenant la nouvelle du soulèvement de l’armée, fut cerné par l’infanterie et les chars. Vers 11h 30, l’ordre fut donné aux avions de chasse de bombarder “le coeur de la démocratie chilienne depuis 150 ans” (2), provoquant ainsi un incendie dans une des ailes de l’édifice et des dégâts considérables. Les militaires chargés de l’assaut final découvrirent au 2ème étage, vers 14h 30, le corps sans vie du président, le crâne fracassé par la rafale de mitraillette (celle offerte par Fidel Castro en 71) qu’il s’était tirée. Le même jour, la résidence présidentielle fut prise d’assaut, bombardée, puis mise à sac et pillée. Quel était le but recherché puisqu’Allende se trouvait à la Moneda?

L’usage d’armes modernes, en particulier les bombardements aériens, fait penser à une scène de guerre plus qu’à un coup d’état Ce déchaînement de violence interroge quand on pense aux traditions légalistes de l’armée chilienne et quand on sait que le général Pinochet, nommé général en chef par Allende, avait prêté serment de fidélité au président le 23 août 1973, soit moins de 3 semaines plus tôt… Dès les premières heures du Putsch, les militaires avaient pris le contrôle des radios du pays, à l’exception d’une seule, Radio-Magallanes, ce qui permit à Allende de s’adresser une dernière fois aux chiliens. Il y condamnait fermement la trahison de l’armée, mais n’appelait pas le peuple à prendre les armes, sans doute pour éviter un bain de sang qu’il savait inutile (3). Pour les militaires qui ont entendu ce message, la partie était donc gagnée d’avance…

Pour tenter de comprendre la violence du coup d’état, nous avancerons deux hypothèses qui ne sont pas contradictoires.

La première proviendrait d’un souci d’unifier les trois armes qui composent l’armée chilienne. Le coup d’état a été conçu et organisé, pour l’essentiel, par la Marine à partir de la base de Valparaiso. L’accord de l’Armée de terre commandée par le général Pinochet était indispensable pour la réussite du coup d’état; il n’a été obtenu que le 8 septembre, soit 3 jours avant le Putsch. Les bombardements aériens du 11 septembre auraient ainsi permis d’associer l’aviation à l’oeuvre de “salut de la nation”. Dès lors, l’unité de l’armée “au service du Chili” étant préservée, c’est bien au nom de la nation, de ses valeurs, de son intérêt supérieur que l’armée se serait soulevée.

La deuxième hypothèse, plus convaincante, nécessite un détour par les discours produits par les militaires pour justifier et légitimer leur soulèvement. Par chance, ils n’ont pas été avares de proclamations et de déclarations. Le premier arrêté (bando n°1) diffusé par la Junte le matin du coup d’état justifie le soulèvement par deux arguments. Le principal, celui qui occupe le plus d’espace dans le texte, a trait à la situation du pays: “ la crise économique, sociale et morale gravissime qui est en train de détruire le pays”, la menace “d’une guerre civile inévitable”,” l’incapacité du gouvernement” auraient conduit les forces armées à se soulever pour “la libération de la patrie” et “la restauration de l’ordre et des institutions” (4).

Une procédure d’impeachment menée au son du canon contre un président qui aurait failli, en quelque sorte… Dans cette optique, le pouvoir autoritaire des militaires pouvait être interprété comme une période de transition, afin de remettre de l’ordre dans une société chauffée à blanc par les passions politiques, jusqu’au rétablissement d’institutions démocratiques aux mains des civils et le retour des militaires dans leurs casernes. Cependant, dans le même texte, affleure un argument plus idéologique qui tient en quelques mots: “libération de la patrie du joug marxiste”. Le soir même, les chiliens découvrent à la télévision les visages des quatre chefs qui forment la junte de gouvernement.

