Compte-rendu de la conférence inaugurale de Marcel Gauchet, vendredi 10 octobre 2014, 19h30-20h30, Hémicycle de la Halle aux grains.

Pour être attendue, cette conférence l’était tant la sphère intellectuelle et médiatique française était agitée ces dernières semaines par une polémique dont elle seule a peut être le secret. L’origine de cette querelle inutile pour ne pas dire stupide est la présence de Marcel Gauchet à la séance inaugurale des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois. Nous n’entrerons pas dans ce faux débat qui a tourné au procès d’un homme dont les idées ne sont pas celles d’individus en mal de projecteurs et de reconnaissance et qui, en outre, a permis à des excités comme Élisabeth Lévy de se distinguer par ses propos inutiles. Mais revenons à cette conférence et à son sujet : les acteurs dans l’Histoire.
L’amphi était plein. Au premier rang les pontifes de l’Histoire abonnés aux mondanités n’avaient d’yeux que pour l’un des leurs : le conférencier. Ce dernier fut présenté par Jean-Noël Jeanneney qui profita au passage de ces précieuses minutes pour lancer des traits extrêmement durs à l’encontre de ses détracteurs (mots « puant » et « fétide »). Encore et toujours cette polémique qui empoisonnait l’atmosphère. À 19h36 Marcel Gauchet prit enfin la parole et captiva son auditoire avec un exposé oral d’une très grande qualité et qui, au risque de soulever l’ire de certains, eut au moins le mérite de proposer une réflexion intéressante, bien plus enrichissante que cette fronde snobo-parisienne précédemment évoquée.


Qui sont les acteurs de l'histoire, CONFÉRENCE… par cafesregion

On a pourtant craint le pire lorsque cet auteur fécond fit dans un premier temps référence aux attaques qui lui étaient destinées et en rendant hommage à son ami, Pierre Nora directeur, comme chacun sait, de la revue Le débat taxée par certains universitaires comme une revue néo-conservatrice. Puis, dans un style clair et alerte, le Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, décocha ses premiers traits tout en s’arc-boutant derrière une ligne de défense efficace : Faut-il obligatoirement posséder un certificat de rébellion pour parler des rebelles ? Sommes-nous à Blois pour célébrer la rébellion ou pour mieux la connaître ? Les réponses ne tardèrent pas et furent proposées dans la foulée. Des rebelles, selon M. Gauchet, il y en a de toutes sortes. Ils sont à gauche. Il sont à droite et on en trouve même au centre (rires). C’est une rébellion multiforme car celle-ci est consubstantielle à notre passé. Et au conférencier de citer Joseph de Maistre, Bernanos, Voltaire et d’ajouter que les rebelles sont de toute obédience, qu’ils foisonnent de l’Amérique à la Chine en passant par l’Afrique. Ce préambule dicté par les circonstances laissa place, au bout de quelques minutes, au vrai sujet : les acteurs de l’Histoire.

Volontairement provocateur sans être offensant, Marcel Gauchet nous interpelle : pourquoi lisons-nous les historiens ? La raison principale réside selon lui dans la volonté de nous identifier nous-mêmes au présent en tant qu’acteur de l’histoire en donnant une représentation des choses comme elles se sont passées. Ce sont les curiosités du présent qui nous tournent logiquement vers le passé. Ainsi pourquoi aujourd’hui s’intéresse-t-on aux rebelles ?

Pourquoi lisons nous les historiens ?

