Le concept d’anthropocène suppose que la Terre et l’humanité vivent au sein d’une nouvelle ère géologique façonnée par l’être humain. Bien qu’il n’y ait pas de consensus savant sur sa datation, son contenu ou sa pertinence, il peut servir de levier à une réflexion sur l’interface nature- société.

MODÉRATION : Florent GEORGESCO, journaliste au Monde des Livres

INTERVENANTS : Michel LUSSAULT, géographe, professeur à l’ENS Lyon, Philippe PELLETIER, géographe, enseignant-chercheur à l’Université Lumière-Lyon II

 

Cette table ronde, carte blanche à CNRS Éditions est l’occasion de présenter le Dictionnaire critique de l’anthropocène, Collectif Cynorhodon.

 

Définition de l’anthropocène

Michel LUSSAULT revient sur le mot « anthropocène », mot mystérieux apparu au début des années 2000 (Paul J. Crutzen) qui vient des sciences dures, à partir d’une recherche sur la chimie de l’air et des sciences du système terre qui a pu se développer depuis les années 1960 et les premières observations depuis l’espace. Les activités humaines jouent un rôle dans le forçage du système en changeant des tendances des éléments de ce système.

L’anthropocène se définit comme un « âge géologique » post holocène (âge interglaciaire depuis environ 10.000 ans). IL se caractérise par l’empreinte généralisée et irréversible des êtres humains et de leurs activités sur la terre. L’homme intervient sur tout le système bio-physique et à toutes les échelles (dérèglement climatique, crise de la biodiversité, modification des sols).

Le mot est lancé en 2000/2001, il nourrit les débats scientifiques, propose de nouvelles problématiques, induit des changements de paradigmes.

Le Dictionnaire

Philippe PELLETIER explique la démarche du collectif Cynorhodon pour élaborer le dictionnaire. Cynorhodon, petit fruit de de l’églantier est aussi appelé « gratte-cul », car il fournit du poil à gratter. Les auteurs nombreux se veulent des poils à gratter de la pensée simple. C’est un dictionnaire pluridisciplinaire qui permet aux géographes, un peu oubliés dans les débats (changement climatique…) peuvent reprendre une place dans la réflexion sur l’interface nature/société qui est le fondement de la géographie. Philippe PELLETIER fait référence à Reclus (citation : « Le savant du jour n’est que l’ignorant du lendemain. »).

Il y a de réelles interrogations sur les concepts : dérèglement climatique ou évolution ?, c’est un problème de norme.

Le dictionnaire est une réflexion tous azimuts, des outils, un levier pour la pensée notamment la question de la temporalité : ça commence quand ?

Une problématique

Michel LUSSAULT parle d’approche problématisante, la science c’est la dispute, pluraliste.

C’est aussi une préoccupation de l’avenir de l’organisation du monde. Michel LUSSAULT évoque les injustices environnementales qui sont injustes socialement. Selon lui, il faut restaurer de l’épaisseur, de la divergence pour que l’anthropocène ne devienne pas un dogme, pour réfléchir sur comment on peut organiser l’espace. Il évoque enfin le dernier ouvrage de François Hartog : Chronos1, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », oct. 2020.

Il faut réinterroger les espaces/temps de la terre, l’anthropisation sur une terre qui a existée avant et peut exister après l’homme.

Echelles et temporalité

Philippe PELLETIER : s’empare de la question, de la déclinaison des échelles. C’est fondamental car cela introduit la notion de relativité, de relation et les différents rapports entre global et local.

Quand, pourquoi et comment l’idée de mondialisation s’est elle imposée ?

Il développe l’idée d’une géographie mosaïque. Le monde est un commun mais la prise de conscience n’est pas nécessairement là. La mondialisation est un récit américain. L’ONU est une représentation du monde.

Aspect démographique : peut-on parler de population mondiale ? (Sauvy, 1949)2 Abstraction ou réalité, la question de surpeuplement est une question d’échelle.

Oecoumene

Michel LUSSAULT : Oikos, le foyer, ce qui soutient la vie humaine. Cela a donné les mots écologie, économie. L’écologie est le discours sur l’oikos alors que l’économie a oublié la vie pour la dimension monétaire. L’homme est un élément de l’écosystème. On a besoin des éléments non-humains pour organiser notre espace de vie. C’est une relation réciproque homme/milieu. La force de l’idée d’Oecoumene réside dans le fait que la relation n’est pas seulement fonctionnelle contrairement au mode extractif du monde actuel. Donc il y a nécessité de réfléchir aux interdépendances, par exemple le réflexion sur le bien-être animal (voir les apports de Bruno Latour3).

Philippe PELLETIER : pour lui, il s’agit de se réapproprier aussi la mémoire de nos savoirs : exemples : les bestiaires, la notion d’économie du pillage , Ratzel et l’éloge du nomade, Jean Brunhes (géographie des nécessités vitales).

La question a déjà été posée en fait même si le terme d’anthropocène est récent.

