Le colloque organisé par l’association des auditeurs Dauphiné-Savoie de l’IHEDN se termine par la grande conférence du général de corps d’armée (2s) Jean-Paul Perruche : « Défense et sécurité, peut-on faire parler la France et l’UE d’une même voix ? »

Le Général de corps d’armée (2s) Jean-Paul Perruche est ancien Directeur Général de l’Etat-major de l’Union Européenne, Consultant- chercheur en stratégies de sécurité et défense, expert défense qualifié auprès du Parlement Européen, Président d’honneur d’EuroDéfense-France et Membre du comité scientifique de la Fondation Schuman.

Rosène Charpine, présidente de l’association des auditeurs Dauphiné-Savoie de l’IHEDN : Que penser de l’incompréhension des Français dans l’UE ? 

JPP : le titre proposé implique une réponse complexe. D’abord la difficulté de langage. Je proposerai 3 axes : 

1- Etat des lieux

2 – Insuffisance et remèdes

3- Le développement de la France dans cette perspective européenne.

Etat des lieux

La sécurité, la défense, des responsabilités régaliennes

De même qu’ils exercent la violence légitime, les Etats sont tenus de protéger leurs citoyens que ce soient des menaces intérieures comme extérieures. Ces droits sont officiellement inscrits dans les constitutions.

Le livre blanc de la Défense et de la sécurité nationale de 2013 a été réactualiséConduite par un comité de 18 experts et présidé par le député européen Arnaud DANJEAN (LR), lui-même spécialiste des questions de défense, la Revue stratégique a été élaborée dans un temps assez court. Au terme de 140 auditions et de 4 voyages à l’étranger, il s’agissait de répondre aux exigences d’un nouveau Livre blanc sans y consacrer une mobilisation en temps aussi lourde et pour cause : le dernier Livre Blanc de la Défense et de la Sécurité nationale n’ayant été rédigé que quatre années auparavant. en 2017 après l’élection à la présidence d’Emmanuel Macron et publiée en tant que « Revue stratégique de Défense et de Sécurité nationale 2017 »

Pourquoi alors parler de défense européenne ?

Après 45, l’Europe est en ruine et en incapacité de se défendre. Les Etats-Unis et l’URSS en profitent pour étendre leurs zones respectives d’influence jusqu’à la confrontation. C’est pour cela que traité de Washington de 1949 a autorisé les GIs à être sur le sol européen. 

Ce qui change pour les 3 niveaux 

Les Etats, l’Otan, la défense européenne. L’UE a un rôle mineur et l’Otan est en question. Mais quand les Français parlent d’ « Europe de la défense », ils ont longtemps été les seuls. 

Car les menaces sont là

Contestation de la domination et des normes occidentales par les puissances émergentes, élargissement des conflictualités au cyberespace, déstabilisations intérieures liées aux hackers et au terrorisme. 

Si l’on prend ce qui est considéré comme la menace principale, le terrorisme islamique, c’est le fait des Etats mais aussi de l’UE et de l’Otan. Les interactions sont évidentes, mais sans qu’il y ait une répartition claire des tâches de chacun. 

Le continuum sécurité / défense, les phénomènes migratoires concernent également les trois niveaux. 

Une prise de conscience commune globale

Les pays européens ont commencé à relever leurs budgets en prévision des 2% en 2024. Mais cela ne sera pas suffisant pour une défense autonome. 

La fin de la Guerre froide déplace le pivot vers l’IndoPacifique (malgré l’agressivité russe). L’OTAN pourrait se désengager du théâtre européen. Nicole Gnesotto, ancienne directrice de l’institut européen de sécurité nous met en garde : la défense européenne, ce ne peut être qu’une coopération de défense. 

