Table ronde. 1H 30. Quand l’histoire fait dates – 20 juin 1789 : le serment du Jeu de Paume

avec Patrick Boucheron, Lucie Cariès (réalisatrice) , Caroline Ghienne et Olivier Thomas (modérateur)

Visionnement du film « Quand l’histoire fait dates : le serment du Jeu de Paume »

Question d’Olivier Thomas: Qu’est-ce qu’une date et à quoi cela sert-il?

Patrick Boucheron précise qu’il est très content d’être là en si bonne compagnie puis il répond : « Vous voulez dire : À quoi ça sert d’en parler ? »

Cela sert à enclencher une discussion sur l’histoire qui n’est pas la science du passé mais la science du changement. Si on fait de l’histoire, ce n’est pas pour parler de continuité mais plutôt pour approcher les moments où ce qu’on croyait impossible se produit. C’est plutôt une potentialité qui s’ouvre. La date du serment du Jeu de Paume est une date qui est plus ou moins dans notre inconscient collectif. Il faut comprendre deux choses :

  • Qu’est-ce qui fait date dans un moment que l’on va commémorer ? Cette date peut être recouverte par d’autres : ici, il s’agit de la date du 14 Juillet. Pourquoi ? Parce que le 14 juillet juillet est plus populaire que le 20 juin, comment et depuis quand ?

  • Se poser la question de la date, c’est se demander : de quand date la date ? On peut se poser cette question y compris en classe.

    Si c’est le serment du Jeu de Paume, on voit que c’est le moment même. La date est le moment où des hommes en situation prennent date avec l’avenir. « Nous ne nous disperserons pas tant que nous n’aurons pas donné une constitution à la France ». Mais ce moment fondateur ne fonderait rien s’il n’était pas recommencé, commémoré, répété. Il y a là un hasard du calendrier : à partir du 20 juin 1789, tous les ans, il se passe quelque chose de prévu ou d’imprévu (jusqu’à fuite à Varennes). Cela fait un pli dans l’histoire.

La série d’émissions d’Arte « Quand l’histoire fait dates », qui propose 10 dates de la mort d’Alexandre le Grand à Hiroshima, avait comme ambition de dresser une histoire mondiale. C’est une collection de problèmes. Comment raconte-t-on une date ? Tout dépend si c’est une date :

  • très incertaine ? Par exemple la chute d’Angkor.

  • très certaine : La libération de Mandela.

On est sur la question du rapport entre le temps et le  lieu. Que veut dire « ça a eu lieu ?  »

D’ailleurs, pour Hiroshima ou pour le Serment du Jeu de Paume, c’est un nom de lieu qui nomme le temps. Une date, c’est de l’espace replié dans du temps.

Questions d’Olivier Thomas: La date du 20 juin 1789, dans un espace clos, est remplacée, par le collectif, par la date du 14 juillet, espace extérieur, qui est populaire.

-Comment la mémoire collective s’empare-t-elle d’une date populaire à la place d’une date politique ?

-Cette opposition : lieu clos / lieu ouvert me semble avoir été très bien montré dans le documentaire, comment avez-vous fait  pour le restituer ?

Si on s’intéresse à la manière de raconter l’histoire, on peut se poser la question de savoir ce qui reste visible. À Paris, il ne reste rien de la Révolution Française. On peut montrer Lutèce ou le Paris médiéval mais rien de la Révolution Française. Les traces ont été sciemment effacées. Le seul lieu de la Révolution Française est à Versailles : la salle du serment du Jeu de Paume. On a aimé et filmé ce lieu de décrépitude. François Mitterrand avait lancé, c’était un geste politique, les cérémonies du bicentenaire depuis la salle du Jeu de Paume. Les lieux populaires sont brassés alors que la salle du Jeu de Paume est un lieu figé. Mais ce moment est aussi figé dans le bronze de la statue de la Place de la République à Paris. C’est un lieu qui est fragile mais réinvesti par l’émotion populaire. Certains ont écrit récemment un graffiti « ils commémorent, on recommence ».

Question d’Olivier Thomas à Lucie Cariès : Comment avez-vous écrit une narration d’images pour ce film ? Comment avez-vous réussi à rendre cette opposition entre un lieu clos et un lieu ouvert ?

