Marie-Antoinette … À quoi reconnait-on un non-connaisseur de la culture manga la plus élémentaire ? Au fait qu’il ignore à quel point le souvenir de Marie-Antoinette est davantage entretenu non pas en Autriche ou en France mais au Japon. Vous l’avez compris, après Jeanne d’Arc, Cléopâtre et Hitler (cherchez l’intrus) je vous propose de revenir sur cette figure féminine historique et incontournable dans les mangas : Marie-Antoinette.

Véritable légende romantique que le Japon s’est culturellement approprié (et je le dis sans la connotation négative venue des États-Unis désormais à la mode) que pourrais-je donc vous raconter de nouveau sur la représentation de la plus célèbre locataire de la Conciergerie, étant donné le nombre de pages et de chroniques qui lui sont consacrées sur Internet ? Rassurez-vous : des tas de choses, tellement sans doute que, pour le coup vous aurez droit à deux parties … voire trois ! ?

Un phénomène Royalement pop au Japon

Affiche promotionnelle pour la marque de vêtement Gu (2014)

Depuis les années 70, Marie-Antoinette est devenue un phénomène pop récurrent dans le paysage médiatique et culturel du Japon. Objet de nombreuses publications, récupérée par des marques, son image est présente dans de nombreuses publicités. Elle est surtout une référence pour une partie de la jeunesse japonaise excentrique et pour les cosplayers japonais. En effet le fameux style « Gothic Lolita » emprunte et adapte tous les codes de l’esthétique rococo du XVIIIe siècle : robes bouffantes ornées de dentelles, corsages agrémentés de rubans, manches ourlées de volants … et il prend pour référence principale la mode selon Marie-Antoinette. Quelques couturiers s’en font une spécialité et de nombreuses boutiques des quartiers de Harajuku et Shibuya à Tokyo permettent aux amatrices de trouver leur bonheur vestimentaire à des prix ….. bref à des prix.

C’est le cas de Junichi Hakamaki, ancien styliste chez Gucci qui a créé « Les Filles de Marie-Antoinette« [1], une ligne de vêtements et de robes qui réinterprètent le style de la reine en s’inspirant des lolitas : « Pour moi, ce sont plus que des habits. Les Filles de Marie-Antoinette font partie d’un mouvement artistique. »[2] Plusieurs fois par an, le styliste organise ainsi des salons de thé, où les participantes portent ses robes en savourant des meringues, dans un style qui cherche à reconstituer une cour de Versailles idéalisée. Cet exemple n’est pas unique puisqu’il existe des rendez-vous dédiés au style français en général et à celui de Marie-Antoinette en particulier comme le montre l’exemple du salon de thé de Minako Imada qui dispose en prime de son site internet, en grande partie en français (s’il vous plaît !) où l’on peut admirer les gâteaux soi-disant préférés de la Reine.

Devenu un tropisme pour des Japonais, elle est le symbole de l’exotisme à la française, et l’incarnation stéréotypée d’une certaine idée de la France : « Elle représente la culture resplendissante et la vie luxueuse de son époque, ce qui est pour nous Japonais vraiment fascinant»[3] explique ainsi une Japonaise.

Dans tous les cas, la consécration ultime pour les fans est de venir à Versailles, qui comme nous le verrons sait bichonner ce public comme il se doit. En effet, si le public japonais ne peut pas se rendre à Versailles c’est Versailles qui vient à lui.

Dans les années 2010, deux expositions majeures ont été organisées. La première, itinérante, s’est tenue en 2012 et proposait aux regards divers objets ayant appartenu à la Reine ainsi que les costumes portés par Jane Seymour dans le rôle de Marie-Antoinette dans le film du Bicentenaire célébrant 1789 « la Révolution française » réalisé par Robert Enrico.

La seconde exposition notoire s’est tenue il y a 5 ans, au Mori Arts Center Gallery à Tokyo et fut organisée par le château de Versailles du 25 octobre 2016 au 26 février 2017 .

Affiche de l’exposition « Marie Antoinette, une reine à Versailles », 2016

L’exposition « Marie-Antoinette, une reine à Versailles » permettait aux visiteurs d’admirer de nombreux chefs-d’œuvre issus des collections versaillaises, de collections publiques et privées françaises et étrangères. Elle se donnait pour objectif de présenter la vie de Marie-Antoinette, de sa jeunesse à Vienne jusqu’à sa fin tragique. Des portraits de la reine et des membres de la famille royale par les plus grands portraitistes de la Cour tels que François-Hubert Drouais, Louis Michel Vanloo et Joseph Siffred Duplessis. Les portraits réalisés par Élisabeth-Louise Vigée-Lebrun ont été également exposés ainsi qu’une reconstitution du fameux collier qui fit scandale. Le clou de l’exposition fut la reconstitution du petit appartement de la reine, sa chambre avec son mobilier ayant été exceptionnellement prêtée.