La réponse est double. D’une part nous sommes sous le coup d’un bouleversement marqué par l’éclipse de la figure de la Révolution. Il en résulte un effacement des masses révolutionnaires pour ne laisser que des individualités rebelles. D’autre part, la rébellion est aujourd’hui la norme. Acteurs de l’Histoire, nous le sommes tous, c’est une évidence. Mais il y a selon Mr Gauchet des acteurs privilégiés qui possèdent une conscience historique. Le grand basculement remonte à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle lorsqu’émerge l’idée d’une histoire à faire au futur. C’est parce que nous nous posons en acteur de l’histoire à venir que nous portons une attention à l’histoire du passé. Vers 1820, faire l’histoire au futur, c’est recueillir l’histoire du passé, d’en déchiffrer l’acquis, d’en saisir les ressorts, afin d’en accomplir les promesses. L’historien joue ici un rôle névralgique dans ce processus au cours duquel apparaissent les identités politiques qui sont présentées comme des acteurs privilégiés de l’histoire à laquelle tous contribuent.
Mais qui sont-ils ceux qui font LE pont entre les luttes du passé et les possibles du futur ? Aux yeux de Gauchet, ils ne sont pas difficiles à identifier. Au lendemain de la Révolution française, cet acteur a pour nom le « Tiers État » sous la plume d’Augustin Thierry, ou de « classe moyenne » dans l’œuvre de Guizot tandis que Michelet préfère le « peuple ». Mais l’impact de l’industrialisation et les révoltes ouvrières dépassent la révolution bourgeoisie par une révolution sociale dont la classe prolétarienne serait l’acteur désigné. L’œuvre majeure qui marque ce tournant serait l’Histoire socialiste de la Révolution française de Jaurès.

La marque du rebelle

C’est alors qu’apparaît une forme de rébellion inédite contre la marche de l’histoire. Le rebelle du XIXe siècle va être le défenseur du passé, le nostalgique de l’Ancien Régime, hostile aux idées libérales. Il convient également de ne pas oublier le rebelle-artiste, un rebelle sans nostalgie, révulsé par les distractions populaires, par l’embourgeoisement et la vulgarité marchande. Les impatients de l’histoire sont particuliers. Ils constituent une autre catégorie de rebelles. Ce sont les indignés du mensonge bourgeois, révoltés par l’écart entre les principes et la réalité sociale. Ils placent leur espoir dans une révolution future. Cette révolution sociale est devenue valeur de référence dans les sociétés européennes, mais la référence ne veut pas dire adhésion, cela signifie aussi s’y opposer. Cette figure de la révolution constitue l’apothéose de la conscience historique. C’est la réunion d’un passé compris et d’un avenir qui contribue à forger l’âge d’or de la science historique.
Cependant une Révolution, inattendue celle-là, vient tout perturber. Une Révolution silencieuse et invisible, sans nom, ni visage, sans acteur manifeste. Elle intervient dans la seconde moitié des années 70 consécutivement au choc pétrolier de 1973. Elle est multiforme, à la fois industrielle, technologique, culturelle, sociale. Il s’agit pour Mr Gauchet de la financiarisation et de l’individualisation qui a pulvérisé les classes et les masses. Son impact est tel qu’elle rend la révolution impensable en tant que projet et qu’elle nous jette dans une histoire subie dont il est vain de détecter la direction et l’aboutissement. Dans ce paysage bousculé et détruit, le rôle de l’historien est altéré, il n’en reste que la fonction du patrimoine et de préposé à la commémoration.
C’est dans ce contexte que surgit le rebelle, opposant radical à ce cours des choses subies mais qui à la différence du révolutionnaire de jadis ne se réclame d’aucun projet d’avenir. Ce rebelle est un résistant à la mondialisation. Il revient au stade des émotions typiques de l’Ancien Régime. En somme une série de révoltes sans lendemain. La figure du rebelle passe de la droite à la gauche, mais le dernier est concentré sur des causes ponctuelles. Il serait vide de projet, selon Mr. Gauchet. Le philosophe-historien en revient alors à son idée de départ en montrant que la rébellion est devenue la norme. L’Histoire-a-t-elle pour autant disparu ? Il ne le pense pas. Il est convaincu qu’il importe de traverser le mur des apparences afin de retrouver en profondeur le fil de cette histoire superficiellement perdue. Nous sommes au point le plus bas, comme dans les années 1840, lorsqu’émergeait le début d’un projet socialiste. Au creux de la vague, nous serions au stade du recommencement où se jouent les combats du présent.
Cette conférence se termina au bout d’une heure sous un tonnerre d’applaudissements. Rien n’avait été prévu pour poursuivre le débat.


VIDEO. RVH2014 : J.-N. Jeanneney s'exprime sur… par lanouvellerepublique

PS : j’oubliais. Avant la conférence, il fut remis par les représentants de la MGEN, de la CASDEN et de la MAIF le prix de l’initiative laïque à l’historien Henri Pena-Ruiz pour son livre Dictionnaire amoureux de la laïcité. Il n’y avait pas meilleur exemple pour confirmer les propos de Marcel Gauchet sur le tournant des années 70…