Depuis une vingtaine d’années, Jean-Pierre Augustin (université Bordeaux-Montaigne) est l’un des premiers à avoir considérer le sport en tant qu’objet géographique. L’une des dernières livraisons de La Documentation photographique a permis de faire le point sur ce thème : « Le sport, une géographie mondialisée » (n° 8112, juillet-août 2016).

Si le sport a attiré l’attention des géographes, c’est qu’il revêt de nombreux enjeux (politique, géopolitique, etc.). Aujourd’hui, plus d’une quarantaine de thèses lui ont été consacré.
Plus perceptible peut-être par l’opinion publique est la médiatisation de ce qui, de fait, constitue les grands événements sportifs. Aux derniers jeux olympiques, le nombre de journalistes était supérieur à celui des sportifs. Mais Jean-Pierre Augustin estime qu’il y a un impensé sur le sport : aux mains des journalistes, il n’est principalement restitué qu’au travers des résultats, principalement, et les faits sportifs sont alors donnés comme évidents.

Que s’est-il passé depuis un siècle pour que le sport ait pris autant d’ampleur ?

Cela tient d’abord à un plus grand nombre d’équipements sportifs. Le phénomène n’est pas nouveau : si les jeux occupent une grande place dans le monde antique, au moins jusqu’au IVe s., leur renouveau est plus contemporain. Ce n’est qu’à partir du XIXe s. qu’on se remet à construire. Aujourd’hui, on compte des milliers de stades de plus de 20 000 places, et de nombreux sont en cours de construction.

Des questions se posent. Comment la conquête du monde par le sport s’est-elle faite ? Comment les espaces urbains et naturels deviennent-ils de plus en plus des terrains de sport ?

J.-P. Augustin envisage le sport comme un élément important qui participe à une mise en ordre du monde, par les espaces qu’il occupe (les équipements spécialisés : terrains de foot…), le temps qu’il nécessite (selon un rythme et une périodicité variables, du week-end pour les rencontres locales, aux quatre années entre deux olympiades, etc.), les liens qui se sont tissés entre les sportifs (des règles sportives admises partout, avec des variantes), jusqu’aux vêtements sportifs portés (dans et peut-être surtout hors sport, dans les loisirs à caractère sportif ou non).

Comment cela s’est effectuée la conquête du monde ?

Malgré ses liens avec les sports antiques (mis en valeur par des gens comme Coubertin, à la recherche d’une légitimité pour son initiative), le sport moderne est récent (XIXe s.).
Mais il faut en définir les contours. Au sens strict, on entend par « sport » les activités qui sont fondées sur quatre éléments : la motricité (une mise en action du corps) ; des institutions (des fédérations, des clubs…) ; des règles ; des compétitions. Que l’un fasse défaut, et on est alors dans le domaine de simples activités physiques (le « ludo-sportif ») : elles reposent sur la motricité, mais pas forcément sur les trois autres catégories. On estime qu’il y a en France environ trois millions de « ludo-sportifs », quel que soit leur rythme de pratique.

Trois foyers de diffusion peuvent être repérés. Le premier est le Royaume-Uni, et principalement l’Angleterre. Le sport y naît surtout dès les années 1850 dans les public schools et les colleges (dont celui de Rugby). De là, il se propage dans l’Empire colonial.
On notera le particularisme nord-américain, qui n’accepte pas les règles européenne. Il s’agit encore d’un monde relativement nouveau, isolé, sans frontière, ce qui en fait un laboratoire social et économique. Cette liberté permet l’éclosion de sports nouveaux, parfois librement inspirés des pratiques européennes : le base-ball (à relier au cricket), le football américain, le socker, le hockey sur glace canadien (sur le modèle du hockey sur gazon), etc. Entre 1870-1910, les grandes universités abandonnent progressivement les sports européens (rugby, etc.) pour adopter les sports locaux comme le basket-ball, qui est une véritable invention nord-américaine.
Le troisième foyer est en Asie. Le Japon, en particulier, met en valeur les arts martiaux traditionnels (judo, karaté, aïkido…) en instituant des règles sur leur pratique.

La diffusion se fait grâce à des matrices. C’est bien sûr le cas de l’olympisme façon Coubertin, mais les organisations régionales qui naissent alors en France, par exemple, jouent le même rôle. Le rugby devient ainsi l’un des éléments de la culture occitane du ballon ovale.