Le succès fut au rendez-vous puisqu’en moyenne ce sont 2500 visiteurs quotidiens qui se pressèrent à l’exposition.

Mais comment cet engouement a-t-il débuté ? La réponse est simple : c’est la faute à un manga.

Marie-Antoinette populo : c’est la faute à Riyoko

La première responsable est en effet Riyoko Ideka et son shōjo manga Berusaiyu no bara [4]. En effet, même si le personnage historique de Marie-Antoinette apparaît auparavant dans certains mangas pédagogiques, c’est plus précisément la sortie de ce manga qui fait de Marie-Antoinette un véritable phénomène populaire au Japon.

Riyoko Hydeka est née en 1947 à Osaka. Elle débute sa carrière en 1967 avec une première histoire intitulée Bara yashiki no shojo. Étudiante en philosophie à l’université de Tsukuba, elle devient membre en parallèle d’une organisation étudiante dépendante du parti communiste japonais. Mais pour gagner sa vie, ses parents ne pouvant plus subvenir à ses besoins et payer ses études, elle commence alors une carrière en tant que dessinatrice de mangas, début facilité par l’explosion à l’époque du genre shōjo [5]. Elle participe alors au fameux Groupe de l’an 24[6] qui réunit de manière informelle la nouvelle génération de femmes mangakas qui émerge au début des années 70. Ce groupe fut baptisé ainsi par leurs admiratrices et les journalistes en référence à leur année de naissance qui correspondait en général à l’an 24 de l’ère Shōwa  du règne d’Hirohito, soit 1949. Les autrices fréquentent assidûment le « Salon Ōizumi », un appartement loué par plusieurs mangakas vivant en colocation à Ōizumigakuenchō dans le quartier de Nerima situé à Tōkyō et qui réfléchissent par exemple à la manière de changer la représentation des sexes, des corps et des genres dans la BD. C’est dans ce contexte à la fois difficile pour elle mais marqué par cette ébullition intellectuelle que Riyoko envisage de publier une nouvelle histoire.

Lors de sa venue à Angoulême en 2011, elle explique comment lui est venue cette envie. De l’histoire de Marie-Antoinette, elle ne connaissait que les grandes lignes : elle avait vécu au château de Versailles, aimait le luxe, puis elle avait plongé les finances publiques dans le déficit, pour finir décapitée sous la Révolution. La lecture de la biographie de Stefan Zweig Marie-Antoinette [7] agit comme une révélation pour elle au point d’envisager d’en faire une histoire centrée sur la dimension humaine de la Reine de France.  Mais son éditeur n’est pas convaincu dans un premier temps, estimant qu’un manga historique ennuierait profondément les lectrices. Ideka insiste et remanie l’histoire envisagée. Finalement, le premier épisode de Berusaiyu no bara paraît en mai 1972 dans le 21e numéro du magazine Weekly Margareth. Le coup de poker réussit : c’est un véritable triomphe et Ideka peut poursuivre son histoire. Elle s’achève, temporairement en décembre 1973[8].

 

Le triomphe de Berusaiyu no bara se résume en quelques chiffres : la version poche, qui en est à sa dixième édition, s’est vendue au Japon à 13 millions d’exemplaires, tandis que les professeurs d’histoire japonais sont assaillis de questions sur l’histoire de France en général et sur les protagonistes en particulier. En 1979 c’est la consécration ultime : l’histoire est adaptée en anime, elle comprend 40 épisodes et s’exporte dans le monde. La France n’est pas en reste : l’anime débarque en France en septembre 1986 sous le titre Lady Oscar et dans une version légèrement censurée[9]. Un film est même commandé par le producteur japonais, Mataichiro Yamamoto et la firme de cosmétiques Shiseido au réalisateur Jacques Demy en 1978 avec Christine Böhm dans le rôle de la Reine. Jacques Demy accepte, amusé par le défi que cette adaptation pouvait représenter : « une bande-dessinée japonaise, des acteurs anglais et moi, français, c’était surréaliste, ça m’a plu… Une façon de raconter l’Histoire de France », explique t-il à la sortie du film.