Le général Leigh, à la tête de l’Aviation, est le plus loquace; il reprend l’argument avec plus d’emphase et dénonce “le cancer marxiste” qui ronge le pays. Le vocabulaire employé révèle que les militaires agissent au nom d’une doctrine: celle de la sécurité nationale. Forgée dans le contexte de la Guerre froide aux États-Unis, La doctrine de la sécurité nationale donnait la priorité à la lutte contre “l’ennemi intérieur”, concept englobant les communistes et assimilés: socialistes, syndicalistes, chrétiens de gauche, religieux inspirés par la théologie de la libération etc… Cette doctrine avait été largement diffusée au sein des armées latino-américaines par différents canaux: par la célèbre “École des Amériques” de l’armée américaine située dans la zone du canal de Panama.

Celle-ci avait accueilli depuis 1946 des dizaines de milliers d’officiers venus de tout le continent; ils y avaient reçu une formation technique sur les méthodes de la guerre contre-insurrectionnelle couplée à un endoctrinement anti-communiste. Les liens interpersonnels tissés entre militaires des pays d’Amérique latine et des États-Unis dans cette école, mais aussi lors les rencontres et les manœuvres organisées dans le cadre du “bloc militaire” américain du Pacte de Rio, ont sans doute contribué à la diffusion de cette doctrine.

Enfin , rappelons que c’est au nom de la sécurité nationale que les généraux brésiliens dirigeaient d’une main de fer leur pays depuis 1964. Dans ces conditions, on ne s’étonnera guère si c’est cette doctrine qui s’impose dans l’armée chilienne à partir du 11 septembre, y compris, par la force des choses, aux nombreux officiers qui n’en partageaient pas les principes. Elle présentait de multiples avantages pour les militaires et explique en partie le niveau de violence du “coup” et de la dictature. Infliger des supplices, tuer ses semblables ne va pas de soi, même pour des militaires, encore moins quand ceux-ci sont vos compatriotes…

La doctrine de la sécurité nationale tombait à point nommé, comme idéologie auto-justificatrice, pour légitimer les violences des militaires contre leurs concitoyens. Non! Le coup d’état n’était pas une répression sanglante d’un mouvement populaire afin de défendre les intérêts des classes privilégiées du pays, mais une bataille s’intégrant au conflit planétaire de la Guerre froide, contre l’ennemi mortel de la civilisation occidentale et chrétienne !

Voilà qui était plus conforme à l’éthique militaire. Plus tard, cela permettrait de justifier le maintien, pendant 17 ans, de la dictature de Pinochet. L’ennemi mortel de la civilisation étant planétaire, la guerre étant “totale”, dans un Chili en guerre, la dictature militaire s’imposait jusqu’à la victoire finale… (5)

Ainsi, dans l’esprit des chefs militaires, le coup d’état du 11 septembre devint la première “bataille” de l’armée chilienne contre le marxisme et pour la sauvegarde de la civilisation occidentale et chrétienne. Ce fut une victoire-éclaire et éclatante! En quelques heures, le pouvoir était renversé, les ministères, les radios, les journaux et les universités étaient sous contrôle.

Les quelques poches de résistance ouvrière dans les usines de la périphérie ( les fameux “cordons industriels”) furent neutralisées. Le 12 septembre, la résistance avait quasiment cessé dans tout le pays. Les pertes militaires furent minimes ( entre 30 et 70 soldats et carabiniers, selon les sources). Tandis que les “prisonniers de guerre”(6) pris à l’ennemi, -que l’on avait manifestement surestimé – se comptaient par milliers! Les casernes, les commissariats et les prisons de Santiago débordaient. Ce fut alors que le 12 septembre, le stade national devint, jusqu’au 19 novembre 73, le principal centre de détention du pays…

Le stade national devient un camp de prisonniers

Chili septembre 73: un stade et un coup d’état
National Stadium in Santiago, Chile

Transformer le stade national en centre de détention pour y “concentrer” les ennemis intérieurs de la région métropolitaine de Santiago s’imposait comme une évidence. On ne pouvait trouver dans la capitale, où vivait 30% de la population du pays, d’autre lieu offrant les mêmes avantages: un vaste lieu clos propice à “l’entre soi” militaire, à l’abri des regards indiscrets, pouvant accueillir, en temps de paix, plus de 75000 spectateurs assis dans les gradins; des vestiaires, des couloirs, des dépendances. Le stade fut donc réquisitionné par l’armée le 12 septembre et accueillit les premiers prisonniers le jour suivant.