Résoudre 4 difficultés principales 

  • Harmoniser les réponses les Etats qui divergent sur la nature et la priorité des réponses à donner (Barkhane, migrations). Le fonds du problème, c’est l’intersection des cercles d’intérêt de chaque pays, soit une sorte de plus petit dénominateur commun réduisant l’intérêt commun à la portion congrue. 
  • Convaincre les opinions publiques, réticentes à payer pour une défense européenne et envisagée comme relative selon la position géographique des pays-membres. Selon le Pew research Center (PrC), 50% des Européens seraient opposés à une intervention militaire en cas d’agression. 
  • Clarifier l’ambivalence américaine, qui réclame de l’argent pour l’OTAN, mais refuse l’autonomie européenne. Le besoin d’une Europe forte face à la Chine devrait pourtant émerger. 
  • Unir ses forces pour agir ensemble. La préservation des intérêts nationaux l’emporte toujours sur l’intérêt collectif (30 systèmes d’armes US, 130 en UE) 200 MM $ UE / 700 MM $ US. Avec le tiers, l’UE serait plus respectée. 

Les perspectives françaises

la souveraineté des Etats, un obstacle ?

Dans le monde globalisé du XXIe siècle, tous les domaines de la puissance sont concernés, face à un monde dangereux dirigé par des Etats-continents. Conscients, les Européens se sont engagés dans un processus d’intégration inédit depuis les années 50. Mais le processus grippe au niveau souveraineté, le nationalisme restant un fondement culturel indépassable en Europe. 

Souvenons-nous que de 1991 à 95 les Etats-Unis avaient refusé d’intervenir dans les Balkans, malgré l’impuissance des Casques bleus onusiens. 

Alors, St Malo entre frs et britanniques.

Mais aucune chaîne de commandement induite, avec QG. Seul un Etat Major à Bruxelles, conseil de M. Borrell président de la Pesc et vic président de la commission. Si intervention elle dépend des pays. Pas de réactivité.

Le corps européen de 60 000 hommes n’a jamais eu lieu. On peut se poser la question de savoir si la décision de création de ces « battle groups » n’était pas un écran de fumée.

La France, une position paradoxale

Comme la France est le pays le moins dépendant militairement du parapluie militaire de l’OTAN avec sa dissuasion nucléaire et sa 1ère armée européenne, il lui revient d’être moteur. Mais à condition d’être suivie. La seule voie est de penser, organiser la défense au niveau européen.

Le livre blanc européen, une nécessité

D’où un livre blanc européen qui échaperait au syndrôme de l’intersection décrit plus haut. Qui fournirait un cadre de référence ouvrant la voie à des intégrations à géométrie variable. C’est le sens de la boussole stratégique. Or celle-ci passe par l’adhésion populaire et à commencer par celle de la française. 

L’impossibilité de partager l’arme nucléaire

La France ne peut pas non plus partager sa dissuasion nucléaire. Comment prendre une décision collégiale ? Sans chaine de commandement, toute intervention ne peut être que celle d’une coalition, dont on connait les limites. Il faudra donc qu’une nation-cadre conduise l’opération. Ce ne fut pas le cas au Liban en 2006  or 80% des crédits alloués venaient de l’UE…

Le président Macron avait lancé « l’Initiative pour l’Europe »  en 2017, faute d’une harmonisation commune. On pourrait dans le genre de Frontex avoir une force dans des contextes peu risqués (catastrophes, évacuation de ressortissants, etc.) sans risquer la vie des hommes. Projet déjà suggéré par Michel Barnier en 2006 et rejeté par les Britanniques…

Conclusion : 

La France a légitiment un rôle à jouer. Mais sa puissance très inférieure aux grands Etats la conduit à rechercher l’approbation des Européens. S’il y a respect mutuel la clarification des rôles entre les 3 entités (Etats, UE, OTAN) est possible. Cela passe également par une adhésion populaire. 

Le général Jean-Paul Perruche tient également à remercier Nicolas Gros-Veyehde pour son travail de blog remarquable à Bruxelles. 

Questions du public : 

Q1 : La ministre de la défense a dit devant les étudiants de Sc Po : « soit l’Europe fait face, soit l’Europe s’efface ». Qu’en pensez-vous ?