Mais le film ne rencontre qu’un succès mitigé. Jacques Demy, qui avait obtenu l’autorisation exceptionnelle de tourner à Versailles-même, a eu du mal à composer avec les exigences japonaises, comme le choix de l’actrice principale devant incarner Oscar. En effet, Demy souhaitait engager Dominique Sanda (actrice vue dans les films de Visconti et Bertolucci), mais il cède sous la pression de Shiseido qui souhaite à l’époque lancer un nouveau visage dans le cadre de l’une de ses campagnes : Catriona McColl. Le résultat est inégal, l’univers de Demy ne « collant » que modérément au manga d’origine d’autant qu’Oscar éclipse complètement Marie-Antoinette. Si le film connait un réel succès au Japon ce n’est pas le cas en France, Demy ne souhaitant pas vraiment qu’il sorte[10].

 

 

 

 

 

Pour la forme et parce qu’il s’agit d’une vraie curiosité que la Cinémathèque française diffuse parfois, je vous en pose un petit extrait ici avec Marie-Antoinette en vedette frivole :

 

Quant au Japon, le succès se lit aussi au travers de celui de la comédie musicale présentée régulièrement par la Compagnie Takarazuka. Rappelons qu’il existe au Japon trois genres de théâtre traditionnel :  le Nô, le Kabuki et le Bunraku, réservés aux hommes.

Mais en 1913, une troupe de théâtre exclusivement féminine spécialisée dans la revue et les spectacles musicaux  est créée dans la ville de Takarazuka (située entre Kôbe et Osaka) dont elle tire son nom. Le but de son fondateur, l’homme d’affaires Kobayashi Ichizô, était de créer un nouveau théâtre populaire alliant des formes traditionnelles comme le kabuki avec de la musique occidentale dans le but de divertir une clientèle attirée par la station thermale de la ville. Tous les rôles, y compris masculins sont assurés par des femmes. Le succès de la troupe, composée à l’origine de seize filles est immédiat (aujourd’hui elles sont 420, réparties dans cinq groupes). Parmi les productions les plus célèbres de la troupe et qui ont contribué à sa renommée, on trouve l’adaptation de « La Rose de Versailles ». Présentée pour la première fois en 1974, la pièce est régulièrement reprise, la dernière fois ayant eu lieu en 2019.

Deux chiffres démontrent le succès : en deux années la pièce fut jouée 560 fois pour un total cumulé d’1,4 million de spectateurs tandis que la Compagnie, dont la sélection et la formation sont parmi les plus rudes du pays a servi de tremplin à de nombreuses artistes japonaises.

En 2008 la France (qui sait être reconnaissante) élève Riyoko Ideka au grade de chevalier de la Légion d’honneur pour sa contribution à faire connaître l’histoire et la culture française à travers son travail. C’est à l’époque une première pour une mangaka. Depuis, elle vient régulièrement en France : au festival de la bande dessinée d’Angoulême et à la Maison de la Culture du Japon à Paris en février 2011 où elle fut accompagnée par l’historien Pascal Ory puis à Versailles pour des récitals (Riyoko Ideka est également chanteuse lyrique).

Remise de la Légion d’honneur à Riyoko Ideka en mars 2008 à l’ambassade du Japon à Paris.

Résumé d’une intrigue …

Comment résumer Berusaiyu no bara ? L’histoire débute ainsi : « 1755 trois enfants naissent dans trois pays d’Europe » : Axel de Fersen, Oscar de Jarjayes et Marie-Antoinette ». Le récit prend une trame déjà éprouvée par Osamu Tezuka avec Princesse Saphir mais cette fois-ci dans un contexte et des personnages historiques clairement identifiés et un trait nettement plus adulte. À la naissance de sa sixième fille, son père frustré de ne pas avoir eu d’héritier mâle décide de l’élever comme un garçon, de le baptiser Oscar-François. Son destin est tracé : elle deviendra officier et, à 14 ans, le garde du corps personnel de la Dauphine. L’histoire, qui s’étale sur trente ans est complexe et propose plusieurs arcs narratifs. Bien entendu l’intrigue de base entremêle les existences et les sentiments de Marie-Antoinette, d’Axel de Fersen, d’Oscar et d’André (entre-autres) mais s’y ajoute en prime une trame historique allant du mariage arrangé à l’exécution de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ainsi que tout un arc politique et social, la trame s’inscrivant aussi dans ce contexte et cette volonté de réflexion sur les inégalités sociales et les privilèges de classe dont Oscar prend conscience.

