Cette table ronde a été organisée par l’Association des historiens allemands

Nicolas Offenstadt rappelle tout d’abord qu’en Allemagne il y a chaque année un regroupement d’historiens professionnels, l’ Historiker Tag, (qui n’existe pas en France). En revanche, les Rendez- vous de l’histoire de Weimar n’ont pas autant de succès que ceux de Blois. Il présente ensuite les historiens allemands qui participeront à la table ronde :

  • Mareike König est directrice de la bibliothèque et du département XIXe siècle de l’Institut Historique Allemand ;
  • Rita Aldenhoff-Hübinger (Université Viadrina Francfort) est une spécialiste du XIXe siècle ; elle a travaillé sur Max Weber et sur la paysannerie ;
  • Gerd Krumeich (Université de Düsseldorf, IHTP, Historial de Peronne) est spécialiste de Jeanne d’Arc, de la Grande guerre et des faits de guerre ;
  • Thomas Serrier est spécialiste de la période d’après guerre et maître de conférence à l’Institut d’études européennes (Paris VIII).

En introduction de la table ronde, Nicolas Offenstadt souligne que nous avons tous des idées arrêtées sur la question du soutien des intellectuels allemands au patriotisme, à la violence de guerre. Si certains intellectuels ont soutenu le fait guerrier ou le nazisme, pendant la République de Weimar d’autres, pacifistes, se sont courageusement élevés contre le réarmement de l’Allemagne (comme ceux du magasine Weltbühne par ex.). Il pose les questions suivantes : les intellectuels allemands se sont-ils engagés, comment, y-a-t’il des spécificités dans leur engagement, quel est leur rapport à la guerre ?

Mareike König ouvre la discussion avec le cas de la guerre de 1870-71, guerre oubliée dans la mémoire allemande malgré quelques travaux d’historiens. Elle souligne que, contrairement à l’idée reçue d’une opinion publique allemande unanimement en faveur de la guerre, en fait le débat était très hétérogène chez les intellectuels et dans l’opinion publique. Ainsi, les libéraux et les démocrates étaient pour l’unification allemande (enjeu : une quarantaine d’Etats à fédérer). C’est pourquoi ils ont d’abord soutenu la politique de Bismarck avant d’être déçus. Il y avait aussi débat sur une unification contre la France autour de la Prusse. Autre question ne soulevant pas de consensus : fallait-il ou non intégrer l’Autriche à l’Allemagne ?

RIta Aldenhoff-Hübinger souligne que le pacifisme était assez faible en Allemagne après l’unification. Elle pose ensuite la question suivante : qu’est-ce qu’un intellectuel ? C’est un savant, un universitaire, mais c’est aussi quelqu’un qui aime intervenir dans les affaires publiques, politiques, qui s’implique… Le terme nait avec l’affaire Dreyfus. Elle donne deux exemples d’intellectuels allemands correspondant à cette définition: Max Weber et Theodor Mommsen (un antiquisant avec une vision très positive du futur).

Gerd Krumeich rebondit sur cette question. Il est d’accord pour dire que le terme, « intellectuel », nait bien en France avec l’affaire Dreyfus. Un intellectuel c’est « quelqu’un qui s’en mêle ». En Allemagne, un intellectuel c’est autre chose : beaucoup sont des littérateurs, des journalistes. Mais un problème se pose pour les érudits (les experts) : ont-ils le droit, la capacité de se mêler au politique ? Il y a des intellectuels de ce type avant 1914, mais après il n’y en a pas beaucoup. Ainsi, dans les débats des années 1920-1930 sur les responsabilités dans le déclenchement de la guerre, ou lors des débats sur le Diktat, ce sont des journalistes ou des militaires qui se sont impliqués, les grands historiens se sont tus, par exemple Wilhelm Mommsen ou Ritter. Ils n’avaient pas la culture de se mêler au politique, de s’ingérer dans les affaires politiques: « politisieren » est un mot négatif à l’époque. Ces « experts » dans leur domaine scientifique sont donc des gens qui n’avaient pas d’expérience politique !
En octobre 1914, un appel des 93 est signé par des érudits qui l’ont en fait à peine lu : cet appel affirme qu’il n’y a pas eu de brutalité ni d’attaque allemande, l’Allemagne n’a fait que se défendre. En fait, cet appel avait été rédigé par un journaliste et la plupart ont signé par patriotisme (c’est pourquoi ils ne l’ont pas vraiment lu). Très peu ont retiré leur signature par la suite. Clémenceau utilisera plus tard cet appel pour montrer ce qu’il estime être « la bêtise » de ces érudits allemands. La culture allemande a été protégée par le militarisme. Max Weber, qui n’a pas signé, est une sorte d’exception : il commente chaque élément politique dans des lettres, il intervient, mais il est isolé.