A partir de cette date, se mit en place un scénario qui devait se répéter plusieurs semaines. Une noria de bus, de véhicules militaires ou de camions déversait aux entrées du stade son lot de prisonniers entassés sur la plateforme arrière, en général couchés à même le plancher.

Qui étaient-ils et d’où venaient-ils ? Pourquoi furent-ils si nombreux?

Très rapidement, après le coup d’État, s’imposa aux militaires l’idée que le pays avait besoin d’un “nettoyage” social et moral pour mener à bien l’œuvre de restauration entreprise. Le mot imagé de limpieza (nettoyage) entra dans le vocabulaire courant des officiers. Una limpieza au prix de una guerra sucia” (guerre sale) assumée par la Junte…

Cette épuration politique et sociale prit plusieurs formes, mais son caractère massif démontre qu’un plan était à l’oeuvre. Les lieux visés étaient principalement ceux qui se caractérisaient par une forte concentration ouvrière ou populaire: les établissements industriels et les quartiers populaires périphériques (las poblaciones) considérés comme les bastions de l’Unité populaire et dont on supposait qu’on y cachait des armes. Les “poblaciones” subirent de véritables rafles. Encerclées et investies au petit matin par des unités de soldats, les maisons étaient fouillées une à une, à la recherche d’armes, de preuves ou d’indices de l’activisme politique ou syndicale des habitants.

Cela pouvait durer plusieurs heures. Les “suspects” étaient chargés comme du bétail dans des camions ou autres véhicules jusqu’au stade. Parfois, les arrestations prirent un caractère plus individuel, au domicile (ou sur le lieu de travail) même des personnes connues pour leur engagement politique. Dans la plupart des cas, les victimes relèvent dans leurs témoignages la violence de ses arrestations: insultes, mise à sac, parfois vols d’effets personnels, les coups faisant partie de la procédure. Le stade servit aussi de lieu de transfert de personnes qui étaient déjà détenues dans d’autres locaux.

Il semble donc que la majorité des prisonniers appartenait aux catégories populaires: ouvriers et petits employés. Cependant, on y compte aussi nombre de fonctionnaires, membres des professions libérales ou intellectuelles connus pour leur engagement politique.

On estime qu’ environ 300 étrangers furent également détenus dans le stade. Le cas le plus célèbre fut celui de Charles Horman, ressortissant nord-américain, grâce au film “Missing” de Costa-Gavras. La majorité des prisonniers étaient des hommes jeunes, voire très jeunes, mais aussi quelques centaines de femmes.

L’entrée des prisonniers dans le stade se faisait dans la violence: mains derrière la tête, sous les cris, les menaces, les coups de pied ou de crosse. Il s’agissait, dès l’arrestation, d’affaiblir la capacité de résistance physique et morale de «l’ennemi», réduire ses défenses intérieures, selon les techniques éprouvées de la guerre psychologique fondée essentiellement sur la torture.

On ne peut bien sûr écarter dans certains cas les actes de violence gratuite. Comme le dit fort justement Naomi Klein, «la torture, qui suppose un certain degré d’improvisation, s’appuie à la fois sur des méthodes apprises et sur la brutalité humaine instinctive, qui se manifeste partout dès lors que règne l’impunité» (7).

Les hommes étaient entassés la nuit dans les salles de la galerie ou dans certains couloirs à même le sol, les femmes de la même manière mais dans d’autres lieux. Le jour, des centaines d’hommes passaient leur journée assis dans les gradins. ( ce sont ces photos qui ont fait le tour du monde en 73). Les détenus étaient totalement coupés de l’extérieur, sans possibilité de communiquer avec leurs familles, ni bien sûr avec un quelconque avocat, dans l’ignorance du sort qui leur serait réservé.