 

… puisée dans l’histoire de France

Nous y retrouvons par conséquent dans ce manga l’essentiel des personnages historiques liés à la période révolutionnaire : le couple royal mais aussi, par exemple,  Robespierre. L’épisode de sa rencontre avec Louis XVI est présente dans le manga : en 1775 (ou 1779 ? La date fait débat encore …) Maximilien de Robespierre avait été choisi par ses maîtres pour prononcer le compliment envers le nouveau roi. Nous croisons également les membres éminents de la Cour : la Comtesse du Barry, Madame de Polignac, Mirabeau, mais aussi des personnages plus secondaires et moins connus comme Rose Bertin, couturière de la Reine ce qui l’introduit comme une icône de mode mais aussi dépensière, et sa portraitiste Elisabeth Vigée Le Brun.

Madame Déficit : rendez l’argent !

 

D’autres personnages restent fictifs mais sont fortement inspirés des personnages de l’époque : ainsi Bernard Chatelet est inspiré par Camille Desmoulins. Quant à Oscar, elle est aussi le produit d’une réalité historique puisque, si elle est bien un personnage de fiction, ce n’est pas le cas de sa famille puisque son père a effectivement existé. François Augustin Régnier de Jarjayes [1745 – 1822] fut un officier militaire qui s’était remarié avec Louise de Laborde une femme de chambre de Marie-Antoinette. Royaliste, fidèle au couple royal il participa notamment au complot de l’oeillet qui visait à faire évader la reine de la conciergerie au mois de septembre 1793. Ce plan, qui est évoqué dans la dernière partie du récit de Riyoko Ideka, a cependant échoué. Dans tous les cas le personnage d’Oscar est très clairement inspiré par ce personnage historique à une différence près puisqu’ Oscar finit par choisir le camp des révolutionnaires. Je précise que je ne développerai pas ici le très riche personnage d’Oscar, même s’il est incontournable[11] car ici nous restons centrés sur Marie-Antoinette ? Justement, il est à noter que si la première partie de l’histoire donne la part belle à Marie-Antoinette, Riyoko Ideka réoriente par la suite ses personnages à la demande de ses lecteurs pour donner plus d’importance à Oscar de Jarjayes et à André, qui, au final finissent par éclipser en grande partie la Reine. En effet, tout en portant aux nues la reine et son destin tragique, l’originalité à l’époque ne porte pas sur le traitement du personnage de Marie-Antoinette mais bien sur Oscar, et les lectrices en sont conscientes comme nous le verrons plus loin. Quant aux relations entre les héros, elles empruntent davantage à la culture japonaise qu’à la culture française d’autant qu’elles traduisent certaines attentes ou traditions de la société japonaise des années 70. Oscar fait office ici en tant que garde du corps et confident de la Reine de modèle masculin rassurant recherché(e) et admiré(e) par les dames de la Cour selon un schéma homoérotique toléré dans la société traditionnelle japonaise.

Pour autant, le traitement de Marie-Antoinette est-il conforme à la réalité historique ? En réalité très peu dans la mesure où son personnage correspond à l’analyse qu’en fait Stefan Zweig… Dès le début Marie-Antoinette est présentée comme une jeune fille ordinaire très légère,  espiègle voire écervelée, ne goûtant que très peu les études. Au désespoir de sa mère l’Impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, elle ne maîtrise que très mal le français et l’allemand (surtout à l’écrit) et elle ne doit son intégration à la société aristocrate qu’à sa grâce et sa beauté, reconnue par tous ses interlocuteurs. Son personnage évolue face aux malheurs qui l’accablent pour se révéler face aux événements révolutionnaires. Quant au traitement graphique de la Reine, il est lui-même assez peu réaliste et répond en premier aux codes de représentation du féminin du shōjo (nous en reparlerons dans la seconde partie !). Malgré tout, les grandes lignes restent respectées : son mariage et sa  relation avec Louis XVI, son histoire d’amour avec le Comte de Fersen et bien sûr sa mort durant la Révolution française. Si la volonté de s’ancrer dans l’histoire est réelle, l’auteur reconnait volontiers avoir pris certaines libertés. Dans la préface accompagnant une édition de 1987, l’auteur explique que si les costumes ne sont pas ceux de l’époque mais ceux de l’époque napoléonienne c’est avant tout par souci esthétique. Si le prénom d’origine de Marie-Antoinette, Maria-Antonia, n’est pas utilisé c’est, de l’aveu d’Ideka, aussi par commodité pour le lecteur. Mais, sur quelques planches on reconnait aisément l’inspiration issus de certains documents iconographique tel que le portrait de Louis XVI en costume de sacre à la page 250 et le traitement graphique de quelques personnages démontre la volonté de « coller » à la réalité (Mirabeau, Louis XVI, Marie-Thérèse …).