JPP : même à 4% du pib on n’y arriverait pas. Le maximum mobilisable actuel c’est une division soit 3 brigades en cas de confit de haute intensité. Ceci posé, notre déclin est relatif car les autres progressent plus vite. L’UE doit aller de l’avant dans la cohésion, sinon un paysage fragmenté avec des influences russes et chinoises nous attend en Europe. Devenir des dominos serait pire que s’effacer. 

Q2 : La France ne peut-elle pas être le leader ?

JPP : Attention à ne pas créer des hostilités. D’abord une base franco-allemande mais qui doit intégrer les autres. Sinon fragmentation. D’accord pour utiliser l’article 44 des traités, mais au nom de l’UE. 

Q3 : Avec les Allemands, qu’est ce qui est vraiment possible ?

JPP : D’où l’intérêt d’un livre blanc européen, même si les autres sont réticents. Les Allemands reviennent de loin. C’est en Somalie, en 1992 qu’ils font leur 1ère intervention extérieure, sans armes. Depuis, il y a eu l’Afghanistan et le Sahel. l’Allemagne évolue. 

Q3 : Faut-il un réarmement moral nécessaire de l’Europe ? A quoi est due la baisse du budget français ? 

JPP : Eurobarometer montre le 1er mouvement des Européens vers une défense commune. La France n’a pas suffisamment investi mais il ya a des facteurs incontournables comme la démographie (Inde, Brésil…) on est bientôt 5% de la population mondiale. Déclin inexorable si on ne s’unit pas. 

NVG : les gouvernements européens sont fragiles ! Il ya un changement de dirigeants dans l’UE environ tous les 3 mois. Souvent, ce sont des coalitions, aux vues contradictoires sur nos questions. Avec son système de gouvernement stable et top down, la France est dans une situation particulière et unique. 

Juncker a bien essayé avec Frontex financé par le budget communautaire. Ça a marché. Le budget communautaire défense n’est plus tabou. 

Q4 : Garder notre leadership sans réussir à engager une dynamique commune ? 

JPP : Ce qui efficace, c’est le communautaire ; ce qui est bloquant c’est l’intergouvernemental. Ne jamais oublier que c’est le Conseil européen des chefs d’Etat et chefs de gouvernement qui donne le là. Même si on met ensuite la responsabilité sur Bruxelles et la Commission quand on rentre devant ses électeurs… l’action communautaire permet de montrer avec des mesures pratiques ce qu’on gagne en efficacité : ainsi la BCE lors de la crise de 2008. Pourquoi pas demain l’harmonisation fiscale ?

Q5 : Ne pourrait-on pas abandonner la dissuasion nucléaire et profiter de la manne financière pour atteindre nos objectifs budgétaires ? 

JPP : Mais cette dissuasion a justement fonctionné ! Les Etats nucléaires ne se feront jamais la guerre sur leur territoire où sont les intérêts vitaux. Les guerres sont là où les pays sont faibles. Les Russes préfèrent manœuvrer les opinions publiques baltes plutôt qu’envoyer les chars. Par ailleurs, je doute que dans ce cas les politiques transfèrent l’argent au conventionnel…

Q6 : Bruxelles, une bureaucratie plutôt que les politiques ? 

JPP : Paris a plus de fonctionnaires que Bruxelles. La Commission fonctionne avec tous les Etats, or on dénie à la Commission le droit de faire de la politique. Alors, ne soyons pas surpris qu’elle ne s’occupe que d’économie…

Q7 :  Trop de divergences entre pays membres, par exemple l’Italie, sur les opérations comme Barkhane ? 

JPP : Même s’il y a des divergences sur la stratégie, les pays soutiennent la France au Sahel, trop contents que nous fassions le boulot…

NGV : Donc, si les avions de nos partenaires européens arrêtent leurs expéditions de soutien au Sahel ? Eh bien, l’opération s’arrête !  

La présidente de l’association des auditeurs Dauphiné-Savoie de l’IHEDN, Rosène Charpine, clôt le festival sous les applaudissement d’un public conquis.

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