Certaines pièces – dont l’infirmerie- avaient été réservées aux interrogatoires. Chaque jour, passait entre les files de prisonniers, dans les couloirs ou les gradins, un homme dont le visage était masqué sous une capuche el «encapuchado», il en désignait certains qu’il reconnaissait, et qui étaient ensuite conduits à l’interrogatoire. On apprit par la suite que l‘encapuchado était un ex-militant socialiste qui, pour des raisons obscures, collaborait avec les militaires comme soplón (mouchard).

La pratique de la torture était la norme: immobilité imposée pendant des heures, coups, électricité, brûlures de cigarettes, «baignoire» et autres… D’autres formes de supplice eurent cours comme les simulacres d’exécution dans certains couloirs. Les femmes, en tant qu’ennemies intérieures, furent également soumises à la torture, pour leurs idées ou leur engagement politique, comme les hommes. Elles furent victimes en outre des crimes liées à leur sexe. Nous ne donnerons qu’un seul exemple – qui se passe de commentaires- extrait d’un rapport officiel qui fait autorité: «j’étais enceinte de trois mois. J’ai été détenue au Stade national. Là bas, j’ai reçu des coups et j’ai subi un simulacre d’exécution. (…) Ils m’ont obligée à assister à des tortures et à des viols d’autres détenues. Enceinte, j’ai été violée et outragée par un groupe de militaires.»(8)

Combien de prisonniers sont passés par le stade ? A la suite d’une visite d’inspection des lieux réalisée vers le 25 septembre, la Croix Rouge internationale qui évoquait dans son rapport l’emploi de «tortures physiques et psychologiques» avança le chiffre de 7000. Ils furent donc sensiblement plus nombreux, puisque le stade servait aussi de «sas».

Certains prisonniers étaient remis en liberté, alors que d’autres étaient confiés à des unités militaires qui les réclamaient, soit pour les interroger dans d’autres lieux ou parfois pour les liquider. On sait que le stade fut aussi un lieu d’exécutions sommaires, mais le nombre de victimes n’est à ce jour pas connu. Les violations des droits de l’homme commises dans le stade national ne sont que le reflet, à une échelle différente, de celles qui ont existé à la même époque dans les centaines de lieux de détention du pays.

En Novembre 73, le stade fut progressivement vidé de ses prisonniers qui furent soit libérés, soit internés dans d’autres prisons ou camps aménagés dans diverses régions du pays. Le centre de détention fut fermé définitivement le 19 novembre 73 pour retrouver sa fonction initiale, celle d’un stade de football. Car devait s’y dérouler ,le 21 novembre , un match de football de la plus haute importance pour le Chili…

La partie de football la plus triste de l’histoire» Eduardo Galeano

Par le hasard du calendrier, le Stade national fut ensuite mêlé à une curieuse affaire relevant plus de la politique que du sport. Sous la chape de plomb qui s’était abattu sur le Chili en ce printemps austral 73, ce fait, en soi, est dérisoire mais il mérite d’être conté, car il illustre à sa manière comment le sport peut devenir un enjeu politique et être instrumentalisé par le pouvoir.

Afin d’obtenir sa sélection au mondial de 74, l’équipe nationale (La Roja) devait se rendre en… URSS, le 26 septembre 73. Ce match était crucial! Il s’agissait du repêchage et c’était la dernière chance d’obtenir son billet pour L’Allemagne. Les généraux hésitèrent un moment, semble-t-il. En URSS, dans l’antre du monstre communiste! Cela tombait mal… Finalement, ils décidèrent de laisser partir la sélection. Après tout, il fallait montrer au monde qu’au Chili, tout était normal… L’accueil de la sélection chilienne à Moscou fut glacial, mais les joueurs de la Roja obtinrent un match nul miraculeux (0-0).

Le match retour était prévu à Santiago, le 21 novembre, au stade national… Mais pouvait-on raisonnablement envisager de jouer un match international de cette importance dans ce qui était devenu un camp de prisonniers et un centre de tortures? Finalement, Pinochet décida que ce serait au Stade national ou nulle part! Pour tranquilliser les âmes sensibles à l’étranger, la FIFA décida d’envoyer une délégation de deux personnes conduite par le vice-président de FIFA, Aribio d’Almeida, un brésilien, anti-communiste notoire.