Les erreurs de représentation restent quand même malgré présentes et font sourire y compris et surtout dans l’anime. En effet par exemple nous apercevons un reflet du Sacré-Cœur alors qu’il fut construit qu’après la Commune, Oscar utilise un piano à queue, tandis que les dames de la Cour ainsi que Marie-Antoinette oublient singulièrement de porter une perruque qui était pourtant de rigueur à l’époque. Nous passerons également sur quelques aspects datés comme les chemises et les pantalons patte d’éph’ très ’70 portés à l’occasion.

 

Pourquoi un tel succès qui perdure ?

Comment expliquer un tel succès et le début d’un « BeruBara Boom » qui, depuis n’a jamais cessé [12]? D’abord on peut invoquer le soin pris par l’auteur dans le dessin. La spatialité du dessin alors que dans le genre shōjo le décor reste minimaliste voire absent pour être recentré uniquement sur les personnages. Les duels à l’épée sont scénarisés et découpés de manière inédite pour l’époque, les décors soignés, les expressions sur le visage marquent et accrochent nécessairement le lecteur et le replonge dans une époque : celle de la fin du XVIIIe siècle malgré les anachronismes avec la Cour de Versailles, le Paris populaire, les tensions politiques et sociales, la guerre d’indépendance …

« Amène-toi ! On va régler ça dans le pré ! »

 

Une seconde raison peut être avancée : l’histoire parle aux lectrices japonaises des années 70, puisque faut-il le rappeler, il s’agit du public expressément visé par le shōjo, le lectorat occidental étant inexistant et non envisagé. Oscar est une jeune femme habillée en homme qui s’engage dans l’armée et fait carrière dans un milieu d’hommes. Marie-Antoinette est une aristocrate qui se marie à un homme qu’elle ne connait pas, qu’elle n’aime pas et à qui elle doit fournir des héritiers. D’un côté nous avons donc la représentation de la femme japonaise telle qu’elle existe puisque dans les années 60-70 la plupart des mariages sont eux aussi arrangés. De l’autre côté, une autre femme, lectrice des Lumières (au désespoir de son père !) qui incarne une volonté émancipatrice et même la femme française telle que Riyoko Ideka la souhaite et telle que les japonaises la perçoivent et l’envient[13].

Lectures subversives du moment …

 

Or, dans le Japon des années 70, le mouvement féministe pose la question de la place des femmes dans une société japonaise extrêmement patriarcale. Ne pas se marier et se construire une carrière est alors à l’époque très mal vu mais pour la première fois, une héroïne de manga s’affirme en tant que telle. C’est en ce sens que ce manga a trouvé un écho énorme auprès des lectrices avec deux héroïnes en miroir opposé et complémentaire : Oscar est la femme transgressive qui, bien qu’elle n’a pas choisie sa vie s’affirme dans l’univers des hommes en pleine connaissance de cause tandis que Marie-Antoinette est la victime de bout en bout de la société traditionnelle.

Quand un dauphin rencontre une dauphine … ne confondons pas vitesse et précipitation – Extrait tome 1

Enfin, une troisième raison peut être invoquée : le caractère intemporel et universel de la liberté et de la justice sociale. Dans les années 70, la Révolution française fait écho aux tensions et aux remises en question de la société japonaise de l’époque. La lutte des classes, l’émancipation féminine, la remise en question de l’ordre établi trouve un écho auprès du lectorat. Mais les événements montrent qu’une révolution a un prix : si elle est émancipatrice d’un côté, de l’autre elle est sanglante pour ses deux principales héroïnes. Oscar perd la vie après avoir renoncé à son titre de noblesse et pour avoir pris la défense du peuple au moment de la prise de la Bastille, le tout sous le regard de Napoléon Bonaparte[14]. L’histoire se termine avec une reine de France, déchue, à la fois victime des contraintes et des normes de l’Ancien Régime et des Révolutionnaires. Elle finit comme le veut l’histoire, guillotinée. Marie-Antoinette en est sa principale victime, achevant ainsi de lui donner son caractère à la fois tragique et romantique. Ce thème des luttes sociales reste important aux yeux de Riyoko Ideka, qui a adhéré au parti communiste japonais et qui, professionnellement a avoué son admiration pour Kamui-den de Shirato Sanpei, traversé aussi par cette problématique de la lutte de classes.