Michel LUSSAULT revient sur le travail sur l’urbanisation généralisée du monde et ses effets sur le système physique. Il évoque rapidement la pandémie actuelle et la vulnérabilité des implantations humaines. Il fait référence à Jean-Baptiste Fressoz 4, à Pierre Charbonnier5.

Cette interrogation sur les dérèglements de la terre se retrouve dans des corpus anciens, elle n’est pas nouvelle dans toutes les disciplines y compris les paléontologues. L’hypothèse « early anthropocène » fait remonter la capacité d’avoir un impact sur le système terre au néolithique. Les déboisements et l’agriculture restent au XXIe siècle un vecteur de l’évolution actuelle depuis 1950. Pour Michel LUSSAULT, il y a accélération depuis cette date.

Machine à penser

L’anthropocène est une « machine à penser », ni une conclusion, ni une solution

Philippe PELLETIER fait remarquer qu’il faut être prudent quand on recherche depuis quand le CO2 a augmenté, la démarche lui, paraît un peu artificielle. Il rappelle qu’un écosystème, pour les écologues, n’a pas d’espace.

Michel LUSSAULT ajoute que la géographie est la seule science à penser l’espace. Il fait la démonstration à partir du smartphone : lithium du désert d’Atacama met en action des eaux fossiles et son exploitation au Chili a des conséquences écologiques et sociales. Quand j’utilise mon smartphone je suis en relation avec le Chili, la Chine … le temps long (eaux fossiles) comme le temps court. Quand on suit cet objet on, voit la complexité de synchroniser des temps et des espaces divers. Reconnaître ces interdépendances est indispensable si on veut faire de la politique anthropocène.

Questions

Effondrement :

Le concept renvoie à l’apocalypse, c’est un concept chrétien.

Pour Philippe PELLETIER c’est une erreur de penser en ressources non renouvelables. Est-ce que l’Oecoumene est fini ? Il pense, personnellement, que les sociétés sont faussement laïcisées (essayer de remplacer le mot Nature, par Dieu). L’écologisme est assez protestant, discours sur la fin du monde est un phénomène occidental, inconnu en Asie par exemple.

Michel LUSSAULT : se méfier de l’idée de nature (référence à Descola6), avec un grand N. La collapsologie est le refus de la complexité. Voir la pandémie actuelle : que dit-elle de nous ?

L’anthropocène est un concept qui peut aider à inventer d’autres possibles. L’avenir n’est pas écrit. L’interdépendance est un objet de penser mais aussi de délibérations politiques. C’est peut-être le moment de réfléchir ensemble sur notre avenir commun. La pandémie est un fait anthropocène total7.

Question sur les mots alternatifs :

Capitalocène, plantastocène … il y a plus de 70 mots alternatifs. Anthropocène est plus large, moins idéologique et donc plus fructueux.

Question sur la gouvernance :

Articulation global, local, politiques, exemple de la commission baleinière, sommet de Rio

Pour Philippe PELLETIER la clé réside dans la réappropriation du local. Exemple : travail avec des élèves sur comment on mesure la pluie, le vent pour que les élèves se réapproprient le milieu local.

Michel LUSSAULT : l’anthropocène pousse à réfléchir à la bonne échelle du politique mais aussi de la science. Le GIEC est bon sur le global mais pas sur les prévisions locales. L’échelle politique qui souffre le plus ce sont les États-nations. Ils ne savent pas quoi faire par exemple sur la neutralité carbone à l’échelle de l’État alors que la conséquence globale échappe au politique.

Sur l’échelle des grands États comme la Chine qui annonce la neutralité carbone. Référence est faite à Frédéric Keck : Les Sentinelles des pandémiesChasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, publié aux Éditions Zones sensibles, en 2020.

La science n’est pas neutre mais doit être honnête et éthique.

Michel LUSSAULT conclue sur la nécessité de l’engagement dans le débat public.

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1  Voir l’article de Roger Chartier dans Le Monde des Livres : « Chronos », de François Hartog : passé, présent et futur du temps

2  En référence à l’article d’Alfred Sauvy : Le faux problème » de la population mondiale. In: Population, 4ᵉ année, n°3, 1949. pp. 447-462.

3  Voir son entretien dans Le Monde en 2019 : Bruno Latour : « L’apocalypse, c’est enthousiasmant »

4  L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique (Seuil, 2012) et le co-auteur, avec Christophe Bonneuil, de L’Événement Anthropocène (Seuil, 2013). Voir l’article du Monde : Remettre l’histoire au cœur de la crise environnementale Entretien. Pour les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, nous ne sommes pas entrés dans l’ère « anthropocène » par inadvertance.

5  Pierre charbonnier, Abondance et liberté, Une histoire environnementale des idées politiques, La découverte, 2019

6  Voir un entretien de Philippe Descola : « le concept de nature est une invention de l’Occident ». Il occupe la chaire chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France

7  Voir Milchel Lussault, Chronique de géo’virale, Coédition École urbaine de Lyon et Éditions deux-cent-cinq, 2020, sa conférence au FIG,