Ils se rendirent à Santiago les 24 et 25 octobre 1973, y inspectèrent le stade en se concentrant sur l’état de la pelouse. Puis, pour clore leur visite, ils accordèrent une conférence de presse en compagnie du ministre de la défense, le contre-amiral Patricio Carvajal ( l’une des têtes pensantes de l’organisation du coup d’état) et déclarèrent: «le rapport que nous ferons à nos autorités sera le reflet de ce que nous avons vu: tranquillité totale». L’ordre règne à Santiago, le foot peut donc retrouver ses droits… En coulisses, il déclara au ministre: « Ne vous inquiétez pas pour la campagne de la presse internationale contre le Chili. Au Brésil, il s’est passé la même chose. Mais cela passera.»

Au début de novembre, l’URSS opta pour le boycott. Le Chili était donc qualifié d’office sur forfait de l’adversaire. Mais la FIFA prit une décision étonnante: elle exigea que le match eût lieu pour valider le résultat. Ainsi, le 21 novembre 73, au son de la fanfare des carabiniers jouant l’hymne national, les joueurs entrèrent sur la pelouse d’un stade aux trois-quarts vides.

Au coup de sifflet, ils s’avancèrent lentement vers les filets sans défense de l’adversaire, laissant au capitaine le soin d’inscrire le but nécessaire d’un mol coup de pied. La partie dura 30 secondes. Le Chili était qualifié, mais ce fut, selon les mots d’Eduardo Galeano, le match de football le plus triste de l’histoire. Afin que le public en ait pour son argent, on joua ensuite un match amical contre une équipe du Brésil. Mais les joueurs de la Roja, qui n’avaient pas le cœur à jouer, laissèrent les brésiliens faire le spectacle. Le score fut sans appel: 0 à 5.

Cette affaire politico-sportive connut un dénouement curieux. En 74, Le général Pinochet tint, comme il est de tradition, à saluer la sélection avant son départ pour l’Allemagne. Le meilleur joueur chilien était l’avant-centre et buteur Carlos Caszely. C’était un homme au caractère bien trempé, qui n’avait jamais caché sa sympathie pour l’Unité populaire.

Homme de gauche, il fut le seul qui s’arrangea pour ne pas saluer le général Pinochet. Le mondial fut un fiasco pour le Chili, éliminé dès le premier tour sans gagner un seul match. Caszely, lors du premier match, écopa d’un carton rouge au bout de 67 minutes. Ce fut le premier carton rouge de l’histoire du Mondial… Le délégué du gouvernement militaire qui accompagnait la sélection déclara , avec un humour scabreux: «Caszely, expulsé pour ne pas respecter les droits de l’homme».

En 1985, Pinochet et Caszely se rencontrèrent pour la dernière fois. Le général cherchait alors à apparaître comme le père du «miracle économique chilien» et Caszely venait d’annoncer sa retraite. Ils se saluèrent et échangèrent quelques mots:

  • Pinochet: Alors, vous partez?
  • Caszely: Oui, ça va bien comme ça.
  • Pinochet: Vous, toujours avec votre cravate rouge. Vous ne vous en séparez jamais…
  • Cazsely: C’est ça, Président, je la porte près du cœur.
  • Pinochet: Je vous la couperai comme ça, cette cravate rouge, moi. ( Comme s’il tenait des ciseaux dans sa main).(9)

Cette tentative bien maladroite d’instrumentalisation du sport ne contribua en rien à redorer le blason d’une dictature dont l’image internationale était désastreuse. On peut penser que son impact sur la population chilienne fut quasi-nul. Les généraux argentins eurent plus de chance dans leur entreprise lors du Mondial de 78…

Le stade national, lieu de mémoire

La démocratie a été restaurée au Chili en 1990, après 17 ans de dictature. Démocratie sous surveillance d’abord, puisque Pinochet est resté général en chef de l’armée jusqu’en 1998, ce pays a eu le mérite d’entreprendre un travail de mémoire sur son passé douloureux très rapidement. On n’évoquera ici que deux exemples significatifs parmi d’autres. Celui-ci a d’abord pris une forme officielle par la publication, en 1991, du rapport, commandé par le nouveau président Patricio Aylwin, de la Commission nationale pour la vérité et la réconciliation connu sou le nom de rapport Rettig (10).