Tous à la Bastille !!! – Extrait du tome 2, page 249, coll. personnelle

A ces divers titres, Berusaiyu no bara est un manga fondateur qui dépasse ses personnages, emblématique de la contre-culture japonaise de l’époque et représentatif des réflexions qu’entament alors à l’époque les auteurs à la fois sur le plan technique (graphisme, mises en scène …) et sur le plan de la représentation des personnages et des questions liées au sexe et au genre utilisant des protagonistes aussi bien masculins que féminins qui sont mis sur un pied d’égalité.

Conclusion :

En ce sens, en plus de faire émerger une vague touristique japonaise massive sur Paris et Versailles, les personnages de Berusaiyu no bara ont accompagné et servi de pilier de développement au shōjo mais aussi à différents genres qui se sont développés depuis.

Et Marie-Antoinette ? Pour autant, si depuis son personnage reste largement représenté dans le genre shōjo qui la complait en victime de la Révolution, elle a su inspirer bon nombre d’auteurs lui ont fait quitter ce style romantique pour l’adapter aux autres lectorats et genres … ce que nous verrons dans une seconde partie et les deux dernières en date vont vous surprendre !

PS : histoire que ça vous colle à la tête pendant un moment je vous remets le générique de Lady Oscar ici (inutile de me dire merci) :

Bibliographie indicative :

ANAN, Nobuko, « The Rose of Versailles : Women and Revolution in Girls’ Manga and the Socialist Movement in Japan », The Journal of Popular Culture, Vol. 7, n°1, 2014

SHAMOON, Deborah, «Revolutionary Romance : The Rose of Versailles and the Transformation of Shojo Manga», Mechademia, Vol. 2, 2007

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[1] Instagram à consulter : https://www.instagram.com/f_marie_antoinette/?hl=fr

[2] Marie Linton, Au Japon, Marie-Antoinette inspire Les modeuses, site internet de Grazia, 20 février 2017

[3] Cf https://www.lapresse.ca/arts/arts-visuels/201610/27/01-5034920-la-vie-de-marie-antoinette-exposee-a-tokyo.php

[4] « Berusaiyu » est la traduction japonaise de Versailles. L’usage veut que l’on trouve aussi le titre Versailles no bara.

[5] Pour rappel : le shojo désigne les mangas destiné aux jeunes filles. les bases furent posées par Osamu Tezuka dans les années 50.

[6] Ce groupe fut composé notamment de Moto Hagio, Yasuko Aoike et Yumiko Ōshima connue pour avoir popularisé les filles-chats (nekomusume)

[7]  Paru en Allemagne en 1932 à l’origine, Stefan Zweig présente Marie-Antoinette comme une femme ordinaire qui se métamorphose véritablement en reine au moment de la Révolution et face à la mort.

[8] En effet, En 2013 à l’occasion du 50e anniversaire de la naissance de ce dernier magazine un one shot qui fait office de tome IV est paru. Il a été traduit et publié chez Kana en 2019 : Riyoko Ikeda La Rose de Versailles, tome IV, éditions Kana, 800 pages, traduit par Misato Raillard et Thibaud Desbief.

[9] Certains dialogues jugés trop violents ont été réécrit tandis que certaines allusions à la prostitution sont coupées. Anecdote : le générique français de l’anime a été écrit par … Antoine de Caunes qui, sous le pseudonyme de Paul Persavon adapte dans les années 80 un certain nombre de génériques japonais en français ! Cela ne l’empêchera pas quelque temps plus tard, pour des raisons subjectives et opportunistes de critiquer le genre.

[10] Depuis, le film est disponible en DVD, inclus dans l’intégrale Jacques Demy parue en douze DVD.

[11] Pour les fans éventuels, je réserve Oscar pour un autre article que je garde en tête …

[12] Expression forgée à partir du titre original Berusaiyu no Bara : Beru est le diminutif de Berusaiyu, ( « Versailles »), et de Bara (signifiant « rose » en japonais).

[13] Ce n’est pas une vue de l’esprit mais une réalité : lorsqu’on interroge les féministes japonaises, la femme française représente en général pour elles le modèle d’émancipation à suivre par excellence.

[14] Riyoko Ideka signe une suite centrée sur Napoléon…