Enfin, la diffusion passe également par la généralisation des activités sportives, des pratiques ludo-sportives.

Le résultat est que l’Occident sportif a véritablement opéré une colonisation du monde, non seulement en diffusant ses pratiques, mais aussi en s’assurant de l’essentiel du contrôle par les règles qu’il a imposées, par les structures qui servent notamment à les faire appliquer, et les moyens de communication.

Comment les espaces urbains et de nature sont-ils appropriés par les espaces sportifs ?

La France compte aujourd’hui environ 300 000 équipements, essentiellement urbains. La nouveauté tient à ce que l’espace urbain soit maintenant utilisé pour des pratiques ludo-sportives. Le marathon de New York en est un exemple. En 1970, on ne comptait que 150 participants ; aujourd’hui, une limite maximale a dû être fixé à 50 000 personnes, surtout amateurs. L’espace de parcours s’est fortement agrandi : des tours de parc initiaux, on est passé à un circuit qui emprunte les quartiers centraux et les grandes artères de la ville. Et à mesure que se renforçait la médiatisation, des gains de plus en plus importants ont été attribués : le vainqueur remporte la somme de 500 000 $.

Les stades constitue un enjeu important. J.-P. Augustin y voit « avant tout des studios d’enregistrement », en raison de l’importance de l’image qui y est produite. Elle répond en cela au besoin (cultivé par les médias) des sociétés de participer à ces fêtes.

La nature est elle-même devenue un vaste terrain de sport. En dehors des espaces proches des agglomérations, les mers sont parcourues par des courses ; dans les montagnes sont organisées des compétitions liées à l’escalade, au ski, etc. De fait, on peut parler d’une « artificialisation » et d’une « culturalisation » de la nature, à quoi échappent encore les espaces souterrains et les déserts, qui restent relativement en marge du phénomène.
De la même façon, on assiste à une relative naturalisation des espaces urbains : des équipements sportifs sont parfois installés temporairement sur les places publiques ; les parcs sont devenus les espaces privilégiés du « running ». Mais c’est surtout le fait des pays les plus riches et des populations les plus aisées.

La place du sport entraîne des effets géopolitiques

En raison de son expansion et de son influence, le sport a acquis une dimension qui dépasse les seules pratiques sportives. Les après-guerres ont ainsi été l’occasion d’exclure les pays vaincus. Des boycotts ont été organisés pour des raisons politiques, comme cela a été le cas lors des jeux olympiques des années quatre-vingts. Enfin, la course aux médailles a été l’un des éléments de la compétition sournoise qui a caractérisé la guerre froide. Elle continue d’être l’une des obsessions des journalistes, soucieux d’établir des comparaisons entre les nations : sur ce critère, ils déterminent le degré de la « puissance» sportive d’un pays.
À l’inverse, le sport a pu agir comme un élément fédérateur, au moins de façon ponctuelle. Ainsi, l’équipe d’Irlande du Tournoi des Cinq puis des Six Nations est composée de joueurs provenant des deux côtés de la frontière. Le même constat peut être fait pour Chypre.

Des pistes d’interprétation

Il convient tout d’abord de questionner le discours dominant de célébration, en raison de l’impensé dont on a parlé : les journalistes ne développe jamais (sauf exception) aucune réflexion sociologique ou géographique. La déploration est aussi utilisée : des défaites nationales sont assimilées à des catastrophes nationales.
Les interprétations marxistes et trotskistes voient dans le sport un moyen de mettre les peuples en compétition, regrettant que la seule beauté du geste sportif ne suffise pas.
Une voie médiane consisterait en une approche compréhensive sans tomber dans l’un ou l’autre des travers. Elle mettrait l’accent sur les valeurs positives (éducation, dépassement de soi, apprentissage de règles, etc.), mais aussi les dérives (dopage, mafia…).
Le sociologue Norbert Elias propose une interprétation selon laquelle le sport participe à une civilisation de moindre violence, puisqu’il en permet le contrôle par l’apprentissage de règles communes. Pierre Bourdieu estime que le choix des pratiques sportives relève de son capital culturel et économique, et sont le résultat de logiques sociales, économiques, politiques.

En conclusion

Chaque interprétation lève le voile sur l’une des dérives du sport. C’est l’individu soumis à la culture de masse ; c’est la mise en ordre du monde imposé par l’Occident.
Mais on peut considérer que le sport est aussi devenu un rituel moderne, où l’ordre social se donne à voir.