  • Il fallait montrer comment la date a glissé : Tout le monde connaissait le serment du Jeu de Paume, mais de manière floue. On a donc plongé dans toute l’iconographie de la Révolution qui est foisonnante et superbe. Il fallait retravailler la matière pour se réapproprier ce qu’on connaît par cœur. On montre le tableau du serment de différentes façons, on rentre dedans, on le coupe, on le taille…On ne prend que des documents d’époque. Par exemple, quand il est question de révolution au sens premier du terme, on est allé chercher le cosmos tel qu’il est représenté à l’époque.

Le modérateur reprend : J’ai beaucoup aimé la manière dont vous avez représenté le Tiers État avec ses petits bonhommes nombreux et le clergé et la noblesse qui apparaissent ici et là.

Vous avez également travaillé sur Hiroshima avec des images d’archives audiovisuelles, est-ce que c’était plus facile avec ce type d’archives ?

Hiroshima était difficile parce que très récent et très douloureux. La série a un ton dynamique, ludique et vivant, destiné à être diffusé le dimanche après-midi avec un potentiel public d’enfants;  alors la violence était très difficile à montrer. On a eu recours à des mangas. On a fait une production plus graphique. Nous avons eu une fascination pour les archives et il fallait s’en dégager pour revenir à quelque chose de plus graphique et de narratif. On a profité du fait que les gens sont éduqués à la lecture d’images, donc les éléments peuvent être déduits.

Par exemple, dans le Serment du Jeu de Paume, il y a une gravure des Etats Généraux avec ce rideau rouge; le public peut comprendre tout seul que le roi se met en scène.

Comment passe-t-on d’une narration écrite et orale à une narration avec des images ? Comment on imagine ?

Patrick Boucheron explique qu’il est plutôt quelqu’un de l’écrit mais il aime écrire pour faire imaginer. C’est être une sorte de regardeur sans être visionnaire. Il ne fallait pas d’illustration. Si on n’a pas d’image contemporaine de ce que l’on raconte, c’est une question de morale qui se pose. Une formation de médiéviste aide à être rigoureux. Chaque épisode a son conseiller historique. Pour Hiroshima par exemple, on se rend compte que notre imaginaire nous relie à des images en noir et blanc. On ne reconnaît pas Hiroshima avec des images en couleur même s’il en existe.

Le texte écrit se densifie grâce à la puissance des images. Il faut faire confiance aux images : elles parlent dans notre dos. Les images et le texte se nourrissent.

La réalisatrice explique le moment où Patrick Boucheron lui a dit en voyant ce tableau très connu: « On ne peut plus le voir en peinture ». Cela l’a autorisée à effacer différentes parties peu à peu.

Le modérateur : On voit plusieurs fois des images qui sont travaillées, triturées. On voit la construction sur l’image en même temps qu’on entend le récit, cela permet au spectateur de se les approprier. Ce qui n’est pas le cas pour Hiroshima où on retrouve pas plusieurs fois la même image.

La réalisatrice explique qu’Hiroshima était un événement si violent qu’il fallait l’évacuer et enchaîner sur la propagande, la machine qui s’est mise en place dès 1941.

Le modérateur à Caroline Ghienne : Vous avez participé à des expériences, avec Arte, qui ont été menées dans des lycées. Quelle était la démarche et quel était l’objectif ?

Arte vient dans les classes aujourd’hui et travaille sur l’histoire. A la demande des enseignants, on a mis à disposition les documentaires d’Arte. SurEduthèque, on compte une cinquantaine de vidéos d’Arte en français et en allemand. Il existe en complément le service Educ Arte. C’est un accès aux « meilleurs » d’Arte sur toutes les disciplines, cela permet de d’emparer de ces ressources. Sont proposés aussi des outils qui permettent de découper des extraits, de rajouter du texte, du son, de construire des cartes mentales…Les enseignants ont réorienté l’outil vers les élèves.

Le travail qui était fait sur les images dans la série « Quand histoire qui dates » a permis le travail de l’image. L’expérience était simple : il était demandé aux élèves et aux enseignants, dont souvent la documentaliste, de visionner deux épisodes de la série, d’en tirer une thématique, de découper les extraits qui font sens par rapport à cette thématique puis de rajouter des éléments tirés d’autres sources. Les élèves ont pu ensuite rencontrer les historiens et travailler sur le métier d’historien,le rôle de l’historien. On amené les élèves à réfléchir sur le choix des images.