Thomas Serrier aborde ensuite la période du nazisme et une intégration d’idées issues du national socialisme dans les travaux historiques parfois difficile à discerner (car ces derniers ont été modifiés après guerre). De nombreux chercheurs intègrent un vocabulaire nazi et l’ordre nazi dans leurs travaux : cf. Otto Brunner sur la seigneurie en Haute Autriche et d’autres médiévistes qui sont devenus de grands historiens après 1945.
L’intellectuel est aussi un expert dans les coulisses : par exemple certains historiens des années 1930 et 1940 ont fourni une contribution et une justification scientifiques au rôle que devrait avoir l’Allemagne à l’Est : c’est l’Ostforschung justifiant l’impérialisme allemand, puis l’aryanisation à l’Est, qui ne furent remis en cause qu’au congrès de Francfort en 1998. Il faudra donc attendre longtemps avant d’avoir un regard critique des intellectuels allemands sur cette période.
Après 1945 il y a certes chez les intellectuels un discrédit de la tradition de « ne pas ouvrir sa bouche » mais aussi une difficulté des jeunes historiens et érudits à se positionner par rapport à la génération précédente. La génération des historiens du IIIe Reich est en effet restée essentielle après guerre dans l’historiographie (elle est par exemple au cœur de l’histoire sociale des années 1960-1970). De plus, il ne faut pas oublier la tradition, qui persiste, de se taire. Rares sont ceux qui, comme Günter Grass – qui cite Zola comme exemple – proposent « d´ouvrir sa gueule » face à cette culture du silence des érudits.

Il y a une grande disparité dans les interventions des intellectuels après 1945, liée à des situations personnelles différentes.
Beaucoup sont restés en Allemagne, et ont continué à travailler après la guerre sans être inquiétés pour leur passivité ou leur engagement vis à vis du nazisme. Cf. Heidegger
La violence de l’expérience de l’exil des antifascistes et des juifs, pouvant être considérée comme une extension de la vie intellectuelle allemande avec ou non des parcours dramatiques, pose la question de comment s’opère le retour ? Cf. Arendt
Sans oublier la coupure de l’Allemagne en deux en 1949.

Quelle est la place des intellectuels au cœur de la cité en RDA ?
Après la division de l’Allemagne entre RFA et RDA on a des intellectuels partout. Mais là, nous parlons d’intellectuels érudits. En RDA les intellectuels jouent un rôle sous contrainte et ont rarement été critiques. Fritz Klein par exemple est un historien qui a subi des pressions importantes en RDA : le bureau politique des historiens a exigé que son mémoire sur la Grande guerre soit arrêté en octobre 1917 ! Il a fait de la résistance en continuant son travail au-delà de cette date. Wolf Biermann, le chanteur, longtemps caution critique du régime, a finalement dû s’exiler en RFA.
Finalement, peu ont résisté mais le pouvaient-ils ou le voulaient-ils ?

Quel rôle d’expertise ont joué les intellectuels ? Quelle est par exemple l’expertise de Günter Grass ? Quelle est la raison « de s’en mêler » ?
Rita Aldenhoff-Hübinger souligne qu’il faut distinguer l’intellectuel de l’intellectuel expert.

Thomas Serrier, lui, rappelle que Zola impose la figure de l’intellectuel écrivain, pas de l’expert scientifique. Zola n’est pas un expert, c’est un écrivain qui « met sur le tapis » la question de l’implication de l’intellectuel. La première implication d’un intellectuel est donc celle d’un écrivain (Günter Grass aime le rappeler).
On pourrait citer Habermas, un expert, philosophe, qui lance en 1985-1987 la controverse des historiens sur la responsabilité de l’Allemagne des années 1930 et sur la similarité entre le bolchévisme et le nazisme contre l’historien Nolte (Historikerstreit).

Gerd Krumeich note que des intellectuels experts sont venus relayer Zola en montrant que la preuve fournie par Henry est un faux, avec les moyens de l’érudition. Sinon, jamais l’Affaire n’aurait éclaté dans le climat d’hystérie antisémite de l’époque, elle serait resté un simple incident !