Ce rapport de 1300 pages est le fruit d’un gros travail d’enquête visant à comprendre et expliquer ce qui s’était passé à partir de 73 et à évaluer l’ampleur des violations massives des droits de l’homme imputables au pouvoir militaire. En outre, le rapport contient une liste nominative des victimes de la dictature ( plus exactement de celles reconnues comme telles au moment de la publication du rapport), impliquant de la part de la société chilienne une reconnaissance et un droit à réparation. En 2010, la présidente Michelle Bachelet inaugura le musée de la mémoire et des droits de l’homme, à Santiago.

La transformation du stade national en lieu de mémoire est d’une autre nature, car le projet a été porté par un mouvement citoyen représenté par l’association des ex-prisonnières et prisonniers du Stade National. Leur combat opiniâtre a permis que soit reconnu par décret le stade national comme lieu de mémoire en 2003. Depuis, certains espaces du stade ont été conservés comme lieu de mémoire, d’exposition ou de conférences; un mémorial aux victimes a été construit devant l’une des entrées du stade. Chaque semaine, des bénévoles animent des visites guidées, en particulier pour des groupes scolaires, dans un souci de transmission de la mémoire aux jeunes générations.

Il vous est loisible de consulter le site consacré à cette entreprise. Le prochain objectif de l’association est de parvenir à transformer une partie du stade en musée permanent.

Le 4 juillet 2015, c’est au stade national que le Chili a obtenu le plus beau succès sportif de son histoire, en remportant la finale de la Copa América contre l’Argentine. Ce jour-là fut un jour de communion et de joie profonde pour la nation chilienne.

Dans le stade national, le sport a repris ses droits et c’est très bien ainsi.

«Je n’ai pas honte de pleurer, car je veux que ceux qui verront cela sachent que cela ne doit pas se répéter, que le respect des droits de la personne humaine, le respect de sa dignité doivent être une chose sacrée».

Déclaration d’un ancien prisonnier du stade national. ( 11ème minute de la vidéo)

Notes

1. Alain Touraine, « Vie et mort du chili populaire », Seuil, 1973.
2. Isabel Allende, « Paula », édition Plaza y Janés, 1994.
3. https://www.fundacionsalvadorallende.cl/salvador-allende/allende-voces-a-40-anos-del-golpe/fragmentos-del-discurso-de-salvador-allende/
4. https://www.memoriachilena.cl/602/w3-article-92134.html
5. Genaro Arriagada, «  Por la razón o la fuerza », editorial Sudamericana chilena, 1998. Voir l’analyse très pertinente de l’auteur sur ce point, chapitre 3, P. 62 et suivantes.
6. « Acta N°1 de la junta de Gobierno de chile », 13/09/1973. https://es.wikisource.org/wiki/Acta_N%C2%B0_1_de_la_Junta_de_Gobierno_de_Chile_(13_septiembre_1973)
Dans le compte-rendu de ce conseil de la Junte, les personnes détenues sont qualifiées de « prisonniers de guerre ».
7. Naomi Klein, «  La stratégie du choc », Actes sud, 2008, voir P. 67.
8. « Comisión nacional sobre prisión política y tortura »/Informe Valech, 2004. https://bibliotecadigital.indh.cl/handle/123456789/4 .Sur les violences sexuelles contre les femmes, voir PP.290-298.
9. https://www.marca.com/reportajes/2011/12/el_poder_del_balon/2012/03/27/seccion_01/1332881843.html
10. https://www.derechoshumanos.net/lesahumanidad/informes/informe-rettig.htm