Patrick Boucheron a vécu cette expérience auprès des lycéens : il a travaillé avec des élèves à Champigny dans le Val-de-Marne. Ils avaient choisi de travailler sur deux épisodes  « La peste noire » et « 1492 ».

Q’en avaient-ils retenu ? Ils ont rapproché ces deux épisodes de la question de l’antisémitisme. Ce qui n’était pas évident. 1492 parle un peu de la persécution des juifs. Concernant la peste noire : une rumeur prétend que les juifs ne meurent pas de la peste, donc ils sont accusés d’être à l’origine de l’épidémie. Dans le film, cela prend très peu de place. Les élèves ont rapproché les deux éléments, cela a donné une image de leurs préoccupations : ce qui perturbait les élèves, c’est le rapport entre fausses nouvelles et antisémitisme. C’est une métaphore de la contagion : dans les deux cas, cela se propage. C’est un exemple de réappropriation.

Le modérateur : Les élèves sont donc allés chercher autre chose dans les épisodes en se les réappropriant.

Patrick Boucheron explique que des coïncidences avait été repérées : la ruine, la fondation…mais les élèves en ont fait découvrir d’autres.

C’est un vrai travail de citoyens par rapport aux sources : c’est l’éducation aux médias qui est récurrente.

Le modérateur :Des historiens comme Marc Ferro ont cru à l’usage du documentaire. Ils ont été déçus. Mais aujourd’hui ?

Patrick Boucheron répond qu’il faut y croire de nouveau. « Les films d’Ici » m’ont demandé de faire ces films. Ici, on propose l’Histoire telle qu’elle s’écrit, telle qu’ elle se pense, sur les écrans, il s’agit de la rendre accessible. On montre aussi le récit de l’enquête et donc les doutes de l’historien. La question du narrateur était importante : quelqu’un vous parle, vous explique la recherche. Pour Pompéi, on parle de la lettre de Pline. Les enseignants vont pouvoir s’emparer de ce document pour le travailler avec les élèves. Quand on parle de la crucifixion de Jésus, on parle de « La guerre des juifs » de Flavius Josèphe; quand on parle de l’Hégire, on parle de la charte de Yathrib. C’est le document qui a une puissance explicative : Le Coran n’est pas la source directe de la vie du prophète.

Dans le documentaire, on va voir la source, on va rencontrer quelqu’un qui nous explique : un spécialiste. Le savant, dans l’épisode du Serment Du Jeu de Paume, c’est Timothy Tackett. Il explique que les acteurs du Serment ont une histoire qu’il a reconstituée grâce aux sources écrites. Timothy Tackett parle de la date, mais les contemporains n’ont pas tous compris qu’il se passait quelque chose ce jour-là. Chacun a eu sa manière de vivre l’événement.

Le modérateur indique qu’en faisant intervenir Timothy Tackett, en travaillant les images, en montrant les doutes, on dévoile l’envers du décor du travail d’historien. On quitte une histoire linéaire pour quelque chose de plus complexe.

Patrick Boucheron explique qu’il est difficile, par exemple, de faire une fiction, comme le film de Pierre Schoeller, sur la Révolution Française parce que nous avons des répresentations, une culture visuelle, une culture commune et actuelle sur ce sujet. On reconstitue un événement qui n’est pas complétement passé. La situation de la Révolution Française est particulière. C’est un peu différent pour Alexandre le Grand.

L’Histoire vient parfois par un biais indirect, comme on peut le constater avec Alexandre le Grand : le Roman d’Alexandre est un fiction de la vie d’Alexandre proposée en alexandrins, des poèmes en vers de 12 pieds. C’est par ce biais qu’on peut entrer dans l’Histoire. Pour Alexandre, on aurait voulu commencer par Hollywood et les fictions. Mais les coûts des droits ont posé problème. Pour la cruxifiction, le meilleur film, c’est un Monty Python : « La vie de Brian » !

Patrick Boucheron présente également la revue numérique « Entre-temps » qui est lancée très prochainement.