De 2001 à 2004, Christian Ingrao a codirigé le groupe de travail « Violences de guerre, approches comparées sur le XXe siècle » (Historial de la Grande Guerre / IHTP), enseigné à l’IEP de Paris et dirigé l’IHTP (CNRS) de 2008 à 2011. Christian Ingrao est ici invité à intervenir dans le séminaire de Pierre Rosanvallon au Collège de France. Ce dernier se charge de l’introduction et de la présentation de l’historien du nazisme et, plus précisément, de la violence de guerre nazie sur le front oriental.

Christian Ingrao propose, en quelque sorte, une synthèse de ses travaux (Les Chasseurs noirs, Croire et Détruire, La promesse de l’Est) mais surtout explique sa démarche en tant qu’historien. Démarche novatrice qui renouvelle l’histoire du nazisme et sa compréhension. En effet, il fait partie de cette génération d’historiens qui réfute le débat entre « intentionnalistes » et « fonctionnalistes » sans en nier les apports mais en estimant qu’ils sont insuffisants. De même, lui et sa génération ont été profondément marqués par la guerre en Yougoslavie et par la résurgence de pratiques que l’on souhaitait à jamais disparues. De là, la volonté de faire de la violence, et plus particulièrement de la violence de guerre, un objet d’étude à part entière. De façon plus positive, cette génération a bénéficié de l’ouverture massive des archives en Europe de l’Est donnant à lire et à étudier des centaines de milliers de documents jusqu’alors peu ou pas accessibles.

Pour Christian Ingrao (mais pour d’autres aussi, par exemple Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie) le nazisme possède un système culturel intrinsèque qu’il convient de décortiquer sous peine de passer à côté d’explications essentielles. Cette approche culturelle ne saurait étonner dès lors que l’on se réfère à sa thèse (Les intellectuels dans les services de renseignement de la SS. 1900-1945, sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau et Gerhard Hirschfeld). Ainsi le nazisme n’est plus simplement envisagé en tant qu’idéologie mais comme un véritable système de croyances. Apparaît alors une culture de guerre radicalisée, biologisée et qui s’inscrit dans une histoire longue à laquelle il faut, selon lui, restituer ses univers mnésiques et émotionnels pour comprendre comment s’opère la légitimation de la violence.

L’historien poursuit ensuite par un long développement pour éclairer, à travers ce prisme, les mécanismes de la violence nazie et du Génocide sur le front oriental et montre l’escalade meurtrière à partir de l’invasion de l’URSS et surtout le tournant d’août 1941. En URSS la guerre prend un tout autre aspect. Il ne s’agit plus ici d’une simple guerre de revanche comme cela a pu être le cas en France. Dans l’immensité de ces territoires la guerre prend une autre dimension : c’est la grande guerre de la croisade raciale contre les Juifs, les Slaves, les « Asiatiques » ; de la croisade politique contre le bolchevisme mais aussi la guerre de l’espérance, de la promesse. En d’autres termes une guerre messianique, millénariste : celle de l’avènement, de la construction d’un Reich millénaire par la guerre, la colonisation, la germanisation, le meurtre de masse. La réalisation de la théorie du Blut und Boden dans le Lebensraum. Mais cette guerre est aussi une guerre fortement marquée par l’angoisse, la peur. Et c’est là tout le talent de Christian Ingrao que de nous faire saisir ces « émotions », ces sentiments, ces affects et leur importance. Toute cette charge affective, émotionnelle faite de représentations profondément ancrées puis intellectualisées et que l’on aurait trop tendance, par facilité, à ranger sur l’étagère commode de l’irrationnel se dispensant ainsi d’explication. En URSS les nazis sont en proie à une profonde angoisse biologique, raciale, culturelle et, bien sûr, guerrière. L’URSS est le pays du bolchevisme, du judaïsme, de la faim, de la misère, du massacre, de la violence ritualisée et pour certains groupes ethniques (Biélorusses surtout) de la force, du courage et de toutes les vertus du monde sauvage. Dès lors chaque individu est un ennemi en puissance. Par conséquent il ne s’agit plus simplement de combattre mais d’exterminer. Une indication chiffrée permet de mesurer l’ampleur du phénomène : en Pologne au cours des six premières semaines les Einsatzgruppen exécutent 12 000 personnes. Dans le même laps de temps ils font 50 000 victimes en URSS. A partir d’août 1941 s’opère un tournant majeur : le massacre des femmes et des enfants. Ainsi commence ce que Himmler appelle « l’atroce besogne ». Comment dès lors justifier cette violence inouïe qui dépasse la simple violence de guerre « traditionnelle » ?

Christian Ingrao a méticuleusement étudié la rhétorique déployée par les cadres dirigeants du SD et la décrypte pour nous. Ces intellectuels du SD développent un argumentaire qui a pour but d’obtenir le consentement des troupes au processus génocidaire. Dans un premier temps il s’agit d’un argumentaire sécuritaire et d’une rhétorique défensive justifiant des « représailles » à grande échelle. Mais, rapidement, celle-ci s’avère insuffisante et inopérante si l’on considère le caractère potentiellement dangereux des femmes et des enfants. Afin de réellement comprendre l’adhésion à l’extermination, nous dit l’historien, on ne saurait séparer le Génocide des plans de colonisation et de germanisation (Generalplan Ost) qui portent en eux la nécessité génocidaire. A titre d’exemple, dans le district de Lublin, sous la direction d’Odilo Globocnik (HSSPf), et tout particulièrement dans la région de Zamosc, colonisation et extermination sont totalement imbriquées. Aussi de multiples éléments se conjuguent-ils pour mettre en œuvre la Solution finale. On peut établir une liste, non exhaustive, des raisons principales. Il y a des massacres alimentés par la peur (mesures de « sécurisation » lors d’opérations où l’ennemi a essentiellement la figure du partisan) mais aussi un génocide par angoisse, biologiste, racialiste (la perception de l’ennemi à travers son essence raciale qui génère une croyance anxiogène) qui vise à la survie de la germanité et enfin un génocide par ferveur (« la promesse de l’Est », l’empire millénaire). Dans les trois cas la « nécessité » est un élément fondamental de justification et les intellectuels de la SS ont su se servir de ces diverses facettes pour obtenir le consentement à l’accomplissement de « l’atroce besogne ». Ici les aspects psychologiques de l’analyse sont prépondérants.