Mareike König présente ensuite Theodor Fontane comme exemple au XIXe, alors qu’il n’existe pas d’intellectuel allemand, au sens que Zola lui donne, à la hauteur de Max Weber ou de Günter Grass.
Romancier, écrivain, et d’abord journaliste de guerre, couvrant en 1864 la Guerre des Duchés au Danemark.
Devenu un journaliste célèbre, son éditeur berlinois lui commande un livre sur la guerre contre la France. Fait prisonnier par un franc-tireur à Orléans, il est emprisonné à Oléron, où il se lie avec plusieurs Français (il vient d’une famille d’origine huguenote et parle français). Ce qu’il écrit de son expérience française le rendra trop francophile aux yeux de nombreux compatriotes. Rapidement libéré grâce à Bismarck, il visite ensuite l’Alsace-Lorraine, et est critique envers l’administration allemande mais soutient aussi l’idée que l’Allemagne a été agressée. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres Allemands, la cause de la guerre est bonne. Puisque l’unification de l’Allemagne « par le bas » (négociée) a été ratée, il faut faire une unification « par le haut » portée par les militaires. Un véritable culte des militaires s’est en effet développé en Allemagne à cette époque, ce qui pose problème.
Ses ouvrages sur la guerre, trop modérés vis-à-vis des Français, ont peu de succès ce qui le poussera à devenir le grand romancier que l’on connait (Effi Briest).

Après 1871, plus aucune voix ne critique l’armée allemande et le militarisme qui acquièrent l’aura de ceux qui ont pu réaliser en pratique le rêve impérial. Les victoires sur l’Autriche et la France sanctifient la supériorité de la science et de la pensée allemande. Les savants français font le voyage en Allemagne pour comprendre la défaite et étudier la science germanique triomphante (Lavisse, Monod). Marc Bloch fera ses études à Leipzig avant la guerre de 1914-1918. Les 3/4 des abonnements à des revues des grandes bibliothèques françaises sont pour des revues allemandes. La réciprocité est vraie, mais ce transfert s’arrête en 1914.

RIta Aldenhoff-Hübinger développe ensuite l’exemple de Max Weber, un modèle de grand intellectuel allemand.
Avant la guerre, Max Weber était très nationaliste et partisan d’un impérialisme libéral inspiré du modèle britannique : un Reichstag plus fort que dans la Constitution autoritaire et conservatrice du Reich, avec une bourgeoisie plus forte en coopération avec les grands propriétaires terriens (qui dominent) mais aussi avec le SPD.
La lutte est toujours une catégorie pivot de sa pensée, même dans la famille, d’où sa sociologie de la domination (Herrschaftsoziologie). Pour lui la guerre est une forme spéciale, héroïque de la lutte car les masses prennent ainsi conscience du national, ce qui renforce l’unité de la Nation. Mais la forme d’impérialisme que prône Weber était trop révolutionnaire pour les vieilles élites allemandes conservatrices.
Il est d’abord pour une constitution du Reich avec un parlement fort (contrebalançant le pouvoir de l’Empereur), puis, au début de la République de Weimar, pour une Constitution présidentielle avec un Président fort : Carl Schmitt, célèbre constitutionnaliste très influent sous le IIIe Reich, s’y réfèrera pour justifier la prise de pouvoir des Nazis.

Gerd Krumeich rappelle que l’impérialisme est une force modernisatrice pour Weber dans la mesure où elle fait évoluer le système réactionnaire de l’Allemagne fondé sur les « Junkers » (système quasi féodal) en favorisant la montée de la bourgeoisie. De plus c’est une nécessité pour le salut de l’Allemagne entourée par des puissances hostiles, d’où la guerre défensive pour se libérer et sauvegarder l’essor allemand. Il faut non seulement défendre le sol sacré de la patrie et ses frontières mais aussi préserver l’avenir de l’Allemagne menacée par ses voisins jaloux (qui veulent son abaissement): cette guerre sera donc défensive et juste. Weber ne croit pas à une paix durable mais même s’il soutient la guerre il n’en critique pas moins les disfonctionnements de la diplomatie, de l’administration intérieure et aussi de l’état-major. Pourtant il écrit en mars 1918 que les autorités ont prévu 1 million de morts pour la grande offensive et croit à la propagande de l’état-major: lucidité et nationalisme sont profondément liés chez lui.
Rita Aldenhoff-Hübinger précise toutefois qu’il n’est pas annexionniste et s’oppose dans ses écrits à des annexions programmées (Belgique, Pologne, en cas de victoire).
Nicolas Offenstadt fait remarquer que les Allemands sont aussi persuadés que les Français de mener une guerre vitale et défensive en 1914-1918.