Concrètement, sur le terrain, la radicalisation du meurtre se traduit de diverses manières que nous révèle Christian Ingrao. Selon lui, dans le cadre du meurtre de masse, on passe d’une logique de « chasse » qui correspond à la période où les Einsatzgruppen sont encore mobiles à une logique d’ « abattage » lorsque ceux-ci sont sédentarisés avec des fonctions plus administratives dans le cadre du programme de colonisation et de germanisation. Dans la première phase les membres des commandos peuvent être considérés comme des chasseurs traquant un gibier sauvage et, partant, redoutable mais auquel on accorde des « qualités ». Dans la seconde période les Einsatzgruppen mettent en place de véritables procédures techniques « d’abattage ». Entre temps les victimes ont été « domestiquées » (identification, parcage, marquage…) et le meurtre de masse, s’adaptant en quelque sorte à cette évolution, prend une dimension « industrielle ». Cela relève d’une mutation anthropologique majeure. D’après Christian Ingrao le procédé le plus abouti de « domestication » et donc de meurtre rationalisé, industrialisé concerne bien entendu les populations juives mais aussi biélorusses. Pour preuve ces 617 villages biélorusses qui connaissent entre juin 1941 et juin 1944 le sort d’Oradour-sur-Glane (les villageois sont brûlés vifs).

Christian Ingrao termine son exposé en revenant sur les outils dont il se sert dans sa quête de compréhension et d’explication du cas nazi où se mêlent étroitement le politique, l’émotionnel, la violence, le génocide mais également la panique et l’espérance. Au-delà des nombreux outils de l’historien que l’on pourrait qualifier de conventionnels Christian Ingrao utilise l’anthropologie structurale ou encore l’histoire des conflits religieux au cours des Temps Modernes (les travaux de Denis Crouzet notamment) pour construire un système interprétatif permettant d’inscrire dans un temps long la problématique de la violence. On comprend alors que les actes des tueurs, la façon de tuer, la violence ritualisée forment un tout cohérent, socialement et culturellement déterminé, qui empêche de se cacher derrière la prétendue irrationalité bien souvent associée à ces actes. Enfin, dans la même logique, celle d’une anthropologie de la violence et des émotions, Christian Ingrao nous fait part de son intention de mener à bien un projet ambitieux (que l’on peut, pour l’instant, appeler « Projet 1979 » selon ses dires) et qui suppose une interaction de disciplines très variées afin de faire œuvre, comme il le dit lui-même, d’historien du temps présent et de la violence.

Au terme de l’intervention Pierre Rosanvallon reprend la parole pour entamer un échange avec Christian Ingrao après les remerciements d’usage… Leur dialogue concerne bien entendu essentiellement la violence et en particulier la possibilité de catégoriser celle-ci (les utopies meurtrières, les pulsions exterminatrices, la violence démonstrative ou gouvernement par la terreur). Christian Ingrao reconnaît l’utilité de cette classification et, mais de façon moins évidente, sa pertinence. Visiblement un peu surpris de devoir se répéter, ce qui supposerait qu’il n’a pas été tout à fait compris, il insiste lourdement sur le fait que son travail, au-delà des classifications somme toute traditionnelles, cherche à faire surgir les ressorts de la violence. Il en profite alors pour clarifier à nouveau certains points. A la réserve qu’émet Pierre Rosanvallon au sujet de la persistance d’utopies meurtrières, Christian Ingrao oppose l’exemple de Daesh et le théâtre syrien actuel dans lequel il voit un nouveau millénarisme, une nouvelle attente du Royaume. Il souligne la nécessité d’intégrer les émotions et les affects, les passions et les angoisses dans l’analyse historique et ouvre ainsi la porte aux outils de la psychanalyse. En reprenant le cas du nazisme et de son historiographie il réaffirme l’insuffisance des présupposés intentionnalistes ou fonctionnalistes. Les premiers sont submergés par une vision trop « idéologisante » quand les seconds, ayant évacué l’idéologie, sont aveuglés par la rationalité instrumentale. Par ailleurs Christian Ingrao déplore que de nombreux historiens du nazisme aient une vision trop extériorisée des faits. Selon lui cela s’explique précisément parce qu’ils jugent l’idéologie nazie totalement irrationnelle. L’historien invite donc à faire une synthèse de ces deux approches et de leurs impensés. Cela le conduit à en appeler à une histoire sociale des émotions et à faire non pas seulement une histoire des idées mais aussi, et surtout, une histoire capable de déterminer ce que génèrent les idées en termes d’affect. Il s’agit donc d’entrer dans la peau, et surtout dans la tête, des acteurs et/ou victimes de la violence. A la limite, non franchie bien sûr, de la compréhension par la participation. Il reconnaît que ce travail doit encore être approfondi

En résumé, deux heures passionnantes pour lesquelles on ne saurait que trop remercier Christian Ingrao qui, pour défendre son projet face à un Pierre Rosanvallon quelque peu circonspect, s’en tire par une pirouette surprenante laissant supposer une jeunesse « pogotante » tandis que le maître de séance a des réminiscences de flamand rose…Etonnant, mais on le sait, en France tout finit par des chansons…

Jorris Alric