Pour illustrer les intellectuels allemands de l’après-guerre, Thomas Serrier présente dans un dernier temps l’exemple de Günter Grass. Il commence sa carrière comme poète dans les années 1950, puis va être un personnage important pendant 60 ans d’histoire littéraire et politique allemande. Il écrit en 1958 Le Tambour et reçoit le prix Nobel de littérature en 1999. Il est un bon exemple de la difficulté de définir l’intellectuel (expert, écrivain, intellectuel engagé ?). Günter Grass est en effet un autodidacte et pas un expert. Fils d’épicier né en 1927 à Danzig, un territoire enlevé à l’Allemagne en 1919 contre la volonté de ses habitants et placé sous la protection de la SDN (idée d’une « patrie perdue »), il fait peu d’études. Il fait un passage rapide à 17 ans 1/2 dans la Waffen SS. Il retrouve sa famille après bien des péripéties à Dusseldorf en 1945 et a une formation d’autodidacte.

  • En 1958, après la publication du Tambour, jugé comme un livre de provocation absolue (comme un « brulot anarchiste » par certain), il choisit finalement « la politique des petits pas » et s’assagit politiquement en soutenant le SPD de Willy Brandt, tout en assumant son rôle d’intellectuel engagé :
  • En 1961, à l’occasion de la construction du Mur, il envoie avec d’autres une lettre ouverte aux écrivains est-allemands (Lettre à Anna Seghers) : comment se fait-il que vous vous taisiez face à ce tournant anti-démocratique ?
  • En 1967-69 : il reproche à la jeune génération anti-impérialiste son embrigadement derrière une « angelese Revoluzion » (révolution formatée) qui la fait adhérer à des slogans « tous faits » qui abêtissent (comme lui lorsqu’il était jeune). En dénonçant cela il fait le choix d’être un intellectuel isolé.
  • En 1971 : Willy Brandt, qui va s’agenouiller devant le site du ghetto de Varsovie, s´est fait accompagner par des intellectuels pendant son voyage en Pologne. Au-delà de leur notoriété, il a choisi G.Grass et S.Lenz parce qu’ils étaient tous 2 nés dans les territoires perdus (Danzig et la Silésie).
  • En 1989 : dans Toute une Histoire, Günter Grass revient sur l’histoire de l’Allemagne, sur Fontane, pour finir par s’inquiéter d’un nouvel impérialisme économique de l’Allemagne réunifiée.
  • En 2006 : dans Pelures d’oignon, il révèle avoir été dans la SS, un passé qui passe mal avec le combat démocratique et anti-nazi qui fut celui de toute sa vie…On s’interroge surtout sur le temps qu’il a mis avant d’avouer ce passé.

Au total, une conférence d’1h30 qui n’a pu épuiser le sujet et dans laquelle manquait un spécialiste du nazisme (mais il y avait déjà beaucoup d’intervenants) ; en témoignent les quelques questions posées par le public :

QUESTIONS DU PUBLIC :

– Comment définir l’impérialisme ?
Selon Gerd Krumeich, tous pensent que l’impérialisme est perçu comme une nécessité dans les années 1900. En effet, la révolution darwinienne domine à l’époque (il faut s’étendre ou disparaître). Dans ce contexte, le développement de la Nation exigeait une évolution darwinienne scientifique vers l’expansion… S’ajoute à cela la conviction largement partagée tant en Allemagne qu’au Royaume-Uni que la France est une nation en perdition. Pourquoi donc ne pas s’étendre au détriment de ce pays (par exemple en Afrique) ? Démographiquement et économiquement l’Allemagne est supérieure après tout.

Weber a développé la théorie du chef charismatique mais Weber est mort en 1920. Il était très aristocrate, ne voyait pas dans la populace une force majeure. Il n’était pas démocrate mais monarchiste constitutionnel avec un Parlement pouvant élire un chef révocable. Puis vient la nouvelle génération dont Schmitt, qui voit les divisions allemandes de Weimar et cherche à remette un ordre dans tout cela. Schmitt, dont Jünger a été secrétaire, est un intellectuel expert endroit constitutionnel et un juriste. Dans une République de Weimar en pleine déchéance, il demande quelque chose de nouveau et fait le choix désolant du soutien à Hitler.

– Et Karl Marx ? …

Weber a lu Marx, il le recommande même à une jeune étudiante qui lui demande des conseils de lecture pour devenir une bonne économiste et sociologue.
Les intellectuels allemands de l’après guerre (1945) se reconstruiront sur deux refus : le refus de l’interprétation selon laquelle le totalitarisme aurait ses sources dans le capitalisme (interprétation communiste), mais aussi le refus de l’impérialisme américain et le rappel incessant de l’impérialisme soviétique dans les débats sur la démocratisation de l’Allemagne.

– Et les intellectuels juifs et antifascistes partis en exil ? Freud, Reich, Mann, Hesse.